Explications nocturnes

5ème jour de la 7ème ennéade de Karfïas – 2ème mois d’été.
19ème année du XIème cycle.
Kirgan.

Je n’étais pas encore entré dans la capitale naine quand je sentis que quelque chose clochait. La garde à l’entrée avait été renforcée, une mesure que j’estimais n’être que pour la nuit, due à quelque prédateur ou rôdeurs nocturnes. Je ne m’attendais pas à ce qu’on nous arrête. Les quatre gardes nous avaient observé d’un air peu accueillant. Nos réponses à leurs quelques questions assez raides finirent par les convaincre de notre honnêteté, et nous pûmes rentrer dans la cité souterraine.

À l’intérieur, l’animation était ordinaire. Les Dawis s’affairaient à leurs occupations. Beaucoup rejoignaient la taverne après leur dure journée de labeur, et nous ne pûmes nous résoudre à nous conduire au palais royal directement. Après tout, nos fesses avaient parfaitement besoin d’un tabouret confortable, et nos gosiers n’avaient pas vu une goutte de bière depuis bien trop longtemps. L’établissement qui finit par nous attirer n’était pas si bondé. Ce qui me frappa en premier, c’était l’humeur morose qui y régnait. Par ma barbe, c’était la première fois que je rentrais dans une taverne où personne ne chantait. Quelques tablées nous lancèrent un regard indéchiffrable, mais le patron, lui nous accueillit les bras grand-ouverts. Au moins un qui ne perdait pas le nord. En moins d’une minute, nous étions servis et attablés. Autour de nous, les discussions reprenaient, et nous ne nous gênâmes pas pour trinquer et se féliciter d’être enfin de retour.

C’est au bout de la sixième pinte, alors que la soirée était bien avancée, et qu'elle s’était bien plus endiablée, que j’entendis quelque chose qui me fit tiquer.

« Ces saletés d’Umgis ne méritent pas tant de clémence ! »

Un Dawi visiblement bien éméché parlait avec véhémence à un autre qui n’allait pas beaucoup mieux. Ils semblaient tous deux pris d’une étrange émotion. Leur échange finit par attirer les regards, et les nains tout autour de nous commencèrent à affirmer leurs propos. Jnordil et moi, nous nous lancions des regards septiques. De quoi pouvaient-ils bien parler ? Les deux soldats à nos côtés semblaient tout aussi perdus, et l’un d’eux osa demander à haute voix :

« Vous parlez d’quoi, au juste ? »

Une nouvelle fois, le silence se fit. Cette fois, c’est nous qu’on regardait, d’yeux pleins d’incrédulité.

« Vous… Z’êtes pas au courant ? » dit le nain qui s’était exclamé un peu avant. J’haussai les épaules, un sourire bête sur le visage. « Ma parole… Asseyez vous donc. »

Nous étions déjà solidement ancrés sur nos tabourets. Un temps d’attente, et le nain commença à nous raconter une histoire sordide. Au départ, je pensais qu’il se moquait de nous. Il fallait bien admettre que c’était invraisemblable. Pourtant, personne ne semblait le contredire, mis à part sur un ou deux détail dont personne ici n’était sûr. Ainsi, les humains avaient osé ôter la vie de deux d’entre nous, dont un runiste. Je manquais d’avaler de travers. La façon dont ça s’était fait restait floue, mais tous s’accordaient sur un point : le sage avait été décapité. Ma grimace sembla en inquiéter plus d’un. Je sentis une violente colère monter en moi. Mon poing se serrait incontrôlablement autour de ma chope, alors que l’histoire se poursuivait. J’eus encore plus de mal à entendre, et accepter, la suite.

Ainsi, une délégation humaine avait mis pied en Zagazorn, pour tenter de négocier, et espérer tenir une paix qui m’avait déjà semblé voler en éclats. Ces quelques humains avaient été non seulement bien reçus, mais amenés avec protection jusqu’à Kirgan. Je voyais déjà rouge. Comment avait-on pu les laisser faire ? Pourquoi est-ce que personne ne se préparait à la guerre ? Comment avait-ils pu débarquer à Thanor ? On m’apprit qu’un décret royal avait été établi quelques ennéades plus tôt, pour garantir leur passage en toute sécurité. Mon poing se serra un peu plus autour de la chope, que je vidais d’un trait avant d’intimer au nain de continuer. Je faillis tomber de mon tabouret en apprenant la suite. Cette délégation aurait réussi à négocier non seulement leur vie, mais également un semblant de paix ? C’était du grand n’importe quoi.

« Harald... » murmurais-je pour moi-même.

L’un des soldats royaux m’entendit et me lança un regard troublé. Je me levai en poussant la table, et lançai un regard à mes trois compagnons de voyage.

