Détour sur le chemin | Marc et Alicia

Quatrième jour de la cinquième ennéade
Eté, Verimios 18:XI

La journée touche à sa fin. Jusqu'à très récemment, je reconnaissais la route que nous empruntions. Mais, depuis un petit moment, le paysage m'est étranger. Alors j'ai glissé sur le bord de l'assise sur laquelle je me trouve et j'observe dehors avec le plus grand intérêt. J'ignore encore où commencent les terres de mon fiancé mais je sais que, si nous n'y sommes pas encore, nous nous en approchons. Alors je scrute afin de graver ce que je vois dans mon esprit, assimiler cette route qui me sera -je l'espère- rapidement familière.
Je suis impatiente mais j'essaie de le cacher. En mon cœur, j'ai l'impression d'être une enfant devant un présent encore emballé. Il ne faut pas que cela soit ainsi que l'on me voit. Que ce soit Marc-Aurèle ou ses gens. Je tiens à ce que l'un me voit comme une femme et les autres comme leur future Dame. Je dois gagner leur confiance si je suis amenée à prendre soin d'eux en l'absence de leur Seigneur et je ne pourrais le faire si, lorsqu'ils me regardent, ils ne voient que ma jeunesse. Cependant, lorsque mon regard croise celui de mon fiancé, sur son cheval, je ne peux m'empêcher de sourire et de trahir un peu de cette excitation qui m'habite à l'idée de découvrir ses terres. J'espérais pouvoir les visiter avant notre mariage et je n'ai même pas eu à le demander... Nos fiançailles s'annoncent fort bien depuis son retour de Fernel et j'en suis très heureuse.

J'ai milles questions à lui poser mais je les retiens depuis longtemps. Ce court séjour répondra sans doute à bon nombre d'entre elles. J'aurais tout le loisir de lui demander des compléments d'informations par la suite. Magdeleine, sur l'assise en face, ne dit rien mais regarde d'un air paisible et enjoué. Elle est contente pour moi, après ces dernières années passées à craindre de ne pouvoir me marier et ma résignation à épouser même le pire des hommes dans le seul but de ne pas finir ma vie seule. Mais ma famille m'a choisie le meilleur des époux à mes yeux. Nous avons bon nombre de différences mais l'ouverture d'esprit de Marc-Aurèle ne me contraindra pas à changer qui je suis. Malgré nos débuts un peu houleux, je pense que nous pouvons bien nous entendre. Et je me languis de nos noces. Apprendre qu'elles seront repoussées d'un mois à cause des festivités de Diantra m'a même attristée... Mais nous devrons rester tous deux à Arétria pour en tenir les rênes en attendant le retour de Magnus. Ce sera un peu comme un début de mariage...

Alors, les choses étaient lancées. Aujourd’hui, et depuis quelques jours déjà, Marc-Aurèle, petit seigneur de Terrefière, était l’homme le plus puissant d’Arétria. Il était à la fois seigneur de Terrefière, Premier-Conseiller du Grand Conseil Comtal, et Régent du Comté d’Arétria. Il s’était assis sur le trône du Comte Magnus, pour rendre quelques décisions mineures, et il s’était assis sur le siège principal du Grand Conseil. Beaucoup de choses s’étaient déroulées ces derniers jours, des choses qu’il n’aurait jamais pensé faisables, et d’autres, qu’il avait redouté depuis plusieurs ennéades maintenant.

Mais il avait réussi à relever les défis. Du moins, jusqu’ici. Et ce n’était que le début du chemin, et celui-ci allait être encore très long. Jusqu’à-ce que le Comte Magnus rentre de sa visite à Diantra, Marc-Aurèle aurait tout un tas de missions à remplir, et de choses à accomplir. Mais aujourd’hui, il se rendait chez lui.

Chez lui, à Terrefière. Terrefière, petit hameau sous la responsabilité de sa famille depuis si longtemps que l’arbre généalogique familiale était sans doute l’un des seuls de toute la Péninsule à ne point avoir des centaines de branches différentes, ramifiées et complexes. Chez lui, car il savait qu’Alicia, sa future Dame, désirait secrètement et ardemment visiter les terres sur lesquelles elle l’aiderait à gouverner. Elle voulait s’y rendre bien avant que l’union ne soit officielle, et assumée devant les divinités. Elle désirait être connue de ceux qui devront l’écouter à l’avenir, lors des très nombreuses missions que Marc-Aurèle devrait réaliser, éloigné de chez lui. Des missions durant lesquelles Alicia devrait prendre la régence, assumer son rôle de Dame en public.

Alors, lui et sa promise étaient en route vers Terrefière, accompagnés tous les deux par une escorte Comtale obligatoire. Le déplacement avait été long, et terriblement inconfortable… Mais nécessaire. Et lorsqu’ils arrivèrent à Terrefière, les choses se déroulèrent plus rapidement que ce que Marc-Aurèle aurait cru.

Bien que personne ne sache que Marc-Aurèle allait revenir, la nouvelle de sa venue se répandit telle une trainée de poudre. Un enfant le vit au loin, et il couru à travers champ pour prévenir son grand frère et son père, lesquels coururent jusqu’à la demeure la plus proche pour en parler à la mère et épouse, laquelle se confia aux hommes plus âgés qui travaillaient dans les potagers… Et la nouvelle arriva bien rapidement jusqu’aux oreilles d’Auguste, de Frida et d’Allia.

Le cortège arriva au-devant de la longue demeure seigneuriale, mais voilà qu’un très épais comité d’accueil empêchait même le seigneur local de descendre de son cheval. La foule, très dense, accueillait chaleureusement celui qui était à la fois leur suzerain et leur serviteur, et celui qui, de tout temps, avait été bon, plein d’honneur et d’honnêteté avec eux. Ce fut avec la plus grande difficulté que Marc-Aurèle descendit de son destrier, et rejoignit Alicia pour la faire descendre de son carrosse.

