Herboristerie médicinale (Brannor)

Brannor tenait deux épées courtes dans ses mains. Devant lui se dressait un elfe équipé de la même façon. C’étaient des armes destinées uniquement à l’entraînement, semblables en tout point aux vraies à l’exception qu’elles n’étaient pas affutées. Contrairement aux armes en bois, elles donnaient à ceux qui les maniaient l’impression d’en tenir de véritables, rendant ainsi les exercices beaucoup plus réalistes sans risquer de blesser son adversaire sans le feu de l’action. Cela étant dit, tous les soldats s’accordaient pour dire que d’en recevoir un coup restait douloureux.

Les deux elfes se toisaient, le visage impassible. L’expérience face à la fougue de la jeunesse. Le médecin savait son adversaire doué. Il l’avait vu se battre à plusieurs reprises depuis son retour dans l’armée d’Alëandir. En revanche, son talent le rendait parfois arrogant et il pouvait se montrer négligent. Ça arrivait lorsque l’entraînement n’était pas assez pris au sérieux. Il était facile de ne pas se battre avec la même fougue avec un ami plutôt qu’un ennemi. Une erreur commune qu’il fallait absolument corriger au risque de prendre de mauvaises habitudes difficiles à défaire plus tard. Brannor fut le premier à bouger. Il se plaça en position, immédiatement imité par son compatriote qui attaqua le premier. Le médecin para sans difficulté et répliqua à son tour. Ainsi commença une danse rapide entre les deux protagonistes. Il y avait d’autres elfes sur le terrain d’entraînement, mais personne ne prêtait vraiment attention à eux pour l’instant. Ils étaient tous occupés par leur propre routine. Des instructeurs circulaient parmi les combattants en critiquant parfois sévèrement ce qu’ils voyaient. L’un d’eux finit par s’intéresser au médecin et à son opposant. Brannor ne remarqua même pas sa présence. Son visage était tendu par la concentration. S’il était surpris par l’aisance avec laquelle il avait retrouvé en partie sa forme physique, il était conscient de ses propres lacunes et du chemin qui lui restait à faire. Ainsi, il ne cherchait pas à tout prix à gagner contre son compagnon, mais simplement à continuer sur le chemin de l’amélioration. Pour l’instant, il s’en tirait bien. Leur niveau était à peu près égal et le combat aurait pu continuer longtemps si le plus jeune n’avait pas perdu patience. Il tenta une manœuvre risquée, mais Brannor comprit ce qu’il essaya de faire et esquiva. L’autre s’en trouva momentanément déséquilibré et avant qu’il ait eu le temps de se ressaisir, l’aîné lui donna un coup de pied dans la poitrine qui le fit reculer de quelques pas mettant ainsi fin au duel.

« Pas mal, Brannor. Nous ne sommes plus très loin de ta forme d’avant. Quant à toi, Varian, soit moins impatient. Tu es doué, mais tu as devant toi quelqu’un qui a deux fois ton expérience. Même s’il n’y a pas de réelles conséquences à ces combats, tu dois toujours les prendre au sérieux. Face à un ennemi, tu serais mort à l’heure actuelle. »

L’instructeur s’éloigna. Varian n’avait clairement pas apprécié la remontrance, mais répliquer n’aurait pas aidé sa cause. Il se frotta distraitement la poitrine, là où Brannor l’avait frappé.

« Ça va ? » Demanda-t-il en remarquant le geste. Varian acquiesça d’un signe de tête. « J’ai besoin de prendre une pause. »

« Bonne idée. »

Les deux elfes rangèrent leurs armes sur les supports en bordure du terrain avant de se diriger vers la station d’eau. Brannor fut le premier à se servir en plongeant une sorte de grande louche en bois dans le baril rempli d’eau fraiche. Après s’être désaltéré, il laissa la place à Varian.

« Tu sais, il n’a pas tort. Le seul moment où une manœuvre stupide devient acceptable, c’est quand il n’y a plus rien à perdre. »

Varian lui adressa un regard qui suffit à lui faire instantanément regretter ce qu’il venait de dire. Ça ne venait pas d’une mauvaise intention, mais le jeune soldat était frustré. Recevoir des critiques n’était pas toujours une expérience plaisante, surtout lorsqu’on avait la certitude d’avoir bien fait alors que ce n’était pas le cas.