« Restez ici, détendez-vous. Je vais me charger du rapport. Tout de suite. »
« Attends, Braähm... »

Je lançais un regard noir au soldat qui choisit sagement de se taire. Jnordil m'observa une seconde, avant de continuer tranquilement sa chope, les sourcils bien hauts. Je sortis en trombe de la taverne, et me dirigeai droit vers le palais royal, en ruminant mes pensées. L’alcool continuait de monter, mais je n’en ressentais qu’une forte adrénaline. Il allait falloir qu’il m’explique, ce Groman-Rik. Comment avait-il pu ainsi insulter la mémoire de deux Dawis ? Une enquête ? Se plier aux exigences ridicules des humains ?

J’arrivai plus vite que prévu au palais, où on m’arrêta tout de suite.

« Je suis Braähm Main-Ferme. Je suis de retour d’une mission royale, et je dois absolument voir le Grand Roi. C’est urgent. »

Devant mon air énervé et quelque peu éméché, les deux gardes échangèrent un regard. Il n’était pas tôt, peut-être Harald dormait-il déjà. S’il le fallait, j’irais le tirer moi-même du lit. Les portiers hésitaient, alors, dans un mouvement pas très fluide, je sortis mon médaillon de sous mes couches de vêtements pour le mettre en face d’eux.

« Et ça, ça vous dit un truc ? Mon nom et ma tête vous reviennent pas ? Dépêchez-vous, il n’y a pas une seconde de plus à perdre ! »

L’un d’eux secoua la tête, s’excusa et me fit entrer. Il me fit patienter dans une salle, sous le regard intimidant d’un autre hallebardier, avant de courir et disparaître dans un couloir. Je commençais à faire les 100 pas, en continuant de ruminer mes pensées, attendant impatiemment l'arrivée de Harald.

L’arrivée du roi me stoppa net dans ma marche en rond. Je le regardai d’un air plutôt mécontent, mais revoir son visage m’anima d’un toute autre sentiment en premier lieu. J’étais soulagé. Soulagé d’être enfin de retour, d’avoir accompli cette fichue mission qui garantissait à mon clan un avenir radieux. Nous allions enfin pouvoir rembourser nos nombreuses dettes, et investir de nouveau pour nous-mêmes, et non plus pour les autres. J’étais soulagé aussi de le revoir lui, mon ami. Dans ses traits durs, je pus lire la fatigue de ces nombreuses ennéades qui n’avaient pas dues être simples non plus pour lui.

Je secouais la tête en me rappelant la raison de ma venue. Moi aussi, il fallait que je reste ferme. Je me surpris à voir que j’étais tout de même un peu calmé, et que l’alcool était visiblement redescendu. Ou n’était-ce qu’une impression ? Je m’avançais vers lui et le pris par les épaules.

« Harald... Qu’as-tu fait ? »

Ma voix tremblait, non de peur, ni d’hésitation, mais bien chargée d’émotions. Mes mains le serrèrent un peu plus. Je pouvais sentir ma propre haleine puer l’alcool. Peut-être cette discussion aurait-elle pu attendre demain ? Je ne pouvais de toute façon plus reculer maintenant, autant y aller franc jeu. J’avais tant de choses à lui dire, je ne savais pas où commencer. Je connaissais toutefois le personnage, et j’étais certain qu’il me laisserait parler jusqu’au bout. Alors, je commençais ma diatribe, d’une voix grave.

« Je suis arrivé il y a quelques heures à Kirgan. Je viens d’apprendre que des Umgis avaient levé la main sur deux de nos frères. On m’a tout raconté. Leur acte impardonnable. L’intrusion des diplomates au Zagazorn. Ton élan de clémence. Tout... » Je m’arrêtais quelques secondes en lui lançant un regard plein d’incompréhension, et de doutes. Mes mains le relâchèrent doucement. Et si on ne m’avait pas raconté toute la vérité ? Non, impossible, quelqu’un à la taverne aurait protesté. « Qu’as-tu fait, Harald ? Le meurtre d’un sage runiste resté impuni. Ce n’est pas possible, enfin. Où est donc l’armée, pourquoi n’est-elle pas sur le pied de guerre ? » Je secouais une nouvelle fois la tête. « Cet affront à notre honneur, il est de ton devoir de le réparer. Je sais que tu as réclamé la tête de celui qui a osé décapiter notre frère, mais penses-tu vraiment que ce soit suffisant ? Ce sont des déchets, des ratés, Harald. Ils ne sont pas nos égaux. Comment peux-tu les traiter ainsi ? »

Je fis une pause ici, pour lui laisser le temps de répondre. Je voulais d’abord entendre ses arguments, même si je doute qu’il réussisse à me convaincre du bienfait de ses choix.

