Les affaires reprennent (Harald)

3ème jour de la 7ème ennéade de Bàrkios – 2ème mois de printemps.
18ème année du XIème cycle.
Nouvelle loge des Main-Ferme, Kirgan.

Debout près du chantier, j’observais les sculpteurs qui œuvraient à la création du monument dédié à mon clan. Chaque jour, je passais quelques minutes à les regarder tailler la roche, affiner les détails, graver les noms des défunts. Il prenait forme petit à petit, et honorerait comme il se devait ceux qui étaient tombés pour la couronne. Je me faisais tout petit près d’eux, et mes pensées vagabondaient souvent vers cette bataille qui avait coûté tant de vies. Je revoyais ces engeances puantes nous poursuivre et tenter de nous mordre, de nous griffer, et pire encore. Je ressentais la peur qui nous avait tous pris, mais aussi l’espoir lorsque Dwarthal avait mené la charge. Mais surtout, je me souvenais du sentiment d’impuissance et de torpeur qui m’avait épris lorsque le mage m’avait ensorcelé.

Et puis, enfin, je rentrai dans la nouvelle loge de mon clan. Elle arborait nos couleurs, et la vie prenait son cours ici. Quel travail avions-nous fait, ces quelques derniers jours. La moitié des mineurs de mon clan s’était installée à Kirgan, tandis que les autres étaient restés en Haute-Virnée, surveillant l’Étreinte et rebouchant les dernières mines. Il avait été décidé que le clan serait scindé en deux, mais garderait le même nom. La loge principale serait celle en Haute-Virnée, et là-bas siègeraient nos anciens et nos enfants. À Kirgan, nous enverrions la plus grande partie des mineurs qui auraient la lourde tâche d’enrichir le clan en cherchant la qualité plutôt que la quantité.

Il faut dire que les mines de la capitale ne manquaient pas de main d’œuvre. Beaucoup d’autres clans de mineurs venaient chercher nos conseils, et en quelques jours, quelques filons commençaient déjà à être extraits grâce à nos conseils. Il était prévu que nous touchions un pourcentage de ce qui serait miné par d’autres clans. Nous gardions les meilleures informations pour nous-mêmes, évidemment, et envoyions nos propres mineurs dans les galeries les plus riches en qualité. Ainsi, en une dizaine de jours, nous avions déjà une quinzaine de contrats rédigés et signés, et les Main-Ferme avaient fort à faire. Moi compris.

Le mois avançait vite, toutefois. Il était prévu que je voyage à Thanor avant le mois prochain pour demander à Thordril un service très particulier. Je voulais aussi m’entretenir sérieusement avec Glumtol et enrichir nos routes commerciales. Mais cela devrait probablement attendre, beaucoup de choses requéraient mon attention, ici.

Mes deux enfants étaient également restés à Kirgan. Breet, ma fille, s’intéressait à beaucoup de choses et avait développé un nez très fin, non seulement pour le minerai, mais également pour les nains. Elle savait déceler la vérité du mensonge aisément, et beaucoup peinaient à lui répondre sans perdre la face. Son tempérament lui permettait de forger des liens forts avec d’autres nains bien plus vieux et sages qu’elle, et elle inspirait le respect. Jnordil, l’un des Dawis qui m’avaient accompagné chercher le mogarium, lui enseignait ce qu’il savait, et elle dévorait son savoir. Quant à mon fils, c’était une toute autre histoire. Il passait le plus clair de son temps à la caserne et avait perdu tout intérêt pour le métier de mineur. Il avait goûté au combat, et ne cherchait qu’à y retourner. Et c’était l’une des raisons pour laquelle j’avais invité le roi à venir dans notre loge.

Je montais à l’étage et retrouvai ma chambre. Un coffret à serrure runique avait été installé temporairement près de mon bureau. Je l’avais loué dans l’unique but de protéger le mogarium qui me restait. Je m’installais sur ma chaise et relisais le dernier contrat juteux que je devais signer. J’avais probablement le temps de le faire avant que Harald ne débarque.

3 ennéades étaient passées depuis le mariage royal. Trois ennéades, durant lesquelles, Harald avait eu, comme toujours, fort à faire depuis la salle du conseil, ou celle du trône. Un conseil avait d’ailleurs eu lieu, peu de temps après le mariage. Un conseil rassemblant les dirigeants nains, et quelques thanes hauts placés, à propos de cette fameuse économie de guerre. Harald avait lui-même reçu plusieurs dizaines de thanes et autres anciens envoyés par leurs thanes, qui se plaignaient des conséquences d’une telle politique. Le commerce avec la Péninsule permettait une nouvelle inspiration, profonde, pleine d’oxygène – ou plutôt d’écus et de souverains – pour une très grande quantité de clans au Zagazorn.

Les exportations de métaux et de minerais, à prix d’or, faisaient vivre les clans de mineurs. Les produits de forges (cuir, lingots de métaux, clous, outils…) faisaient vivre les forgerons qui disposaient non seulement d’une clientèle Zagazornienne, mais aussi, d’une clientèle Péninsulaire, en plus des Mille-Caves d’Ithri’Vaan. Les brasseurs, les éleveurs, les bûcherons, les taverniers, les aubergistes, avaient eux aussi leurs lots de commandes, grâce aux arrivées de plus en plus fréquentes et massives, de clients et de commerçants étrangers, qui devaient se restaurer, réparer leurs navires, et qui faisaient leurs emplètes afin de revenir chez eux les bras chargés de victuailles.

Et les runistes n’étaient pas en reste ! Car ces augmentations de flux, nécessitaient une certaine protection. L’esprit des nains, toujours en proie à ne jamais faire confiance aux étrangers, ne réussissait à dormir qu’une fois les richesses et sécurité, et les bien importants, cachés derrière une protection impénétrable. Les coffres forts aux serrures runées, les portes runées, les objets runées, se vendaient comme des petits pains, notamment chez les graverunes qui n’en finissaient plus de faire grossir leurs carnets de commandes. Et certains forgerunes aussi, pour les nains les plus riches.