J'entends la foule avant-même de comprendre que nous nous pénétrons dans le hameau de Terrefière. Je ne peux décemment pas me pencher à la fenêtre pour voir de quoi il en retourne alors, au lieu de cela, je me recule un peu pour retourner dans l'ombre du carrosse. Nos fiançailles sont déjà connues et nul doute que les gens de Marc-Aurèle en sont informés. Je ménage mon entrée tout en laissant mon fiancé profiter seul de son retour chez lui. Notre visite sera brève, hélas, et je souhaite qu'il puisse se ressourcer un peu. La porte de la voiture s'ouvre bien plus vite que je ne l'aurais cru. Mon futur époux m'attend déjà pour m'aider à descendre. Il n'a même pas pris le temps de renouer avec les siens auparavant. Je lui adresse un discret sourire, touchée par son geste. J'ai toujours été une priorité pour ma famille mais je ne pensais pas le devenir si vite à ses yeux... J'apprécie son attitude envers moi depuis son retour, plus que les attentions de mes frères et sœurs. Capter son regard m'importe davantage. Je me sens... privilégiée. J'aime cette sensation sans parvenir à me l'expliquer.

Après un bref instant de demie surprise, je prends appui sur mon assise pour me redresser. D'une main sur le montant de la porte, je me hisse et parviens péniblement à faire les deux petits pas qui me mène devant Marc-Aurèle. J'apparais ainsi aux yeux de tous dans une position surélevée. Pour ce jour, j'ai choisi une tenue simple mais élégante afin de ne pas mettre mon statut trop en avant. Le tissu bleu foncé adoucit mon apparence noble et fait ressortir mes yeux. Mes cheveux relevés sont ornés une fois de plus par une de mes ornementations favorites. Mon chignon est maintenu en place par une multitude d'étoiles reliées entre elles par de fines chaînes d'argent.

Avec mes jambes, je ne peux utiliser les deux marches pour descendre et il n'y a pas la place de me munir de mes béquilles. Il n'y a qu'une seule manière de me faire mettre pieds à terre et le Seigneur de Terrefière assume cette charge avec une facilité déconcertante depuis notre départ. Je pose mes mains sur ses épaules pour prendre appui tandis qu'il me dépose au sol. Je détourne finalement mon regard du sien et le pose sur les personnes qui nous entourent. Je découvre les visages des sujets de mon fiancé et je ne sais plus où poser les yeux. Si je ne suis pas encore flanquée de mes béquilles, tous devinent sans doute déjà qui je suis. Je me demande ce qu'ils pensent de notre mariage...
Marc-Aurèle et moi ne formons sans doute pas un couple en apparence très harmonieux. Il est d'une forte stature entre sa grande taille et ses épaules particulièrement larges. Il porte la barbe et de longs cheveux qui lui donnent un air bourrus malgré le soin qu'il leur porte. Il arbore toujours soit armure, soit cuirasse qui façonnent son image de guerrier. Quant à moi, je suis minuscule comparée à lui, presque chétive. Je me pare avec élégance et on ne peut douter de la noblesse de mon sang dès le premier coup d’œil mais je parais frêle et facile à ébranler. J'ai eu beau sélectionner une robe un peu moins voyante, je me sens trop raffinée en cet instant... Je note tous les regards qui se posent sur moi et je cherche à identifier ce que je dois y lire. Il m'importe de faire bonne impression pour cette première rencontre et je tiens à réussir. J'essaie de ne rien montrer de mes tergiversations intérieures, affichant des traits aussi paisibles que possible, et attends patiemment que Marc-Aurèle prenne les choses en main.

Le brouhaha était impressionnant. Pourtant, toute la Malelande savait que le fier bourg de Terrefière ne comptait point plus de 150 habitants. Mais l’on pourrait y voir ici une douce métaphore philosophique : qu’importe le nombre, lorsqu’une liesse s’exprime, le vacarme est toujours bien là. En clair, qu’ils soient 150 ou des milliers, le brouhaha était tel qu’on croirait qu’une région toute entière s’était levée pour accueillir son seigneur.

Le silence fut d’autant plus impressionnant lorsqu’il vint s’abattre sur la population qui, d’un coup d’un seul, venait de rester bouches bée devant celle qui descendit du carrosse, portée par son chevalier servant. D’un vacarme assourdissant, ils passèrent à un silence pesant… Qui trouva sa délivrance par la myriade de sourires bienveillants.

Car la bienveillance était contagieuse. Marc-Aurèle, depuis plusieurs années – et comme le fit sa mère avant lui – s’était montré doux, attentif, bienveillant et compatissant envers son peuple qui, à force, vint à s’inspirer du souverain local, contrastant avec l’immense majorité d’une Malelande rustre et violente. Les femmes d’âge mûr restèrent quelque peu éloignées, mais elles posèrent sur la nouvelle venue – dont elles connaissaient l’identité – de doux regards pleins de bontés et de joies. La joie de savoir que leur souverain, qui approchait de la trentaine, allait enfin être marié à une jeune femme vigoureuse, et qui, sans aucun doute, apporterait une descendance bien portante.

D’autres femmes, plus jeunes, osèrent s’approcher. Fermières, éleveuses, mères aux foyers, cultivatrices, elles étaient habituées aux doigts cornés et aux peaux épaisses, aux journées très longues et aux braies boueuses, aux chemises pleines de sueurs, et aux ongles noircis. Voir ainsi une jolie jeune femme bien habillée, et à la chevelure tout simplement parfaite, imposa en leurs esprits une aura imprévue, comme les plus hautes Dames de ce monde peuvent induire dans l’esprit de leurs ouailles.

Cet instant, cette pause temporelle durant laquelle Alicia inspira toutes les femmes de Terrefière, obligea les hommes à tout simplement… Regarder, Marc-Aurèle plus encore que les autres. Combien de temps dura cet instant ? Personne ne saurait réellement le dire, car tout fut si beau et si imprévu.

Jusqu’à-ce que des pas se firent entendre sur les marches de bois qui menaient à la maison longue de Marc-Aurèle. Une demeure faite toute en longueur – d’où son nom – et qui comportait plusieurs salles de plein pied. Sur ces marches se trouvaient les sœurs de Marc-Aurèle, et, en retrait, Auguste Hapfer, le Régent du petit bourg en l’absence du seigneur. Tous les trois furent touchés par cette vision du peuple ainsi émerveillé.