Vous connaissez ce truc qui vous prend aux tripes quand un puissant vous regarde d’une colère froide ? Cette espèce d’effroi, mêlé à l’adrénaline de votre propre colère ? Oh, je le ressentais bien, moi, cette nuit là. À dire vrai, qui ne prendrait pas peur face à un Dawi que la légende précède ? Barbe-Sanglante, voilà un surnom qu’on n’acquiert pas à la légère. Et il se pourrait bien que je l’ai un peu énervé. Tant mieux, après tout, ça lui remuerait peut-être un peu les fesses ! Mais ça, je le gardais bien pour moi.

Ses premières phrases ne me paraissaient pourtant pas si déplacées que ça. Je m’empêchais de sortir un « parfaitement ! » bien fort pour compléter ses fabuleuses idées, en comprenant qu’il cherchait à me faire voir quelque chose qui aurait pu m’échapper. Et puis vinrent les excuses, les hypothèses, la peur. Mon visage s’assombrit petit à petit, et il m’était très difficile de tenir ma langue, de m’empêcher de couper la parole du roi. Seules mes expériences et ma vie passée m’incitèrent à écouter patiemment. Mais je ne lâchai pas le morceau pour autant, loin de là.

« Tu cherches des excuses, Harald, mais tu ne vois pas la hargne de ton peuple. » Je m’écartai de lui, et pointai un doigt accusateur. « Tu parles de commerce, mais quel Dawi fidèle à autre chose que son argent accepterait encore de marchander avec des êtres sans foi, ni loi ? Rends toi à l’évidence, ce commerce est déjà mort. Tu penses vraiment que Thanor ne se rallierait pas à cette juste cause ? Entre tous les besoins nécessaires à la guerre, et un espoir de piller toutes ces terres bien trop riches pour ces Umgis, les Thanoriens auront du pain sur la planche. Et qui dit travail, dit richesses. Tu connais Glumtol aussi bien que moi, tu sais qu’il tient la ville dans le creux de sa main, et que tous, là-bas, le suivraient, s’il se ralliait à ta décision. Le peuple d’Almis est le point faible de notre territoire, c’est vrai, mais il serait fou d’envoyer toute l’armée d’un coup. Rien ne t’empêche d’y laisser une garnison suffisante. Enfin, tu parles de glorieux chantiers, mais quelle gloire peut-on y trouver si nous y laissons notre honneur ? »

J’appuyais ce terme en refermant mon poing, et frappai ma poitrine d’un coup fort, qui résonna dans la salle du trône.

« Si l’effort de guerre avait subi une si forte opposition pour reprendre les territoires perdus, ce n’est pas du tout pour les mêmes raisons. Retourner en Hautes-Terres, c’est se souvenir de Sa haine, et de  Son courroux. Il n’est pas question de ça aujourd’hui. On parle de la Braise-Vie de deux de nos frères, et de l’honneur de venger leur mort ! C'est une cause qui nous ralliera tous ! »

Je frappai une nouvelle fois ma poitrine et lançai un regard dur au monarque.

« Comment peux-tu prétendre que la tête d’un des leurs vaut celle de deux des nôtres ? Une seule chose peut te pousser à dire une chose pareille : tu as peur. Tu penses que ton peuple n’est pas à la hauteur, et que nous nous ferions écraser. Ne te rappelles-tu donc pas la puissance de notre magie, du courage de nos frères d’armes, et de leur force inégalée ? Je les ai vus à l’œuvre, très récemment, acculés et pris au piège, et nous n’avons presque déploré aucune perte. Même à 10 contre 1, les Umgis n’ont aucune chance. »

Je repris mon souffle, et en me rapprochant, je reposai une seule main ferme sur son épaule.

« Nos principes ne s’appliquent pas à cette sous-race que sont les Humains. Les considérer comme nos égaux, c’est se mettre en péril. Tu l’as dit toi-même, ton autorité n’y est pas reconnue. Autrefois, ils tremblaient en entendant nos cris de guerre. Ils ont oublié, aujourd’hui, et se pensent tout puissants. Donnons leur une bonne raison de pisser dans leur froc, et de ne plus oser nous toucher. » Cette fois, c’est un sourire carnassier qui illumina mes propos, et une lueur de haine brilla dans mes yeux. « S’ils n’ont pas compris le message que tu as transmis lors de ton mariage, il est temps de leur montrer de quoi nous sommes capables. »

L’exclamation du Groman-Rik ne me fit pas trembler, bien au contraire : je me braquai, prêt à bloquer le coup qui ne vint finalement jamais. Au lieu de ça, il passa sa colère sur moi. Et je vis rouge. J’essayai en vain de lui couper la parole, mais son ton, et sa façon de parler, ne m’en laissèrent pas l’occasion. Alors j’écoutais, une sourde pulsation dans l’oreille. Enfin, il finit par me laisser parler, après un aller-retour rapide à son trône. Il ne semblait plus tenir en place. Ses dernières phrases avaient toutefois eu l’effet d’un coup de marteau en pleines dents, et je sentis quelque chose tout le respect que j’avais pour lui se fissurer.