Et l’économie de guerre avait fauché tout cela, au beau milieu de la croissance. Les productions étaient principalement déviées pour alimenter l’armée, les ingénieurs, l’innovation et la logistique. Plutôt que de forger des outils, des lingots destinés à la vente, les forgerons forgeaient des armes, des lames, des essieux et des cadres chars, de machines de guerre et de sièges. Plutôt que de miner à destination des commerces, les minerais, alliages et métaux, allaient également à l’armée, et aux forges. Les clans mettaient en commun leurs forces armées, ne laissant à leurs protections que le strict nécessaires, le gros des forces allant aux cités de Lante, ou de Thanor, afin d’être équipées, armées, formées pour la guerre à venir. Et les runistes suivaient aussi, gravant des armes, des armures… Tandis que les Scriberunes préparaient des sortilèges… Et tout cela était financé par les cités, par la couronne, ou, comme c’est souvent le cas dans les peuples immortels comme les nains et les elfes, financé par la sueur et le sang, l’huile de coude et l’honneur. Beaucoup de nains oeuvraient sans demander de compensation économique, sinon des avantages en nature, afin de pouvoir avoir manger, boire et dormir. Mais malgré l’honneur, malgré le courage, malgré cet habitus de tout donner sans rien attendre, parce que la couronne le demande, parce que l’honneur le commande, parce que le clan l’ordonne… L’effort national ne pouvait point tout contrecarrer, y compris les pertes financières.

Harald avait donc entendu les remarques et la colère ambiante, et avait répondu favorablement aux demandes des diverses cités. Et l’économie de guerre fut abrogée. A la place, une lente préparation allait débuter, grâce aux préparatifs intensifs de cette économie de guerre qui dura quand même plusieurs ennéades.

Mais aujourd’hui, Harald avait du temps libre. Enfin, par temps libre, entendez du temps loin du trône, ou loin de la salle du conseil. Il avait rendez-vous chez les Main-Ferme, car Braähm avait demandé à le voir à la nouvelle loge, gracieusement offerte. Alors, après un repas copieux, et une matinée productive, Harald, qui n’avait point revêtu sa fidèle armure depuis des ennéades, prit la direction de ladite loge. Sa couronne en mogarium sur la tête, tous les nains et les naines qu’il croisait regardaient avec respect, cet objet du passé, cette couronne cycléenne, témoignage de l’histoire des nains.

Habillé de sa tunique de velours de couleur rouge carmin – rappelant Lante – sertie de fils d’or et d’argent – rappelant Kirgan – parachevée par une fourrure brune, chaude et confortable, Harald avançait, flanqué de deux gardes royaux entraînés par Brynhild en personne depuis plusieurs ennéades. Il arriva bien vite à la loge, passant devant le monument aux morts sur lequel figuraient les noms des Main-Ferme tués pour la couronne. Entrant, les gens s’inclinèrent, et on le mena bien vite au bureau de Braähm. Dès lors qu’il entra, Harald offrit un geste du visage, en signe de respect.

- Braähm Main-Ferme, c’est un plaisir de te voir en ce jour ! Je vois que ta nouvelle loge est d’ores-et-déjà à ton goût. Les tiens ont fait un travail exceptionnel dans les mines de Kirgan et du Kirgion. Et j’ai bien reçu ton invitation, comme tu le vois. Aussi, me voici.

Et oui, le voici. Curieux, mais il n’en dirait rien. Plus Harald vivait avec la couronne sur le crâne, plus il devenait curieux de tout ce qui l’entourait. S’il ne se détournait point de sa politique diplomatique et économique, certains aspects personnels changèrent et s’illuminèrent grâce à de nouvelles lumières. Il envisageait d’apprendre la langue Péninsulaire, en plus de l’Oliyan, qu’il connaissait déjà. Et il envisageait aussi d’apprendre l’Elfique. Dans son esprit, il valait mieux apprendre la langue des autres, plutôt que les autres apprennent la sienne. Le secret du Khazalide devait être préservé.

L’arrivée de Harald me surprit, je ne m’attendais pas à le voir débarquer directement dans ma chambre ! Je tourne la tête vers lui, arrêtant ce que je faisais et lui fit un sourire pour l’accueillir.

« Harald, heureux de te voir, mon ami. »

Je rangeai vite-fait bien-fait les quelques bricoles sur mon bureau tout en faisant l’éloge de son mariage.

« Tes noces ont été un franc succès, tu as fait forte impression ! J’espère que Gordrekrik se porte bien. Guldir m’a fait part de ton souhait de le laisser vadrouiller dans les montagnes, c’est un excellent choix. Je pense qu’il sera heureux ici, Guldir n’a pas l’air mécontent de mon choix, et c’est rassurant. »

Je posai la dernière lettre que je lisais avant son arrivée sur une pile de papiers que j’avais labellisée « Problèmes ». Elle ne montait pour le moment pas bien haut, mais je me doutais que les plaintes commencent à arriver vite. Je savais mes mineurs quelque peu rouillés, et s’il était facile de dénicher les filons de qualité qui avaient été oubliés dans les premiers jours, en chercher plus profondément était une autre paire de manches. Jnordil travaillait d’arrache-pied avec nos partenaires pour les guider dans les galeries, mais peu d’autres Dawis du clan étaient aussi efficaces que lui. Nous organisions régulièrement des ateliers pour réaffiner notre nez, mais cela prendrait du temps. Il fallait savoir ruser et choisir ses mots soigneusement pour ne pas entamer notre réputation.

Enfin, ces problèmes devaient être repoussés à plus tard. Une affaire autrement différente nécessitait mon attention, et je ne voulais pas faire attendre le roi. Je me levai donc en secouant un peu mes habits pour les défroisser.

« Allons donc dans la salle principale, nous y serons plus confortables. »

Sur le chemin, je demandais à l’un des nains que nous croisâmes d’aller chercher Loöte, entre deux échanges avec le roi.

« Cette loge que tu nous as offerte porte en effet ses fruits. Elle va pouvoir accueillir une bonne partie de mon clan pendant de longues années. Tu n’imagines pas à quel point tu nous sauves, c’est très généreux de ta part. »

Nous arrivâmes assez vite à la salle principale. Elle était très simple : plusieurs tables entourées de tabourets étaient posées un peu aléatoirement dans toute la pièce. Les murs de pierre avaient été décorés de quelques outils et armes, ainsi que d’une sculpture d’un de mes ancêtres qui avait été transportée de Haute-Virnée. Quelques fûts avaient été posés dans un coin, et une cuisine avait été creusée un peu à l’écart. Je m’attardais à tirer un pichet de bière d’un de ces tonneaux et prit deux chopes avant de m’asseoir face au roi.

« J’ai acheté cette bière sous les conseils de Glumtol. ‘Paraît qu’elle est bien fameuse, mais je ne l’ai pas encore goûtée. »

Je remplis les chopes à moitié avant de lever la mienne pour trinquer. Nous avions plusieurs choses à parler, mais tout pouvait attendre une première gorgée de bière.