Auguste fut le premier à descendre complètement les marches, passant aux côtés des sœurs de son seigneur. S’avançant lentement, de sa démarche peu assurée – étant donné que les marches étaient glissantes à cause d’une fine couche de mousse – il parvint à se placer sur le chemin du couple, alors que, devant lui, la population de Terrefière s’écartait afin de créer un passage plus facile vers la maison longue. Lorsqu’enfin, Marc-Aurèle et Alicia arrivèrent face à lui, le vieillard s’inclina de manière fort respectueuse, baissant son visage tourné vers le sol. Un geste qu’Allia et Frida imitèrent, rejoints aussitôt par l’entièreté du bourg de Terrefière.

« Seigneur, bienvenue chez vous ! » Dit le vieil homme qui avait servi le père et la mère de Marc-Aurèle, et qui avait servit le grand-père encore avant. Il se releva, difficilement à cause de son arthrose, et offrit un sourire des plus chaleureux, posant une pogne vieillie, ridée et à la peau flétrie sur la main d’Alicia, sur laquelle il s’inclina à nouveau respectueusement. Puis, reprenant sa posture, il dit : « Dame Alicia, je suis très heureux de faire enfin votre connaissance. Vous êtes ici chez vous dorénavant. Je suis Auguste Hepfer, fidèle serviteur de la famille de votre promis. Avez-vous fait bon voyage ? Désirez-vous un repas ? Je suis certain que vous êtes affamée ! »

En bon régent, en bon vieillard, en bonne personne au cœur plein de gentillesse et de bienveillance, la voix d’Auguste était des plus mielleuse, et communicatrice d’un bonheur tout à fait sincère.

Je distingue tant de choses dans leurs regards... que j'en suis soulagée et gênée en même temps. Mon apparence ne joue pas contre moi, bien au contraire. Elle suscite l'admiration et une certaine forme de respect. Se doutent-ils que je n'ai jamais tenu une pelle de ma vie ? Le voient-ils comme un obstacle au rôle que j'aurais à tenir ici ? Pas pour l'instant en tout cas... Et je redoute que cela vienne tôt ou tard, même si j'ai bien l'intention de tout mettre en oeuvre pour m'adapter à la vie que Marc-Aurèle a à m'offrir.
Malgré un léger mal aise, je ne baisse pas les yeux et ose poser mon regard sur chaque visage tourné vers moi. Cette bienveillance qui leur ait commune, je la leur renvoie. Leur bien-être sera bientôt ma priorité et j'espère être à la hauteur. Leur Seigneur a déjà toute leur affection, l'accueil qui lui a été réservé en est la preuve. Il va être difficile de m'élever à son niveau afin d'assurer une continuité en son absence.

Tandis que le temps s'étire à l'infini, j'aperçois la foule qui s'écarte finalement, laissant passer un vieil homme qui avance avec à peine plus d'aisance que j'en suis capable en béquilles. Malgré son âge et ses articulations douloureuses, il émane quelque chose de lui. Une sagesse, une douceur et une force aussi. Je le fixe tandis qu'il s'incline, bientôt suivi par toute l'assemblée. C'est aussi impressionnant que le silence soudain qui est tombé lorsque j'ai fait mon apparition. A nouveau, la foule imite le régent lorsqu'il se relève. Tous ici lui témoignent un respect totalement dépourvu de crainte. La confiance règne et se ressent. Aussi, je n'essaie pas de me dérober lorsqu'il prend ma main pour me saluer, tel un noble.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'accueil est au-delà de mes espérances. Je n'étais pas seulement espérée, j'étais attendue. Voir un Seigneur sans épouse a de quoi inquiéter son peuple. L'annonce de nos fiançailles a sans doute été un soulagement, même si elles s'avèreront bien longues.

-Vous n'aviez nul besoin de vous présenter, Messire Hepfer. Lui réponds-je avec douceur. Marc-Aurèle m'a si bien parlé de vous que j'aurais pu vous reconnaître rien qu'en vous croisant.

Je souris avec un brin d'amusement. J'en fais un peu trop et je n'ai pas la prétention de vouloir le cacher. C'est une discrète forme d'humour, faite pour souligner le fait que je me suis déjà intéressée à ma future terre et que j'ai eu la curiosité d'en discuter avec mon fiancé. Le régent a bien entendu fait partie de nos échanges car c'est sur lui que je devrais m'appuyer en l'absence de mon époux.

-Croyez bien que j'étais impatiente de découvrir Terrefière et de rencontrer ses habitants.

Je pose brièvement mon regard sur les gens qui nous entourent. Je laisse mes yeux pétiller de bonheur. Je suis heureuse d'être ici et regrette même que notre visite soit de si courte durée. Nous n'aurons que la soirée et la matinée de demain pour faire le tour du domaine. Ce sera tout juste suffisant pour avoir un aperçu des lieux, des habitants et de l'organisation. Mais nous aurons néanmoins davantage de sujets de discussion avec Marc-Aurèle et j'aurais les mêmes points de repère que lui.

-Je serais ravie de partager un moment de convivialité mais auparavant...

Je tourne la tête vers deux soldats qui s'avancent, les bras chargés d'un objet somme toute assez lourd et recouvert d'un épais tissu qu'ils viennent juste de déficeler afin de me faciliter la tâche. Je reviens sur mon interlocuteur et adresse également un regard à mon fiancé qui n'était pas au courant.

-Je souhaiterai offrir un humble présent à Terrefière.

J'y tenais et j'ai œuvré en secret avec Thorus pour le préparer. C'est pour moi une façon de montrer aux sujets de Marc-Aurèle la sincérité de l'engagement que je vais prendre en l'épousant et de leur prouver l'intérêt que j'accorde à cette terre.
Mes mains saisissent les coins du tissu et le retire lentement afin de dévoiler une ornementation. Elle reprend un élément significatif des armoiries du domaine, en plus grand. Ce décor en métal est prévu pour être fixé sur une arche, au-dessus d'un puits, sur le toit d'un bâtiment, au sommet d'une porte... En résumé, les habitants seront libres de l'installer où ils le souhaitent et, je l'espère, à un endroit qui a de l'importance pour eux. Le choix sera d'ailleurs le reflet de l'importance qu'ils accorderont à mon cadeau... et donc à moi.

Un hoquet de stupeur vint animer toute l’assemblée. Le présent apporté par la future Dame de Terrefière était tout simplement magnifique, et inestimable. Les habitants tentaient de voir l’œuvre réalisé par un orfèvre, que les soldats tenaient bien fermement dans leurs mains… Et que Marc-Aurèle regardait avec des yeux écarquillés. Surpris, stupéfait, il l’était tout à fait sincèrement. Il venait de passer tout un voyage à côté de ce présent… Sans jamais se douter un seul instant de son existence.