J’attendis qu’il reprît place sur son trône, en lui lançant un regard noir, le poing fermé, tremblant. Ma voix résonna entre les murs de la grande salle, sur un ton moins élevé, mais toujours aussi grave.

« Harald, tu prends pour une insulte ma parole, alors que j’essaie seulement de t’ouvrir les yeux. Tu penses que j’ai eu le temps de réfléchir à ce que je pourrais tirer d’une pareille situation, et que je n’ai que mes intérêts à l’esprit. Tu en même viens à m’accuser de mogarisme... Comment oses-tu insulter ainsi mon nom, et celui de mes ancêtres ? »

La fureur qui s’enflammait en moi était si difficile à contenir. J’avançais d’un pas.

« Dois-je te rappeler ce que mon clan, et moi-même, avons perdu pendant le Voile ? Plus de 100 Dawis de mon clan ont péri de la main de Mogar, ou de ses fanatiques. Mes enfants ont vu leur propre mère disparaître ! »

Je fis un nouveau pas vers lui, et serrais les poings.

« Alors, oui, je t’ai soutenu pendant l’Althinkalan. Oui, j’ai fait confiance à mes tripes, comme je l’ai toujours fait. Mais il me semble bien qu’avant d’avancer ta sagesse, c’est ta bravoure et ta gloire passée qui m’avaient convaincu en premier lieu. Tu évoquais ton désir de montrer au monde la puissance renouvelée du Zagazorn, de nous hisser au sommet, et pourtant, tu laisses les Umgis nous marcher dessus. »

Je fis un dernier pas et m’arrêtai pour le fixer, les yeux dans les yeux, à bonne distance tout de même.

« Tes menaces ne me font pas peur, Harald. Tu n’es pas un tyran, tu ne tairas pas l’avis d’un Thane. Tu l’as dit toi-même, pendant presque deux ans, tu as écouté mes conseils et m’as accordé ta confiance. Entends ce que je te dis. En restant passif, le Zagazorn se montre faible, incapable d’agir. Ne commets pas l’erreur de vendre la mort de nos deux frères pour quelques comptoirs et la promesse d’un commerce sali par leur sang. Si nous laissons ce crime impuni, qui sait de quoi sera fait demain ? Tu dis que je peux lire l’avenir, mais il ne faut pas être un génie pour imaginer ce qu’il pourrait se produire. Les tensions vont grandir, peut-être que la prochaine fois, ce sera un nain qui réalisera l’irréparable. En tout cas, il y aura un autre acte de violence. Mais au-delà de ça, te rends-tu compte qu’un humain a tenté de voler le secret d’un runiste ? Et tu penses qu’ils nous craignent encore ? »

Mes poings se desserrèrent, et je soufflai d’un long soupir.

« Je n’aime pas la guerre. Mais le sang appelle le sang. Tu veux ouvrir le Zagazorn au monde, soit. Mais ne laisse personne penser que c’est parce que nous avons besoin d’eux. »

J’acceptai l’excuse du roi d’un hochement de tête. La tension était redescendue d’un coup. Enfin, il m’avait écouté. Sa réponse me paraissait réfléchie, bien qu’erronée, mais je ne pensais pas pouvoir le convaincre. Ou en tout cas, pas ce soir. Certes, il avançait un bon argument : les Dawis n’étaient plus aussi nombreux qu’autrefois. Mais était-ce une raison suffisante ? La vie de soldats, et celle de chaque nain, avait, certes, beaucoup de valeur, mais si n’étions pas prêt à nous sacrifier pour ceux tombés injustement, comment pouvions-nous nous déclarer honorables ?

Harald commençait à repartir, après m’avoir souhaité la bonne nuit. Je l’arrêtais d’une exclamation.

« Tu sais, la guerre, elle est déjà à nos portes. L’acte belliqueux a déjà eu lieu. Et cet acte réclame vengeance... Réfléchis-y, après ton repos. Il vaut mieux provoquer le destin, plutôt que d’attendre qu’il s’inflige à nous. »

Un nouveau soupir. Quelques derniers mots de sagesse, avant un repos tardif, nécessaire. Je frappai ma poitrine d’un salut respectueux.

« Bonne nuit à toi, mon ami. »

Je repartais sur ces derniers mots. Une conversation qui n’avait finalement mené à rien, si ce n’est, peut-être, une réflexion qui changerait sa décision. En tout cas, ma colère s’était calmée, et je saluai les gardes en ressortant, après m’être excusé de mon comportement. Je notais que je n’avais même pas fait mon rapport concernant la mission qu'il m'avait confiée, au début du mois. Il devrait attendre une prochaine fois, il était bien tard, et je n'avais pas du tout la tête à ça.