« Brannor? »

« Quelqu’un te cherche. » Sur ce, Varian tourna les talons et s’éloigna pour ruminer sa frustration dans un coin. Brannor le suivit des yeux, agacé par sa propre maladresse avant de se diriger à contrecœur vers la personne qui venait de l’appeler. Valait mieux le laisser tranquille dans l’immédiat, mais il se promit d’essayer de lui parler plus tard. Quelle ne fut pas sa surprise de tomber face à face avec un elfe au visage à moitié masqué. Seuls de grands yeux expressifs étaient visibles au-dessus du morceau de tissus qui cachait le reste. Tout comme Brannor, elle était passablement échevelée et couverte de sueur. Venait-elle d’un autre terrain d’entraînement où quelqu’un s’était blessé et nécessitait son intervention ?

« Je suis Brannor, je peux t’aider ? »

Seul un léger froncement de sourcil marquait son inquiétude.

La nervosité de l’elfe était palpable et Brannor en était presque aussi inconfortable qu’elle. Elle se présenta rapidement d’une voix timide tout juste perceptible au-dessus des affrontements qui se déroulaient toujours sur le terrain d’entraînement. Elle s’appelait Lynn et avait déjà servi dans la milice d’Alëandir dans le passé. Son visage lui était effectivement familier. Enfin, il avait le vague souvenir d’avoir déjà rencontré un elfe masqué. Peut-être même qu’elle fut sa patiente, mais il ne pourrait pas le jurer. En général, Brannor ne se souvenait que des blessés les plus graves ou de ceux qu’il avait traités dans des circonstances particulières. Voilà donc une bonne chose qu’il n’ait qu’une vague impression de déjà-vu.

« En fait, je crois bien qu’on s’est croisé quelque part, mais ça remonte à plusieurs années. »

Afin de la rassurer, Brannor afficha son air le plus avenant ce qui, dans son cas, se résumait à un vague sourire et un regard peut-être un peu plus doux. Avec ce qui venait de se passer avec Varian, il sentait sa propre panique l’envahir. Les choses allaient bien pour lui, mais il y avait des jours plus difficiles et des situations qu’il peinait à gérer correctement. Techniquement, il n’avait rien fait de mal, mais il avait le sentiment que la faute revenait sur lui. Non, il ne devait pas se laisser emporter par ses propres pensées. Il devait rester concentré. Lynn avait besoin de son aide et il n’allait pas la décevoir.

« J’ai… j’ai un peu de temps devant moi tout de suite si ça te va. »

Il ne lui laissa pas le temps de répondre et se retourna vers l’un des instructeurs.

« Je reviens d’ici quelques minutes. »

Il fit ensuite signe à Lynn de le suivre. Elle n’avait peut-être pas envie de parler devant autant d’oreilles indiscrètes. Brannor trouva un endroit en retrait et d’où on entendait encore le choc des armes sur le terrain d’entraînement, mais personne ne viendrait les déranger ici.

« Nous devrions être tranquilles. Alors, je suppose que tu as besoin de l’aide d’un médecin si tu as demandé spécifiquement à me parler. »

Brannor était intrigué. Il n’était certainement pas le seul médecin dans l’armée d’Alëandir. D’ailleurs, ils étaient quatre à s’entraîner, incluant lui-même lorsqu’elle vint le voir. En plus, ce n’était pas vraiment un secret qu’il avait passé près de dix années enfermé dans sa propre demeure à attendre sa mort. Disons qu’il était rarement le premier choix et qu’il était surpris qu’on le préfère à ses collègues plus jeunes et plus expressifs que lui.

Brannor fut surpris de la voir retirer son masque. Elle n’avait rien à cacher, mais même un aveugle aurait senti l’hésitation qui la paralysait et ce n’était pas sans lui rappeler sa propre situation. S’il ne se cachait pas derrière un masque, Brannor était resté longtemps terré dans sa propre maison à fuir le regard des autres et à attendre sa propre mort. En sortir avait requis de gros efforts de sa part. Au début, il suffisait qu’il réfléchisse trop pour que le courage l’abandonne. Plus d’une fois, il lui était arrivé de sortir sans des chaussures convenables ou encore en robe de nuit, sachant très bien que s’il retournait se changer, il n’aurait pas la force de ressortir. Sans connaître exactement les raisons derrière le comportement de la jeune elfe, Brannor ne pouvait qu’éprouver de l’empathie pour elle. Il comprenait ce qu’elle vivait et à quel point il est difficile de se battre contre soi-même.