La stupeur de Braähm provoqua un rictus chez Harald qui, s’il se doutait que son arrivée rapide pourrait effectivement surprendre, ne s’attendait point à ce que le thane du clan Main-Ferme range ses affaires aussi rapidement, et se relève ainsi. Son sourire, toutefois, était très doux. Bien que caché par sa barbe, nul doute que le Dawi face à lui aura su déceler ce petit mouvement subtil. Après tout, les nains ne sont-ils point les êtres les plus poilus de ce monde, et ainsi, ne sont-ils point passés maîtres dans l’art de discerner les mimiques d’expressions, qui fourmillent, sous ces épaisses armures de poils ?

- Merci, mon ami. Dit-il, une pogne se posant sur l’épaule du thane plus âgé que lui. Ces festivités furent réussites ! Et je suis heureux d’avoir pu montrer au monde l’étendu de notre puissance, et de nos talents ! Nul doute que la couronne, et les exploits des tiens, traverseront le monde tout entier en bien peu de temps.

Puis, à l’invitation du thane, Harald s’écarte, et se laisse mener par le Gromtrommi. Se rendant dans la salle principale, le Grand-Roi du Zagazorn, soixante-huitième représentant du fier peuple du Nord, sourit à nouveau fièrement devant les mots de Braähm, et ses remerciements. Harald reçu ces remerciements avec toute la fierté liée, mais aussi, avec une certaine satisfaction de l’honneur rendu. L’honneur d’un clan tout entier, qui aura payé le prix du sang plus que de raison, pour que la couronne des Rois soit reforgée, et le Mogarium, possédé à nouveau.

- Je ne pouvais décemment connaître les sacrifices des tiens, et tout ce que vous avez donné pour la couronne, et vous laisser retourner en Haute-Virnée, dans l’ombre, dans l’expectative. Nous autres, Nains, chérissons l’honneur. L’honneur de la tâche accomplie, l’honneur d’une vie, l’honneur du travail bien fait, l’honneur du sacrifice, du don de soi. Nulle fortune ne saurait égaler l’honneur. Ton clan et toi, méritez d’être en sécurité, et de voir des jours meilleurs. Une fois sa phrase terminée, Harald s’installe, et prend une chope offerte par Braähm, qu’il entrechoque avec celle de son vis-à-vis… Avant d’en goûter une lichée. Je reconnais bien là les goûts du maître des festins ! Cette bière est excellente ! Assurément ! Mais au fait… Pourquoi m’as-tu fait venir ? Point pour boire une bonne bière uniquement ? Ou souhaitais-tu m’éloigner du trône, et des conseils, afin de me faire respirer ?

Car respirer était, parfois, plus que bien venu.

Cette bière était en effet excellente ! Son doux arôme caressa mes papilles et me réchauffa le cœur, alors que j’écoutais le roi faire une nouvelle foi l’éloge de mon clan. Je ne m’en lasserai probablement jamais, même si les souvenirs n’étaient pas agréables. Je reposai la chope sur la table et frappai mon torse respectueusement.

« L’honneur est pour nous, Harald. Ce que nous avons vécu restera dans les annales de notre clan, c’est certain. Si ce n’était pas pour le trône, nous ne serions probablement pas arrivés au bout, et je ne serais peut-être plus là à l’heure qu’il est... »

Je laissai la phrase en suspens avant de reprendre d’une voix un peu plus ténue. Les nains présents, si peu soient-ils, avaient tous ma totale confiance, mais ce sujet méritait toujours la discrétion.

« J’imagine que tu as bien reçu le reste du mogarium ? Il est arrivé y’a 8 jours de cela, en même temps que mes mineurs. »

Je repris ma chope et but une nouvelle gorgée avant d’ajouter sereinement :

« Je t’ai demandé de venir pour 3 raisons. La première, c’était pour que tu vois que nous étions bien installés, c’est chose faite ! La seconde, et tu dois t’en douter, nous ne t’avons pas tout dit avec Thordril, à notre arrivée au début du mois... » Je ne le laissais pas répondre et enchainais. « Je ne voulais pas t’embrouiller l’esprit avec ce genre de choses si proche de ton mariage. Je pensais que tu avais déjà suffisamment de choses auxquelles penser pour ne pas t’inquiéter de plus. »

Certes, nous lui avions parlé des engeances de Brisséa, mais j’avais omis de lui évoquer le sorcier à leur tête. Nous avions décrit du mieux que l’on pouvait le temple dédié à Mogar, mais je n’avais pas parlé du fait que chacun d’entre nous avait ressenti cette même déférence au père de tous les nains. Ce sentiment s’était dissipé depuis, mais je gardais toujours ce sentiment au fond de moi, que je souhaitais comprendre.

« Enfin, la troisième raison, et la plus importante pour moi : j’aimerais te parler de mon fils, Loöte Main-Ferme. Il ne devrait pas tarder, je lui ai demandé de rester dans les parages pour l’après-midi. »  

Harald était fier à l’idée que le courage et la ténacité déployés par les nains du clan Main-Ferme, aient été motivés par le côté royal de cette mission, par le fait que ce soit la couronne qui ait commandé cette expédition. L’honneur qui avait rejailli sur le clan Main-Ferme, éclaboussait ainsi la couronne, et ce faisant, Harald lui-même. Après tout, existe-t-il plus grand honneur pour un Roi, que de voir son peuple suivre son commandement, s’échiner à réussir la mission qu’il ordonne, et voir son peuple bénéficier de la puissance d’une telle redécouverte ? L’honneur d’un peuple est donc le miroir de l’honneur du Roi qui le gouverne… Et Harald portait l’honneur en très, très haute estime… Comme l’écrasante majorité des nains.

Au secret évoqué par Braähm, de l’arrivée du Mogarium restant, Harald acquiesça en fermant les yeux comme un père bienveillant. Nul besoin de mots pour affirmer cela, le secret étant grand, alors que la nouvelle était ébruitée. Après tout, ne portait-il point une couronne de Mogarium actuellement ?

Et puis, le visage de Harald se fit plus ferme, à mesure que Braähm exprimait les raisons de la venue du souverain. Les détaillants une par une, Harald écoutait et les rouages de son cerveau commençaient à faire les liens… Sauf pour ce qui était de ce second point, laissé flou. Mais il ne rebondit point dessus, se contentant de froncer ses sourcils, et d’écouter la suite, délaissant sa chope pour croiser ses mains devant lui, sur la table. Et, lorsque Braähm eut terminé de parler, Harald laissa s’échapper une longue expiration, grondant légèrement.

- Bien. Mais, en attendant que ton fils arrive, qu’en est-il de ce second point ? Quelles sont les choses que vous ne m’avez point dites ?

Harald était curieux, mais avait aussi un mauvais présentiment sur la suite de ces discussions. Aussi se faisait-il grave, sévère, et sérieux.