Une vieille main caleuse vint doucement s’abattre sur ses joues, à la manière d’un père, ou plutôt d’un grand père, complimentant de manière sincère et prude, la chaire de sa chaire. Mais en lieu et place de grand-père, il s’agissait d’Auguste qui, doucement, tapotait de sa main la joue gauche de son seigneur, seigneur qu’il avait en partie éduqué pendant son enfance. Son sourire était charmeur, doux, et incroyablement attendrissant.

« Ah, mon seigneur… » Dit-il tendrement, s’empêchant lui-même d’appeler le fier et fort seigneur de Terrefière par un surnom plus doux, un surnom qu’il utilisait lorsque Marc-Aurèle était en désarroi, ou dans le besoin : « mon petit ». « Que voilà une fière et bienveillante Dame pour partager votre vie ! Cette union bénie notre bourg autant qu’elle bénie votre âme. Ma Dame, si vous voulez bien vous donner la peine, nous allons installer ce magnifique présent là où le seigneur le jugera bon, car vous devez être fatiguée, et la demeure seigneuriale est d’ores-et-déjà prête pour vous recevoir. Il se fait tard, vous devez être affamée. Mesdames… »

Dit-il en se tournant à moitié sur lui-même avec difficulté, en réalisant de petits pas de vieillard, et en courbant l’échine, tant par respect qu’à cause du poids des années.

La première à s’avancer, tant par les règles de bienséance que par la volonté personnelle, un trait de personnalité, fut Allia. Petite sœur de Marc-Aurèle, benjamine de la famille, elle était l’archétype de la dame de petite noblesse désireuse de se hisser dans la haute société. Si ses habits n’étaient point extraordinaires – car après tout les Terrefières n’étaient pas très riches – elle avait l’attitude et la fierté d’une grande dame. S’approchant, noble et fière, elle fit une douce révérence face à Alicia, et inclina la tête au point de presque faire toucher son menton sur sa poitrine. Se relevant, elle offrit un sourire doux et aimable, croisant ses mains devant sa taille, afin de ne point céder à la familiarité et de ne point faire d’entorse à la bienséance.

« Dame Alicia, je suis très heureuse de vous rencontrer. Lorsque mon frère m’a appris vos fiançailles, j’ai ressenti un immense bonheur ! Et voir votre présent, et vous rencontrer aujourd’hui, me force à penser que Damedieu elle-même a bénie votre union. Je suis Allia de Terrefière. Je vous attendais avec grande impatience. Et voici ma petite sœur… »

La petite sœur, et cadette de la famille, suivit les pas de sa grande sœur et s’avança. La différence de personnalité entre les deux sœurs était tout à fait flagrante… Là où Allia était forte, la mine relevée et le l’attitude digne, Frida, elle, ressemblait presque à un garçon manquait. Ses mains n’étaient pas propres, ses ongles, très courts et parfois cassés, trahissaient une activité physique débordante dans les champs. Son visage d’ailleurs, portait les traces de quelques flaques de boues ou quelques poussières venant encrasser sa peau. Petite sauvage, elle pouvait être une véritable peste, et les éclats de voix étaient réguliers chez elle, surtout face au régent et à sa grande sœur. Mais ce qui faisait souvent se rejoindre ces deux sœurs que tout oppose… C’était Marc-Aurèle. Et voir son frère ainsi souriant et stupéfait, fit taire toute velléité de rébellion en elle, et elle se contenta d’une timide révérence non maîtrisée, et d’un sourire.

« Enchantée, ma Dame. Mon frère n’a pas menti quant à votre beauté. Et votre présent est tout simplement magnifique ! Il serait tout à fait à sa place au-dessus de la porte de la maison longue ! Nos armoiries, sur la demeure de mon frère ! Hein ? Dites ?! Vous en pensez quoi ?! »
« Frida ! Stop ! » Souffla Allia. « Marc-Aurèle prendra cette décision ! Dame Alicia… » Dit-elle en se tournant à nouveau vers elle. « Prenez ma main, je vais vous mener en notre demeure. »

Et ce qu’elle proposa, elle l’offrit. Donnant sa main, Allia s’enquit de mener Alicia jusqu’au dans la demeure rustique, Marc-Aurèle s’assurant, d’un regard bienveillant, que sa promise puisse suivre sa sœur, sans risquer de chuter.

A leurs regards, je réalise que la surprise est totale, même pour Marc-Aurèle. A leurs sourires, je comprends que j'ai atteint mon but et j'en suis fort aise. Je détaille les traits de mon fiancé, heureuse, attendrie et amusée par son expression. Même lui ne s'y attendait pas. Auguste est le premier à émettre un commentaire qui me conforte dans mon espoir. Je tenais à leur montrer que si j'appartiens à la famille de leur suzerain et de leur Comte, Terrefière n'en serait pas moins importante à mes yeux. Là où je n'ai jamais eu le moindre rôle à jouer pour Terresang ou Arétria, une place m'attend ici. Une place presque tangible tellement j'en mesure tout le poids.

Alors que je suis toute à ma satisfaction de ma tâche accomplie, les sœurs de Marc-Aurèle s'approchent à leur tour et se présentent. Deux personnalités bien différentes en vérité. L'une me fait penser à un mélange entre Elanya et Arianna. La seconde à mes neveux et nièces réunis. Je ne demeure pour autant pas sur mes a priori car je souhaite apprendre à les connaître. Je ne me formalise pas de l'attitude de Frida, trop habituée que je suis avec ma propre famille. Je souris paisiblement afin de signifier que je n'en prends pas ombrage.
Finalement, Allia m'offre de me guider jusqu'en la demeure du Seigneur de ce domaine. Mon histoire a résonné dans presque tout Arétria, je ne suis guère surprise que tous ici soient au courant. Mais si son geste est le plus bienveillant du monde, j'ai bien peur qu'elle ne surestime l'état de mes jambes... Aussi, si j'accepte de lui donner la main, c'est pour la retenir en la serrant amicalement entre les miennes.