La question de Harald me fit frissonner. Avais-je vraiment envie de lui rapporter ce que j’avais vu ? Je n’avais plus le choix, désormais. Je vidais un tiers de ma chope et, armé de mon seul courage, je lui relatai ce j’avais vécu. Ma voix était lente, mes mots lourds de sens. Je pris le temps de bien mettre en ordre ce que je voulais dire, parce que sans le contexte, le roi ne me croirait pas.

« Tu te souviens des Engeances de Brisséa que nous avons croisé sur notre route. Eh bien, ces engeances… nous ne les avons pas simplement croisées, elles nous ont attaqués en pleine nuit. Au début, on pensait qu’elles avaient seulement faim, mais il y avait quelque chose d’autre. Elles cherchaient à nous tuer avant tout. Elles ne touchaient pas aux corps des miens déjà tombés. Quelque chose les poussait à vouloir nous terrasser. »

Je respirai, un coup en faisant une petite pause. Je me rappelai les yeux des têtes que j’arrachai pendant cette nuit maudite. Les hurlements me hantaient encore, tant ceux des bêtes que de mes frères d’armes.

« Je ne sais pas si tu connais la légende, mais on raconte que ces créatures étaient des Dawis, autrefois. Je peux te confirmer que c’est bel et bien le cas. Ils ont gardé forme naine, mais ce ne sont plus des nains. Quelque chose d’autre les anime. Ce ne sont pas non plus des bêtes sauvages, non… Même si elles étaient désordonnées, elles ont attendu pour frapper lorsque nous dormions. Peut-être nous suivaient-elles depuis un certain temps, déjà. Et puis... »

L’image du sorcier qui m’avait attaqué me revint, et ma poigne refermée sur ma chope se mit à trembler. Je pris le temps d’avaler une nouvelle gorgée, et poursuivit d’une voix plus faible encore.

« Elles n’étaient pas seules. Quelque chose, ou quelqu’un, les guidait. Malgré mes efforts pour oublier, les images restent dans mon esprit, mais je n’ai pas bien pu identifier ce qu’il, ou elle, était. Cette chose n’existe plus, mais Harald, elle maniait la magie avec une telle aisance. Elle a soulevé mon corps à distance et m’a paralysé. Je ne pouvais rien faire. Ma vie m’abandonnait à chaque seconde, je me sentais faiblir… J’étais à deux doigts d’y passer quand Sibris m’a sauvé en lui tranchant la tête. »

Je bus une nouvelle gorgée, plus rapidement cette fois.

« Je sens encore son emprise sur moi, quand j’y repense. C’était épouvantable, Harald. Épouvantable… Je doute qu’il soit seul, je pense qu’il y a plusieurs groupes d’engeances, là-bas. Je ne sais pas ce qu’ils veulent, ni combien ils sont, mais une chose est sûre : quelque chose se trame dans les profondeurs de la montagne, là-bas, près de la Nérania. »

Je pris ma tête entre mes mains et tentais de m’efforcer à penser à autre chose, sans succès.

Les mots de Braähm s’échappaient de ses lèvres, et trouvaient le chemin des esgourdes du Grand-Roi. Harald revivait avec Braähm les affrontements que seul le vieux thane avait pourtant mené, là-haut, dans les montagnes de Haute-Virnée. Il n’était pas là, lui. Car Harald avait été celui qui avait ordonné cette quête, mais il n’y avait point participé, en tout cas, pas sur le terrain. Décisionnaire, acteur éloigné, instigateur de cette quête prestigieuse, mais point héro de cette saga. Et pourtant, Harald vivait ce combat au travers des propos de Braähm.

L’ancien soldat, ancien sergent, ancien capitaine de régiment d’infanterie lourde, reconnaissait chacun des rictus qui secouaient le faciès, et le corps, du vieux mineur. Car il en avait vécu, des combats. Bien plus que tous les Main-Ferme réunis. Bien plus que bon nombre de Dawis. Son corps marqué, tanné, en était le vestige vivant.

Il avait combattu les Drows voilà presque deux décennies. Il avait combattu les Wandrais, depuis aussi loin qu’il pouvait se souvenir, lui qui était né dans le Brissalion bien avant la création de l’Hunzrung-Langk. Il avait combattu les Gobelins et les Kobolds, les Kroak et les créatures sauvages. Il avait combattu les Mogarites fanatiques de Dun Eyr. Il avait participé à plus de batailles qu’il ne pourrait jamais se souvenir pleinement.

Et il avait connu les nuits sans sommeil. Point parce qu’il était de garde voyez-vous, mais parce qu’il était hanté. Hanté par les visages des créatures assassinées, hanté par les faciès des Nains abattus car soulevés contre la couronne. Il avait connu ces spasmes nerveux, ces tics incontrôlables, qui secouent le corps tel les cauchemars secouant l’esprit. Il avait cauchemardé, oh oui. Et il retrouvait tout cela chez Braähm, en cet instant.

Mais Harald resta sévère. Non pas qu’il n’avait pas de pitié, ni de compassion. Il devinait un message sous-entendu, mais n’arrivait qu’à en dessiner les contours floutés par un manque de vérité. Braähm ne disait pas tout. Mais il en disait tout de même beaucoup.

Alors, lorsqu’il termina son récit, Harald posa sur Braähm des yeux sérieux, qui s’adoucirent néanmoins lorsque le vieux Gromtrommi prit sa tête dans ses larges pognes usées par le temps. Expirant profondément, Harald resservi un verre au thane de la loge… Avant de poser une pogne fraternelle sur l’épaule spasmée du nain plus vieux que lui. D’ordinaire, cela aurait été l’inverse. D’ordinaire, les anciens étaient ceux qui fermaient leurs pognes sur les épaules noueuses de poilus et bavettes plus jeunes. Mais Harald était Roi. Et, bien que presque soixante années séparassent les deux êtres représentants du peuple du Nord, Harald était la figure d’autorité. Il était le chef, le souverain… Quelque part, il était la figure paternelle, forte, et rassurante.

Alors sa pogne fraternelle se fit plus douce, moins ferme, devenant plus paternelle. Il tapota l’épaule, et ferma ses doigts sur les muscles fatigués de l’ancien mineur de fond.

- Tu t’es bien battu, Braähmazul. Ton courage rejaillit sur ton clan tout entier, et l’honneur est grand en ta Braise-Vie. Je sais qu’Heidum t’as observé, et que, lorsque toi et les tiens, vous vous retrouverez devant lui, vous n’aurez rien d’autre à offrir, car l’accès au pont et au Mogankordum vous sont garanti, j’en suis sûr et certain. Mais ta plus grande bataille arrive, maintenant : tu dois vivre avec les spectres de tes affrontements. Et tu parviendras à les dompter, car ton esprit est fort. Je le vois. Je le sais. Va voir les prêtres d’Heidum, qu’ils parlent au nom du dieu tutélaire, et qu’ils t’assurent de mes propos. Tes ancêtres te pousseront toujours vers la gloire et l’honneur. Moi, je t’y pousserais. Et moi, je te soutiendrais. Trinque avec moi mon ami.