-Je vous remercie pour votre sollicitude. Mais je crains d'avoir malheureusement besoin d'un appui des plus solides pour pouvoir me déplacer.

Mon sourire est à la fois sincère et contrit. Je regrette d'avoir à ternir mon image de la sorte mais je n'ai pas le choix... Je me tourne vers Magdeleine qui s'est frayée discrètement un chemin jusque dans mon dos durant cet accueil. Elle me tend mes béquilles et je m'en saisis pour les positionner de chaque côté de mon corps. Cela fait six ans que je n'ai plus marché. Plier les genoux n'est pas une mince affaire pour moi et, si Mère Zofia m'a soulagée de certains de mes maux, je ne suis toujours pas capable de mettre un pied devant l'autre sans chuter. Sans compter que plusieurs pas finiraient par me faire souffrir. Moi qui avait fait une si belle entrée, j'espère que cette vision ne va pas détruire cette première et si bonne impression.

Tandis que je m'avance vers ma future demeure en suivant mes hôtesses, je pose enfin les yeux sur elle et la détaille avec le plus grand intérêt. Elle me fait un peu penser à notre maison de Terresang, en plus petite. Au moins, je ne serais pas totalement dépaysée. Je baisse finalement le regard pour entreprendre de monter les quelques marches qui mènent à l'intérieur mais je ne réalise pas vraiment la présence de la mousse qui les recouvre. Alors que je commence à prendre appui, une de mes béquilles dérape et se dérobe sous moi, tout autant que mes jambes qui ne me soutenaient déjà plus...

Marc-Aurèle était à la fois touché, heureux, et surpris. Touché par cette attention paternelle des plus émouvante, que le vieil Auguste avait toujours eu pour lui. Lui qui avait connu plusieurs générations de Terrefière, connaissait très bien les défauts des mâles de la famille. Il savait que les hommes de la famille seigneuriale de Terrefière, étaient tous fiers, forts, fidèles et rustres. Il savait que leurs missions étaient toutes leurs vies, passant des ennéades, des mois, parfois des années entières loin de leurs terres et de leurs familles, pour prendre les armes sous les ordres du suzerain ; pour mener à bien une mission que le suzerain aura jugée importante. Il savait aussi que ces hommes là aimaient leurs terres, préférant largement plonger les pognes dedans, par tous les temps, plutôt que de siéger sur un trône de bois, à longueur de journée. S’il avait été aussi paternel avec Marc-Aurèle, c’est parce qu’il l’avait vu subir la rudesse et les coups de son paternel à lui. Il avait vu Marc-Aurèle baisser la tête et les yeux, sans jamais abandonner sa dignité. Pour cela, Auguste prit rapidement la place de la figure paternelle aimante et douce, que le seigneur aurait apprécié connaître.

Heureux, car l’accueil qui fut fait à Alicia était tout à fait respectueux et exceptionnel. Allia, fidèle à elle-même, se présenta, et accueillit Alicia comme une Dame devait accueillir une autre Dame. Le seigneur n’en avait jamais douté, car il savait que sa sœur était moulée dans le même moule que lui : fidélité, honneur, respect, et connaissance de la place qui était la sienne.

Surpris, car Frida, contrairement à d’ordinaire… Accueillit Alicia, et lui montra directement sa personnalité : une personne rebelle, hyperactive, habillée comme un homme et au comportement bien différent de celui d’une dame. Mais, comme d’habitude, ce fut Allia qui calma l’hyperactivité de la jeune et impétueuse Frida, et cette dernière, contrairement à d’habitude, s’exécuta.

Seulement voilà, ce qui devait arriver, arriva… Les béquilles d’Alicia glissèrent sur la mousse présente sur les marches de bois, qui n’avaient point été traitées, ni changées, ni transformées, depuis plusieurs générations de Terrefière. Les deux sœurs ne purent faire grand-chose, sinon protéger le visage et le crâne d’Alicia, tout en chutant avec elle…

Un hoquet général secoua la foule, prise de stupeur. On s’amassa alors, en silence, les souffles coupés. Auguste tenta autant que faire ce pouvait, de relever la petite Frida, tandis qu’Allia, elle, n’attendit l’aide de personne, pour se porter au secours d’Alicia. Elle eut juste le temps d’assurer que le visage et la tête d’Alicia n’étaient ni blessés ni meurtris, que Marc-Aurèle arriva.

Avec l’aisance d’un homme fort, il plaça un bras sous les genoux d’Alicia, et un autre sous ses bras à elle. Plaçant une jambe en contrebas, afin de faire plus grand levier, Marc-Aurèle se redressa… Alicia dans les bras. Auguste, voyant cela, leva ses bras afin de calmer la foule, inquiète. Il posa une main sur l’épaule d’acier de Marc-Aurèle, comme pour l’encourager… Mais celui-ci se stoppa, et, d’un regard sévère, mais juste, dit :

« Demande au menuisier, et au forgeron, de changer ces marchette en bois. Qu’ils prennent des pierres, et les tailles pour remplacer ce bois foulé par quatre générations. Cela aurait dû être fait depuis longtemps. Et aussi, je veux que des barrières soient placées autour de chaque escalier, de chaque terrain accidenté. Que la Dame de Terresang puisse se déplacer en sécurité dorénavant. Va. »

Puis, il poursuivit sa route. Son pas assuré, sa prise forte, lui permirent de gravir les quelques marches de bois, et d’entrer dans la longue demeure seigneuriale. Là, les ordres fusèrent, et tous s’exécutèrent. Par « tous », il faut comprendre : Allia et Frida. Car Marc-Aurèle ne possédait aucun domestique, ni serviteur d’aucune sorte. Tout était fait par la famille elle-même, du repas au ménage.

« Frida, fait préparer un bain frais. La température dehors est infernale, Alicia à besoin de se laver et de se détendre. Allia, prépare une chambre confortable. Ma Dame doit se reposer. Auguste, un repas chaud serait des plus appréciable. »

Et tous se mirent à l’œuvre, alors que Marc-Aurèle déposa soigneusement Alicia sur un sofa de cuir et de fourrures.

Tout s'est passé si vite que je n'ai pas eu le temps de réagir. Tout juste ai-je compris comment les choses se sont déroulées. C'est en voyant les sœurs de Marc-Aurèle se relever que je comprends qu'elles m'ont accompagnées dans ma chute. J'ai à peine bougé qu'Allia est déjà au-dessus de moi à m'ausculter puis que son frère nous rejoint et me soulève de terre sans préavis. Je suis un peu surprise par ce geste plutôt cavalier, même entre fiancés et alors qu'il n'a même pas pris la peine de me demander si je pouvais me lever. Les ordres fusent tandis que je suis encore étourdie par ma chute et le geste du chevalier. Ce n'est qu'une fois à l'intérieur que j'essaie d'attirer son attention en prononçant doucement son prénom, en vain.
Lorsqu'il me pose enfin, je place une main sur son avant-bras pour l'empêcher de partir et je plonge mon regard dans le sien.

-Je vais bien. Dis-je d'un ton assuré et paisible.

Bon, certes, j'ai un peu mal aux jambes mais je ne m'en alarme pas. Elles m'ont trop faites souffrir pour cela.
Je suis tombée mais je n'en ferais le reproche à personne. Je suis assez grande pour savoir que mes déplacements sont moins assurés que ceux de n'importe qui. J'aurais dû voir que le sol était glissant et admettre que j'avais besoin d'aide pour monter ces marches. Mon acte n'était pas mû par la fierté, j'ai juste... été distraite. Je pensais à notre arrivée, à tous ces visages, à cet accueil. J'étais optimiste et j'ai laissé ma vigilance se relâcher. Je suis la seule à blâmer.

Je libère Marc-Aurèle de cette emprise, qu'il a dû trouvé bien faible étant donné sa carrure et ma force, et je baisse les yeux. Je fais une piètre Dame si je donne l'image d'une personne aussi facile à ébranler. Voilà pourquoi je n'ai jamais eu le moindre prétendant je suppose, en plus de la surprotection dont je jouissais jusque-là.

-Il n'y a guère que ma dignité qui ait été blessée. Moi qui espérais faire une belle entrée en matière... On pourra au moins dire qu'elle aura été mémorable.

Quel soutien pour un futur époux, vraiment... Je cherche à m'asseoir, je n'ai pas besoin de m'allonger. Ou disons plutôt que mon esprit est trop agité pour l'accepter. Mon regard s'arrête momentanément sur les mains du Seigneur avant de passer sur les miennes. Il pourrait en soulever six comme moi... Et moi, au moindre coup de vent, je tombe. Dépourvue d'une musculature digne de ce nom et d'équilibre à cause de jambes branlantes, j'acceptais parfaitement ma condition jusqu'ici et c'est la première fois que je la trouve aussi pesante. Ce n'est rien de moins qu'une entrave... Et tout Terrefière va devoir s'adapter et mettant des aménagements en place, juste pour moi.

-Vous n'auriez pas dû demander tout cela à vos gens. Je ne veux pas être une charge, ni vous causer de tracas. J'apprendrais à me déplacer sur un sol autre qu'un dallage de pierres ou une terre battue.

L’attitude d’Alicia eut quelques retentissements au sein de l’esprit et du cœur du seigneur local. Sa fierté blessée, sa faiblesse enrobée d’une carapace de courage, avait de quoi impressionner le très fort et robuste seigneur rural. Comprenant, mais ne cédant point, le seigneur posa ses mires sévères sur certains paysans venus aider, qu’il congédia rapidement.

« Vous n’avez pas à vous tourmenter très chère. Mon peuple désespérait de me voir avec une épouse, et une descendance. Qu’importe votre chute, vous êtes leur future dame. Et puis, des générations se sont brisés les os sur ces marches émoussées. Quant au travail que je demande, il devra être fait… Et il sera fait. J’en ai décidé ainsi. »

Sans doute le visage du Terrefière était différent de celui qu’il arborait jadis, à Arétria. Au sein de la cité Comtale, le petit seigneur revêtait ses atours de petit seigneur plein d’honneur et de fierté, prêt à tout pour achever sa mission. Ici, il était chez lui, et ces gens étaient les siens. Il n’avait point à être « uniquement » le vassal d’un suzerain. Il était le suzerain. Et en ces termes, il devait être ferme, mais juste ; éclairé mais prévoyant.

« Votre chambre est bientôt prête, et le plancher de la maison longue a été refait il y a peu, vous n’aurez aucun problème à vous mouvoir ici. Désirez-vous quelque chose, Alicia ? »

J'observe cet homme qui se tient devant moi, bien différent de celui que j'ai côtoyé à la citadelle. En venant ici, je m'attendais à découvrir ma future terre et l'homme que je m'apprête à épouser dans son rôle de Seigneur mais je ne m'attendais pas à ce qu'il change aussi dans son attitude avec moi. Il entend mes paroles mais se montre intransigeant. Il ne reviendra pas sur ses consignes malgré ma requête.
Tandis que nous parlons, des gens sont rentrés et ma suivante se trouve parmi eux. Alors que les premiers sortent sur un ordre silencieux de leur maître, elle reste, mes béquilles dans une main et un sac dans l'autre. Derrière elle, deux soldats rentrent déjà, portant ma lourde malle en prenant garde de ne pas tomber aussi aisément que moi sur ces marches glissantes. D'un regard, j'indique à Magdeleine la direction dans laquelle j'ai vu partir les sœurs de Marc-Aurèle et elle guide à son tour les gardes afin qu'ils aillent déposer mes effets dans ma chambre.

A la question de mon fiancé, je lui réponds d'un signe de tête. Je n'ai besoin de rien d'autre, il m'offre déjà plus que je n'en demandais. Bientôt, ma servante vient remplacer le Seigneur. Elle me tend mes béquilles et je me dirige moi aussi vers cet espace privé de la maison. Après avoir remercié Frida et congédié Magdeleine en lui demandant d'aller aider Allia, je me baigne seule et profite de ce moment de solitude pour réfléchir. Les dernières minutes repassent sans cesse dans mon esprit et mes pensées s'orientent tant sur les gens de Marc-Aurèle que sur lui. Il a été bien silencieux durant tout cet accueil... Et je me rends compte que j'ai encore beaucoup de mal à le cerner. C'est un personnage bien plus complexe qu'il n'y paraît de prime abord. A bien des égards, c'est encore un inconnu. Notre mariage ayant été repoussé, j'espère qu'il n'en sera plus ainsi lorsque nous nous présenterons devant le prêtre.