Il maintint sa pogne sur l’épaule, et leva son autre pogne, la chope en l’air, attendant que le thane puisse relever sa trogne, et lorgner l’instant.

Je secouais la tête, soupirant alors que je soulevai ma chope pour la cogner contre la sienne.

« Non, Harald, ce n’est pas seulement ça. »

Comment lui faire comprendre ce que cette rencontre m’avait fait ressentir ? Les mots peuvent-ils seulement exprimer une telle torpeur ? Une telle terreur ? Je reposai ma bière après avoir bu une nouvelle gorgée. Le liquide frais réchauffait mon corps, mais les souvenirs butaient et venaient déranger mes pensées. Il me faudrait sans doute la journée pour me calmer, mais le roi ne me laissait pas le choix.

« J’en ai vu, des batailles. Avant le Voile, j’ai décimé nombre de gobelins et de kobolds qui attaquaient nos mines sans relâche. Et puis, il y a eu l’attaque de nos frères fanatiques, qui m’ont obligés à tuer de mes propres mains quelqu’un de notre race. Je ne suis pas inquiet pour mon honneur ou mon courage. Je sais que Mogar est fier de moi, tout comme toi. »

Je soupirai une nouvelle fois, et plantait enfin mon regard dans le sien. J’avais jusque là évité de le regarder en face, mais peut-être la compréhension passait-elle par là avant tout.

« Non, Harald, ce n’est pas seulement ça, répétai-je. As-tu déjà affronté des Engeances de Brisséa ? Moi, c’était la deuxième fois. La première, c’est lorsque je cherchai ma défunte femme dans les décombres de nos mines, dans le Nord. Je ne savais trop ce qu’elles étaient, à l’époque, et pour ainsi dire, je n’ai pas cherché à en savoir plus, nous avons fui lorsque nous nous faisions déborder. Mais cette fois, c’était autre chose. Ces créatures voulaient nous tuer, simplement. Et cet espèce de sorcier… Je ne pense pas que c’était une magie runique, mais je n’y connais pas grand-chose. Je n’ai pas identifié ce qu’il, ou elle, était. Mais j’ai ressenti jusque dans mes tripes l’horreur qu’il m’inspirait, lorsqu’il m’a fixé des yeux. C’était comme si le monde allait s’écrouler, et que je reste seul parmi les cadavres et les ruines de notre peuple. »

Je frissonnai de nouveau, et posai mon regard sur mes mains.

« Il ne faut pas qu’on prenne ça à la légère. Je doute que ce sorcier soit seul, ni que tout cela soit dénué de sens. »

Et dire que je devais également lui parler de Mogar. Fort heureusement, mon fils ne tarderait plus, et parler de son futur serait une discussion légère et agréable, qui me changerait volontiers les idées.

Mogar ? Le Père ? Le responsable de l’Ire passée qui aura provoquée tant de morts ? Tant de souffrances ? Fier de Braähm ?

Harald fut quelque peu surpris et désarçonné par cette phrase sortie sans que Braähm ne puisse contrôler quoi que ce soit. L’aisance avec laquelle le thane Main-Ferme avait prononcé ce nom honnis d’encore une grande partie du peuple nain, éveilla chez Harald une curiosité emprunte d’inquiétude. Se pouvait-il que le vieux thane retourne dans le giron du Père ? Harald avait-il ouvert les yeux sur tant et tant de choses, que la situation du Père était tombée dans l’ombre des autres enjeux politiques ?

Son esprit divaguait alors pendant quelques instants, alors que les inquiétudes et les interrogations se bousculaient de plus en plus. Qu’allait-il se passer maintenant ? Harald, ancien mogarite convaincu, ayant toujours loué le Père avant chacune de ses batailles et qui, depuis le Voile, était passé par des états ésotériques instables, et qui avait retrouvé une foi forte en Ikthor, avait peur de se retrouver à nouveau face au Père.

Alors, il décida de garder tout cela en son esprit. Il décida d’enfouir cette information, et toutes les questions qui en découlent, dans un coin de son esprit, pour se concentrer sur l’essentiel.

- Oui, j’ai déjà combattu les engeances à plusieurs reprises. J’ai combattu les Engeances à Almis, lors des trois reprises. J’ai combattu les Engeances dans la Nérania lorsque les hardes ravageaient le Brissalion frontalier. J’ai combattu les Engeances lors de la grande migration Gobeline en l’an 14, alors que nous étions acculés contre l’Hunzrung-Langk. Oui, Braähm, je les ²aie combattues, y compris dans le Nord lorsque nous avons reprit Molgrunn. Et je partage tes inquiétudes. Nous en reparlerons, car la reprise de la Nérania est proche. Nous parlerons alors de tout cela, mon ami. Je crois que j’entends les pas de ton fils.

L’esprit de Harald entrevoyait de plus en plus l’arrivée d’une série de décisions qu’il allait devoir prendre. Et ces décisions allaient être lourdes de conséquences, et ô combien difficiles, à n’en point douter.

Les explications du roi me soulagèrent. Il n’était donc pas dupe, il gardait seulement mieux son sang-froid. Peut-être l’expérience parlait, il avait vu nettement plus de batailles et de guerres que moi. Après tout, la terreur que m’avait inspirée ce sorcier était sans doute la même qui naissait dans le cœur de ses adversaires. Je soufflais donc et sentis mon corps se détendre alors, qu’en effet, mon fils nous rejoignait, avec dans les bras les quelques tablettes que je lui avais prêtées. Ces tablettes avaient été gravées maladroitement au mont qui abritait le mogarium. Elles représentaient le temple de Mogar dans son ensemble, que je voulais partager à notre roi. Il savait que nous avions trouvé ce sanctuaire, et depuis, je me demandais moi-même où se dirigeait ma foi. Ceux qui m’avaient accompagné ressentaient certainement la même chose, et je voulais connaître l’avis du roi sur la question du dieu. La dernière discussion à ce sujet remontait à presque un an, et la situation n’était certainement pas la même aujourd’hui.

Mais cela pouvait attendre encore un peu.

« Eh bien, Harald, je te présente Loöte Main-Ferme, mon fils. Il a quelque chose à te demander. »

Après avoir posé ses tablettes sur la table, il se mit au garde à vous après avoir frappé son plastron. Ses yeux brillaient de respect pour son roi, et il semblait visiblement heureux d’être là. Longtemps, il avait lorgné la possibilité de devenir soldat. Le minerai et la terre ne l’intéressaient pas, et il n’avait pas de don particulier pour le métier de mineur. En revanche, manier la hache, le marteau et l’arbalète, c’était son truc. Il avait une manière de se battre bien à lui, un peu téméraire, et trop solitaire, qui pouvait poser problème. C’est pour cela qu’il se tenait ici aujourd’hui.