Magdeleine me sort bien malgré moi de mes songes et m'aide à m'apprêter pour le dîner. J'observe les personnes autour de la table avec attention, écoute les conversations, essaie de comprendre la place de chacun dans cette famille mais aussi sur ces terres. J'ai devant moi des personnalités bien distinctes les unes des autres. De mon côté, je souris et me montre aussi signe qu'amicale. Je ne suis pas encore l'une d'entre eux et encore moins la Dame de ces lieux alors je reste à ma place d'invitée. Je remarque que personne ne fait le service, chacun se sert. Je sais qu'Auguste a cuisiné. N'y a-t-il pas de serviteurs ? Cette pensée m'effraie un peu. Je ne sais pas cuisiner, suis incapable de passer le balai ou de mettre la table... Comment ferais-je lorsque les sœurs de Marc-Aurèle seront mariées et auront quitté la maison ? Je dissimule néanmoins mes craintes derrière un sourire de façade. J'ai le temps de m'inquiéter sur ces questions auxquelles mon futur époux a peut-être déjà songé. Si non, ce sera à moi de soulever la question.

A la fin du dîner, je me tourne vers mon fiancé, le regard plein d'espoir.

-Le soleil n'est pas encore pleinement couché et l'air est déjà plus frais. Accepteriez-vous de me faire visiter le bourg avant la nuit ?

Les journées s'étirent et je souhaite en tirer profit. Nous partons demain dans la journée, nous n'avons que peu de temps à passer ici. Demain, nous irons plus loin dans les terres mais, ce soir, nous avons encore le temps de faire le tour de hameau afin de gagner un peu de temps. Je suis certes fatiguée mais je m'en cache et prends sur moi. J'ignore si je pourrais revenir avant notre mariage et je voudrais connaître un peu les lieux avant. J'espère que Marc-Aurèle oubliera mon état et accèdera à ma requête.

Le dîner était, comme tous les dîners d’une petite seigneurie, dans un coin de campagne : simple, mais efficace. La viande était de qualité, sans doute abattue et découpée le jour-même. Le pain, fabriqué par le boulanger du village, était encore chaud, et ô combien doux. L’assemblée se servait selon son bon vouloir, nul besoin de serviteurs… Du moins, pour le moment. Car Marc-Aurèle savait que son épouse allait avoir besoin d’aide, ses sœurs ne seront point toujours présentes pour l’aider. Mais pourrait-il embaucher quelqu’un ? Le petit bourg de Terrefière pourrait-il supporter une telle dépense ?

La question serait solutionnée en temps, et en heure. Pour l’instant, sa dame allait avoir besoin d’autre chose, car sa demande fut des plus intéressante, quoi que des plus inattendue : une promenade. Marc-Aurèle eut d’ailleurs un rictus surpris, ses sourcils s’arquant contre sa volonté.

Puis, au terme d’une très courte réflexion, Marc-Aurèle offrit un sourire, et avala en quelques bouchées, ce délicieux pain détrempé d’une sauce juteuse et affriolante de goûts. A peine eut-il déglutit, qu’il répondit à sa promise :

« Je l’accepte volontiers. Il m’est fort agréable de vous savoir curieuse, quant à ces terres qui sont miennes, et qui seront donc vôtres, très bientôt. Prenez vos béquilles, je demanderais à ce que l’on nous suive, de loin. Mes amis ! » Dit-il soudainement, provoquant une levée de regards en sa direction, ainsi que quelques sourires. Le seigneur de Terrefière était ainsi apprécié, qu’il puisse considérer tout le monde comme ses amis, et non seulement comme ses sujets. « Terminez votre repas ! Sire Auguste, faites venir un écuyer, ou quelqu’un de bonne volonté, pour nous accompagner dans cette promenade. Aidez-ma dame à me rejoindre dehors… Je dois prendre mon épée. »

Car les terres de la Malelande, bien que plus sûres que ces dernières années, n’étaient encore point suffisamment pacifiées pour pouvoir s’y promener sans une protection quelconque. Le petit seigneur fit alors un détour par sa chambrée, et prit sa grande et impressionnante claymore, qu’il mit dans son dos… Avant de rejoindre le bas des escaliers qui virent choir sa promise, afin de la mener, ensuite, dans une promenade de fin de journée.

J'attends Marc-Aurèle fort peu de temps. Malgré la présence de Magdeleine, les proches de mon futur époux tiennent à m'aider eux-mêmes. Et là où ma servante jouit d'une expérience longue de plusieurs années, eux tâtonnent. Je suis loin de me moquer d'eux, je suis touchée par leur attention, au contraire. Par le fait, la descente des quelques marches qui me permettent de retrouver la terre ferme est un peu plus longue et laborieuse qu'elle n'aurait dû mais tous sont marqués par ma chute récente. Contrairement à ce que j'ai affirmé, mes jambes ont été marquées par cet incident mais je ne veux pas que quelqu'un soit puni à cause de mon imprudence. J'agis ainsi depuis longtemps avec Magnus car je connais son tempérament et je ne me pose même pas la question de savoir si je ne devrais pas en parler plus ouvertement à Marc-Aurèle.

La vision de mon fiancé ainsi armé est assez étrange. Je ne le connais que peu dans cette situation. Je l'ai bien plus côtoyé dans l'enceinte de la citadelle. Son épée est immense et je serai bien incapable de la soulever... Il s'impose une nouvelle fois comme l'homme, le protecteur, la force brute. Ce fossé qui nous sépare m'interroge souvent mais j'essaie de m'en cacher. J'apprends encore à le connaître et ce court séjour sur ces terres, dans son environnement favori, sera sans nul doute des plus instructif pour moi. Aussi, j'avance à ses côtés, posant mon regard sur ce qu'il m'indique avec le plus grand intérêt. Peu de personnes travaillent encore à cette heure. Je vois donc le plus souvent des ateliers vides que j'essaie d'analyser afin de comprendre l'ouvrage que l'on y fait précisément et d'imaginer leurs méthodes. J'accorde une oreille toute particulière aux lieux les plus importants du bourg qui sont des références pour les gens d'ici. Je n'hésite pas à poser des questions à mon guide sur le travail et la vie quotidienne de chacun. Et je profite finalement d'un rapide trajet entre deux destinations pour évoquer un tout autre sujet.