« Harald, c’t’un plaisir. »

Il respira fort avant de lancer dans sa requête d’une traite.

« Je veux rejoindre l’armée de Kirgan. Je veux être un soldat, défendre le Zagazorn, reprendre nos terres, à tes côtés. »

Un sourire naquit sur mes lèvres. Il n’avait pas cillé, et sa détermination pesait sur chacun de ses mots. Il y avait réfléchi pendant des années, et l’opportunité était parfaite aujourd’hui. Nous n’avions plus besoin d’autant de guerriers au sein du clan, nous étions en sécurité à Kirgan. Et il avait tant de choses à apprendre. Dans sa posture droite, ses jeunes muscles vibraient à la lumière des torches vacillantes. Son visage resta de marbre, alors qu’il attendait la réponse du Groman-Rik.

Le soulagement de Braähm n’échappa point aux yeux critiques de Harald, qui avait perçu cette profonde expiration, et ce petit affaissement des épaules. Pauvre thane d’un clan auréolé d’honneur. Un honneur plus que mérité, mais qui, visiblement, est doté d’une part d’ombre et de terreur, alors que les souvenirs du vieux Main-Ferme semblent le secouer de spasmes et de cauchemars.

Mais la discussion à ce propos ne pourrait aller plus avant, car les esgourdes du souverain ne se sont point trompées : quelqu’un vient. Et ce quelqu’un était fort et vif, car le rythme des pas était régulier et le bruit était sourd, signe d’une démarche vive et d’un empressement certain. Nul doute, la jeunesse approchait. Et la jeunesse était d’ailleurs rapidement là, devant le souverain, et devant le géniteur. Loöte Main-Ferme, fils de Braähm Main-Ferme. Les yeux du Grand-Roi se posèrent sur les tablettes que Loöte tenait en main, et qu’il déposa sur la tablée, sitôt présenté par son paternel.

Son garde-à-vous était protocolaire, ce qui arracha un léger hoquet de rire à Harald qui n’en demandait pas tant. Cette lueur pétillante dans le regard du jeune Nain, en revanche, était réellement vivifiante. Au cœur de cette salle se côtoyaient différentes générations de nains : un ancien, qui pourrait allégrement prétendre à siéger au conseil des anciens de son clan afin de rendre les rênes et prendre un repos mérité ; un nain fort et fier, en pleine force de l’âge, encore assaillit par les responsabilités ; et une jeune barbe ayant à peine mis un pied dans la vie de nain adulte. Le tableau était amusant, mais voir ainsi la jeunesse impétueuse, étincelante, fière et forte, le rendit ô combien fier ! Loöte n’était point son fils, Harald en avait trois, des enfants, dont il était très fier. Mais en étant le Grand-Roi de ce royaume, d’une certaine manière, il se sentait comme un père face à ce Loöte plus qu’éblouis.

Face au coup d’avant-bras sur la poitrine de Loöte, Harald répond par le même geste, et un léger abaissement de la tête en signe de respect.

« Plaisir partagé jeune Loöte. »

Il allait lui demander ce qu’un Roi pouvait bien faire pour venir en aide à une jeune barbe, un jeune poilu. Mais la profonde inspiration prise par Loöte, et le torse se bombant à mesure que l’air s’infiltre, lui en ôta l’idée. Et sa patience fut récompensée.

L’armée de Kirgan ! Une nouvelle recrue motivée, forte et fière, un nain visuellement très robuste et mentalement très solide, à n’en point douter, désireux de rejoindre les rangs de l’armée de Kirgan, l’armée royale. Bien qu’elle n’ait plus vraiment – ou pas encore tout à fait – l’étoffe d’une armée royale, ses troupes n’excédant point 500 nains, il était à parier que la garnison grandirait à mesure que le peuple renaîtrait de ses cendres, et que, dans les décennies futures, Kirgan serait de nouveau dotée d’une armée à part entière.

« Ah ! Un soldat ! Issu d’un clan de mineur ! Par Ikthor, nul doute que tu dois être fort, fier, et rustre au combat ! Quelle est ton arme de prédilection ? Quelle position prend-tu naturellement au cœur de la mêlée ? »

Des questions qui allaient droit au but.

La discussion entre Loöte et Harald démarrait bien. Le roi semblait heureux qu’on aille le voir pour une question qui pouvait paraître si futile. Après tout, des recruteurs et généraux, il y en avait plusieurs à Kirgan, qui pouvaient très bien s’occuper de ce genre d’affaires. Mais après tout, ne valait-il mieux pas faire jouer ses relations ?

Le sourire de mon fils qui apparut sur son visage me réchauffa le coeur. Les paroles du roi semblaient lui faire honneur, et il ressentait une fierté à ce qu’un soldat si célèbre reconnaisse sa force.

« Le marteau, Harald, comme mon père. Mais j’me débrouille très bien à la hache et à l’arbalète. En général, j’suis tout d’vant, et j’me bats de toutes mes forces. »

Et il disait vrai. Les rares fois où je l’avais vu en combat, il sautait souvent dans la mêlée et prenait un malin plaisir à faire un maximum de dégâts à ses adversaires. Toutefois, ce qu’il dit ensuite me surpris, je ne m’y attendais pas.

« J’essaie d’appâter un maximum d’ennemis pour protéger mes camarades. »

Sa méthode avait l’air de fonctionner plutôt bien, même s’il en ressortait rarement indemne. Son jeune corps était déjà bourré de cicatrices, et il avait déjà cassé plusieurs haches lors de combats difficiles. Mais il était souvent l’unique blessé de la bataille, et c’est sans doute ça qu’il cherchait au fond de lui. Je pris un moment avant de m’exprimer, incapable de retenir ma fierté.

« Je ne l’avais jamais remarqué, mais c’est vrai. Il a un don pour ça.
- C’est toi qui m’en a donné l’idée, 'pa. »

Un nouveau sourire naquit sur mes lèvres, et je ne pus m’empêcher de me servir une nouvelle chope de bière.

« T’es pas bien, tu le sais ça ? »

Des paroles en l’air, sur un ton de plaisanterie. Mon fils n’était pas simplement téméraire, il avait seulement envie de protéger ses frères d’armes. Il était sans doute bien plus mature que je ne le pensais. Comme il est difficile de voir grandir ses enfants.