-Vous avez eu l'air surpris par ma requête, tout à l'heure. Combien de fois devrais-je vous prouver mon intérêt pour tout ce qui vous concerne et mon engagement dans la mission que vous souhaitez me confier ? Lui demande-je sur un ton des plus doux.

Bien qu’il eut redouté l’instant, Marc-Aurèle finit par s’en délecter. Oui, il avait prit sa fidèle claymore, mais seulement par habitus. Même lorsque les paysans travaillent dans les champs, même lorsque les récoltes sont rentrées, même lorsque les blés sont fauchés, tous possèdent au moins une dague, ou un long couteau. La Malelande possède cette triste histoire, selon laquelle les terres ne sont ni sûres, ni contrôlées par les forces du Comte. Si cette deuxième vérité avait tendance à disparaître, à mesure que les édits et les combats du Comte de Terresang accumulaient les réussites, la première, elle, avait toujours cours. Car la Malelande était un terrain idéal pour commettre de menus larcins, de ou fieffés meurtres, avant de disparaître aux yeux de tous.

Alors, tous étaient armés. Et Marc-Aurèle ne fit point exception. Offrant son bras, le petit seigneur expliquait à sa dame, tout ce qui passait devant son regard. Là, l’on passait devant l’atelier du forgeron. Le seul du village, et sans doute le seul à des miles à la ronde. Il faisait aussi rôle de maréchal-ferrant, avec l’aide d’un jeune homme apprenant le métier. Puis, vint l’échoppe, et l’étale du boulanger. Celui qui se levait le plus tôt, de tout le village, et qui travaillait parfois plus tard que les autres. Là, les greniers et silos ; ici les élevages ; ici les demeures des paysans et des sujets du petit seigneur.

Et puis viennent enfin les fameux champs. Les champs qui bordent le village, et qui s’étendent à perte de vue. Dans ce paysage de crépuscule d’été, les champs de blés, d’orges et de houblons, dansaient dans la chorégraphie imposée par le vent. Un vent apaisant, diminuant les températures de ces terres, qui pouvaient rapidement devenir bien trop lourdes, bien trop chaudes parfois.

Lorsque la promenade prit une tournure plus posée, plus calme, et que le couple n’avait plus qu’à être, justement, un couple, Marc-Aurèle sourit à la question pas si innocente posée par sa promise, et il en rit même, d’un hoquet sincère, symbolisant son intérêt.

« Je pensais seulement que vous préfèreriez attendre demain matin, là où l’activité reprend doucement sur le village. Et, pour être franc, je pensais aussi que votre mésaventure, en plus du voyage, auraient eu raisons de vous, et que vous auriez préféré prendre un repos bien mérité. Mais je suis fort aise de vous avoir à mon bras, sur mes terres. Je n’ai aucun doute sur vos intentions, ni sur votre réussite dans vos futures missions de Dame de Terrefière. D’ailleurs, que pensez-vous de mes terres ? Et des mes gens ? »

Marcher aux côtés de Marc-Aurèle n'est pas chose aisée. Même s'il m'aide de son bras et que ma béquille me soutient de l'autre côté, ma progression est lente et difficile. Je me fatigue beaucoup mais je tiens bon. Le sommeil me gagnera bien vite ce soir et peut-être même demain dans le carrosse. Les chaos de la route n'en font pas le voyage le plus propice au repos mais quand le corps réclame...

-J'ai connu bien pire mésaventure que cela. Fais-je remarquer à mon fiancé avec douceur.

Je n'aime pas en parler et c'est la première fois que je frôle ce sujet avec lui. Peut-être ne saura-t-il pas à quoi je fais référence ou peut-être le comprendra-t-il immédiatement. Il était déjà un homme à l'époque, quoi qu'encore trop jeune pour participer à l'attaque. Il est évident pour moi qu'il sait ce qu'il m'est arrivé depuis le tout début. Les nouvelles ont dû lui parvenir au compte-goutte, depuis l'embuscade jusqu'au sauvetage. Devine-t-il ce que j'ai traversé après tout cela ?

J'esquisse un sourire d'un bonheur retenu lorsqu'il exprime ses sentiments à l'égard de cette promenade. Mes yeux me trahissent sans doute plus que mes lèvres. Il me semble de plus en plus loin le temps de notre première rencontre durant laquelle il semblait presque en panique du fait de ma seule présence. Plus que rassurée, je suis heureuse de découvrir qu'il trouve désormais ma compagnie agréable. J'apprends moi aussi à l'apprécier. C'est un homme bon et plus complexe que je ne le pensais. Je suis curieuse de le connaître davantage encore.
A sa question, mon regard le quitte finalement pour se tourner vers les champs qui s'étendent devant nous. Les rayons rougeoyants du soleil couchant colorent le paysage et je m'arrête pour l'admirer. Je réalise... Je ne suis pas coincée entre quatre murs. Et je n'assiste pas à ce spectacle depuis une fenêtre. J'en fais partie. Je prends une grande et lente inspiration tandis que je détaille les environs. Je me sens si libre tout à coup...

-La porte de ma cage dorée s'est ouverte. Souffle-je à mi-mot. Je relève les yeux vers le responsable de cet évènement aussi inattendu qu'inespéré et lui sourit avec douceur. Je ne suis pas certaine de pouvoir vous apporter une réponse des plus objective. Je vis encore un rêve éveillé.

Rêve des plus dérisoire diraient certains. C'est que je n'ai jamais eu la moindre ambition. La vie que m'offre Marc-Aurèle est certes simple mais elle est pleine de promesses. Non seulement je serai libre de mes mouvements mais je serai aussi maîtresse en ces lieux. Je n'aspire pas au pouvoir -ou une telle alliance ne me conviendrait pas- mais, depuis mon accident, on ne m'a jamais fait autant confiance. Je n'en espérais pas tant.

-J'ai hâte de voir vos terres prendre vie au matin.

Je reporte mon attention sur les champs devant nous. Je reconnais sans mal le blé -dont la silhouette des épis est connue de tous- et interroge mon fiancé sur le reste, m'enquérant de la destination de toutes ces récoltes et de savoir si la transformation de certaines se font ici-même. Je serais curieuse d'apprendre comment l'on confectionne la bière si l'on en fait à Terrefière.