L’instant revêtait quelque chose de touchant et d’agréable. Une relation père-fils. Un vieux et honorable Nain, Gromtrommi de son état, face à une jeune barbe fière et robuste, se rêvant soldat fougueux et dévoué. Harald se revoyait presque lui-même à l’âge de Loöte, lorsqu’il était fier, orgueilleux et fougueux.

Les propos de Loöte ensuite réveillèrent chez Harald cet étrange sentiment d’appartenance et de compréhension. D’une certaine manière, c’était comme si les propos de Loöte lui étaient déjà connus. Comme s’il avait pu lire son esprit avant que les paroles ne dépassent le seuil de ses lèvres, portées par l’air provenant de ses poumons.

Loöte avait tous les atouts, toute la force, la fierté, la dévotion et l’honneur d’un soldat d’infanterie lourde. Laissant un temps au père et au fils de finir cette entrevue, d’échanger sourires et accolades, et ces petites choses, mimiques, échanges non verbaux qui caractérisent la force d’une relation, avant de prendre la parole :

« Le marteau de guerre ! Une arme puissante, qui nécessite de la poigne, sois en sûr ! » Dit-il, un rire dans sa voix alors qu’il était lui aussi fier de voir cette fougueuse jeunesse devant lui. Tu sais, il existe une unité qui, plus que les autres, demande toutes tes qualités : l’infanterie lourde de Lante ! As-tu déjà vu les fantassins lourds du Brissalion, jeune Loöte ? Souhaites-tu que je t’en parle un peu plus ? »

Harald avait presque des étoiles et des étincelles dans les yeux. Après tout, son clan s’était fait une spécialité des combats dans ces unités. Les « Brise-Os » étaient connus comme étant des soldats d’élite, composant les rangs des régiments lourds, les thanes commandant même quelques-uns de ces régiments.

Le rire de Loöte fit écho à celui du roi. Lorsqu’il évoqua l’infanterie de Lante, son poing se serra. Qui n’en avait pas entendu parler ? C’était sans doute l’armée la plus connue du Zagazorn ! Mais le jeune Loöte remua la tête. Il n’était jamais allé à Lante, et avait encore moins vu l’un de ses soldats. Que Harald l’identifie comme une recrue potentielle de cette armée prestigieuse lui fit quelque chose dans le ventre, un peu comme ce que l’on ressent lorsqu’on reçoit des compliments d’une personne à laquelle on tient.

« Je la connais, cette infanterie, mais je ne l’ai jamais vue, non. J’ai lu nombre de chroniques et entendu maintes histoires concernant leurs batailles, et leurs exploits. Tu penses vraiment que j’ai de quoi rejoindre cette armée glorieuse ? »

Il demandait honnêtement. Il ne doutait absolument pas de ses capacités – il avait plutôt l’habitude de s’en vanter. Mais lui proposer de rejoindre l’élite de l’armée Dawi, c’était autre chose. Ses yeux démentaient quelque peu ses doutes, toutefois. Ils brûlaient d’envie et d’impatience à l’idée de se créer une place dans ces rangs.

« Je serais ravi que tu m’en dises plus, oui. »

Pour ma part, je restais tranquillement installé, et observais l’une des tablettes qui était posée sur la table. Elle dépeignait l’une des sculptures de Mogar, celle qui m’avait le plus marqué. On pouvait le voir grossièrement assis sur une pile de cadavres, un sourire aux lèvres. La tablette était grossièrement gravée, ce n’était pas le meilleur atout de mon clan, mais la sensation était tout de même présente lorsqu’on savait que la véritable sculpture mesurait plusieurs mètres de haut.

Harald avait ce sourire qui déformait une partie de son visage d’ordinaire si dur, et qui réhaussait sa moustache, et changeait les courbes de sa barbe, qui témoignait de la fierté qu’il avait à entendre un jeune poilu qui se rêvait être cognard. Qui se rêvait à être un fier porteur de marteau de guerre et de bouclier lourd, qui désirait encaisser le mal de l’adversaire afin de permettre aux siens d’enfoncer les flancs, et le ventre mou d’un ennemi encaissé. Il entreprit alors d’abreuver de ses expériences et de son savoir, ce jeune cognard en devenir, tel le soleil irradie le terreau, et tel la pluie généreuse, drainant les nutriments telluriques jusqu’aux racines ancrées d’une plante qui ne demande qu’à grandir, d’un chêne qui ne demande qu’à s’épaissir.

« Pour sûr, tu en as le courage, l’étoffe et l’honneur ! Crois-moi ! J’ai commandé un des régiments ! » Dit le souverain à cette jeune barbe devant lui, pas peu fier du déroulé de sa vie. « Avant d’être le Grand-Roi de notre magnifique royaume, j’ai été le Gardien des Plaines de Lante, le Gazanundi ! Et avant cela encore, j’ai été Ongaraz de Lante, et avant encore, capitaine du premier régiment d’infanterie lourde. » Enuméra-t-il, fier, et quelque peu nostalgique d’un temps qui, à bien des égards, était plus simple pour ses épaules. « J’ai combattu toute ma vie au sein de ce régiment, de simple soldat jusqu’au commandement ! Le bouclier lourd, l’armure de plate et la hache d’arme, n’ont plus aucun secret pour moi, Baruk ! » Témoignait-il ensuite. « J’ai même été transpercé d’une lance lors de la reconquête d’Almis ! J’en porte encore les stigmates. » Ajouta-t-il enfin, avant de reprendre une attitude plus posée. « Les soldats de cette unité sont parmi les solides de tout le royaume. Constamment au centre de nos dispositifs, et en première ligne, ils encaissent les charges adverses, et se plantent là où ils sont, de sorte que le territoire conquis ne puisse être cédé. Et ils permettent aussi les contre-offensives, lorsque l’ennemi est fragilisé. Pour sûr, et ton honorable père me l’a dit, tu es digne d’en faire partie ! Et le Zagazorn à besoin de toi ! Va ! Va donc rejoindre les rangs de Lante. Je rédigerais ce soir une missive qui portera mon sceau, afin que tu sois engagé et formé sur le champ. L’apprentissage sera long dans les années, et difficile pour le corps et l’esprit ! Mais tu en es capable, je le vois dans ta Braise-Vie ! »

Harald s’était levé, et avait offert une accolade pleine de testostérone au jeune Loöte, qui semblait aussi transporté qu’il était impressionné. Heureux, le jeune Loöte n’en finissait plus de sourire, et Harald le lui rendait bien.

« Va donc boire une bière à la taverne en mon nom, et en l’honneur de ton paternel. Nous avons des choses à discuter encore. Profite, car ta vie est devant toi jeune cognard ! »

Et le jeune fougueux ne se fit point prier. Tant et tant qu’il donna un coup d’avant-bras sur son plastron avec force et fougue, avant de disparaître, dévalant les escaliers quatre à quatre. Harald, lui, reprit position sur sa chaise, et regarda à nouveau Braähm, le regard scotché sur un schéma qu’il ne parvenait pas à caractériser.

Je regardai mon fils partir tout fier, après avoir salué le roi, le sourire aux lèvres. Comme il avait mûri, ces dernières années. Il avait enfin fait un choix de vie, ce qui n’avait trop tardé. Son avenir était tout tracé, et pour peu qu’il se démène correctement, il aurait une place de choix dans l’armée de Lante. Je ne me faisais pas trop de soucis pour lui, il avait toujours su se trouver au bon endroit au bon moment.

Loöte n’était pas le seul à être plein d’entrain : le roi avait changé d’humeur. S’il avait eu un air grave et sérieux au début de notre conversation, il semblait bien plus apaisé et l’esprit léger maintenant. Tant mieux, me dis-je. Le sujet du temple à Mogar devait être traité.

« Eh bien, je crois que Loöte gardera un long moment ce jour en mémoire. Merci d’avoir pris le temps de le conseiller et de le mettre sur la bonne voie. Je ne savais pas trop où l’amener, je savais que tu aurais les réponses à ses questions. »

Mes yeux fixèrent de nouveau un petit moment la tablette entre mes mains fermes, avant que je la lui tende.

« Tu dois bien te demander ce que représentent ces gravures. Elles ont été faites en Haute-Virnée, là où l’on a trouvé le mogarium. Tu le sais déjà, le minerai était déjà extrait lorsque nous sommes arrivés. Il avait été incrusté dans les yeux des statues de Mogar, dans ce que je pense était un temple à son effigie. Tu peux voir les plus frappantes d’entre elles ici. La gravure n’est pas le fort de mes mineurs, aussi, tout est plutôt grossier et assez mal fait… Mais au moins, tu peux en voir un peu la couleur. »

Je m’arrêtais pour lui laisser le temps de regarder chacune des tablettes, et j’en profitai pour boire une nouvelle lampée de bière.

« Ces statues sont d’une qualité exceptionnelle, je pense que les rumeurs ont déjà fait le tour de la ville, et ont probablement déjà atteint Thanor et Lante. Si je te dis tout cela, c’est pour que tu sois conscient de la décision que tu vas devoir prendre... »

Je respirai un grand coup, et pris mon courage à deux mains. Il fallait que ça sorte.

« Harald, ce temple est spécial, et n’a rien à voir avec celui de Thanor. Là-bas, nous avons tous ressenti une ferveur envers le Père. Tu connais mon avis sur lui, tu sais que je l’ai renié depuis le Voile, comme bon nombre d’entre nous. Quand je me suis retrouvé au milieu de toutes ces statues, où sa puissance était omniprésente… C’était un sentiment fort, que je n’avais pas eu depuis longtemps. J’étais terrifié de Mogar, et de son courroux, et j’ai prié silencieusement pour son pardon. Et je n’ai pas été le seul à être subjugué. Il est très probable que certains Dawis veuillent visiter cet endroit lorsqu’il sera plus connu, même si la route est dangereuse. »

Je me tus de nouveau quelques secondes, pour lui laisser le temps de digérer cet avoeu. Je finis par reprendre la voix grave, partageant mes doutes et mes questions que j'avais gardé pour moi depuis toutes ces ennéades.

« Que vas-tu faire, Harald ? Si certains retrouvent la foi et suivent le chemin de Dun Eyr, qu’adviendra-t-il ? Personne ne souhaite de nouveau un conflit religieux. Personne ne veut se battre contre des Nains de nouveau. Mais je peux te l’assurer, si tu laisses ce temple accessible à tous, la foi envers Mogar s’amplifiera, et les questionnements reviendront, tout comme ils me sont revenus. »

La fougue de la jeunesse bouillonnait dans le cœur et resplendissait dans les prunelles de Löote. Ces étincelles, cette fougue, cet entrain, Harald en fut également transit. Il n’était pas vieux, non. Pas pour un Nain. A l’aube de ses 170 ans, il était encore dans la fleur de l’âge Nain. Mais il avait vécu bien plus de batailles que Löote le jeune, il avait subi bien plus de blessures également – même malgré le Voile – et il avait une plus grande expérience de la vie.

Les propos de Braähm, eux, assombrirent légèrement – mais moins que tout à l’heure – le visage jusqu’ici radieux du souverain des Nains. Ses yeux se perdirent alors dans le vide, le flux de ses pensées se faisant plus fort, plus épais, plus éparse. Qu’aurait fait Hardrek Poing-de-Fer, s’il avait été face à ce choix ? Nul doute qu’il aurait fait murer le temps, et qu’il aurait obligé chaque membre de cette expédition à jurer sur sa propre braise-vie de ne jamais rien ébruiter de tout cela. Mais Hardrek avait été le Grand-Roi de l’unification, et de la pacification. Harald, lui, ne cessait de construire, de reconstruire, de rouvrir, ce qui avait été fermé et détruit pendant tant d’années. Devait-il reconstruire la foi ?

Sa foi ? Lui qui avait trouvé Ikthor alors qu’il avait béni Thorgrel de sa marque divine, voilà à peine quatre années ? Lui qui avait passé plus d’un siècle et demi à suivre Mogar, le Père, au cours des batailles ? Qu’allait-il faire…

« Braähm… Mon ami… » Commença-t-il, un peu las, soufflant longuement comme pour tenter de se décharger d’un poids. « J’ai aimé, craint, et rendu grâce au Père toute ma vie. Je n’ai trouvé Ikthor que lors de la grande migration Gobeline, une fois face au miracle du Gormisson. Ce n’est pas la première fois que le Père nous a frappé de sa colère. Le Grand Royaume d’Ankorong a été frappé lui aussi, jadis, par la colère du Père. La capitale toute entière a disparue. Le Grand-Roi de l’époque, avait été tué. Les survivants affluèrent et permirent de fonder Kirgan. Et pourtant, nos ancêtres suivaient toujours le Père avec passion. Alors, que dois-je faire ? Suis-je le Grand-Roi de la construction, et la réconciliation ? » Il laisse une pause, plus ou moins longue, posant son regard lourd dans celui de Braähm, avant de souffler encore une fois profondément. « Pour l’heure, nos défis sont nombreux. Et ce temple est… Très loin dans la Haute-Virnée. Il est peu probable que qui que ce soit ne s’y rende, vous avez déjà perdu tant des vôtres, et aucune troupe armée ne siège dans les coins. Mais, tu as raison… Il faudra prendre des décisions. Laquelle as-tu prise, toi ? »