« Je suis un médecin, pas un herboriste. C’est très facile de nous confondre, car nos métiers se complètent. En tant que soigneur, je me dois de connaître les plantes et leurs propriétés, mais ce n’est pas la même chose que d’aller en forêt et les identifier dans leur milieu naturel. »

Il se sentait stupide. Évidemment qu’il connaissait les plantes, mais il doutait d’être le mieux placé pour l’aider à les identifier dans l’Anaëh. Si seulement elle lui avait dit ce qu’elle cherchait exactement. Il pourrait lui faire toute une liste des plantes qui peuvent contrôler les saignements, soulager la douleur ou servir d’antidote contre les poisons les plus communs. « Oh, Brannor, bien sûr que tu es stupide ! Comment peux-tu en douter même un seul instant ? Stupide, stupide, stupide… »

« Toutefois… » Reprit-il après un bref moment de silence en détournant le regard. Ses bras étaient maintenant raides le long de son corps et le ton de sa voix vacillait légèrement comme s’il avait de la difficulté à prononcer les mots. « Je peux peut-être t’aider. J’ai en ma possession des traités sur les plantes que j’ai étudiés durant ma formation. Ils sont probablement aussi vieux que moi, mais l’information est toujours pertinente et je les ai enrichis au fil des années avec mes propres observations. Je connais les plantes. Je sais quoi utiliser selon les circonstances et comment le faire, mais je ne suis pas le plus qualifié pour les trouver sur le terrain. Je préfère être honnête avec toi. Malgré tout, si tu te sens à l’aise avec cette idée, tu peux venir chez moi où tu pourras étudier les traités. Nous pouvons aussi aller voir un véritable herboriste avec qui j’ai travaillé pendant plusieurs années et en qui j’ai entièrement confiance. »

« Elle va dire non et aller voir cet herboriste. Et toi tu vas renter chez toi et te cacher tel le froussard que tu es parce que tu es incapable de regarder en face les gens que tu déçois… »

Elle a accepté ! Brannor ne s’attendait pas à ce qu’elle accepte. En fait, il s’était tellement convaincu qu’elle dirait non que, pendant un instant, il resta figé ne trouvant rien à dire. Elle vit certainement l’étonnement sur son visage avant qu’un sourire ne se dessine finalement sur ses lèvres. Dans sa tête, la voix, sa voix, se tut. Lynn sera la première personne à venir en sa demeure depuis plusieurs années. Il n’avait pas l’habitude de recevoir beaucoup avant, mais il n’était pas rare non plus qu’un ami vienne prendre le thé avec lui. Depuis qu’il avait coupé les ponts avec tout son entourage, plus personne ne venait frapper à sa porte. Il avait fait de la solitude sa seule et unique compagne. Avait-il suffisamment de thé ? La question le frappa de plein fouet comme si cela était d’une importance capitale. Il avait l’impression ce matin qu’il ne lui en restait que très peu et il doutait d’avoir le temps d’en trouver. Peu importe, il pourra toujours lui préparer une tisane. Ce serait même très à propos compte tenu des circonstances.

« Si cela me dérangeait, je ne l’aurais pas proposé. À vrai dire, je suis même très heureux de savoir que tous ces vieux traités serviront à nouveau, même si c’est que pour quelques heures. »

Brannor les avait conservés autant parce qu’il aimait posséder les choses que parce qu’il caressait l’idée d’avoir un jour un apprenti. Certes, il n’était pas présentement en état pour prendre une telle responsabilité, mais rien n’indiquait qu’il ne pourrait pas plus tard.

« Je vais faire la même chose. » Dit-il en prenant conscience pour la première fois de la sueur qui lui couvrait le corps et faisait luire son visage. « Sais-tu où j’habite ? » Brannor lui donna quand même les indications avant de partir. Il fit tout de même un dernier détour sur le terrain d’entraînement afin d’expliquer la situation. Chez lui, il s’empressa de faire sa toilette et troqua son uniforme pour ses habits habituels. Ensuite, voyant qu’il ne lui restait effectivement plus beaucoup de thé, il prépara une tisane de sa propre création pour sa jeune invitée qui ne devrait plus tarder à présent. Il sortit également les traités qu’il disposa sur une table pour finalement se poster près de la porte, prêt à ouvrir dès qu’on y frapperait.

Et il attendit. Les minutes s’écoulèrent sans que personne ne vienne frapper à la porte. Ils avaient pourtant convenu d’une heure pour se rejoindre, non. Évidemment, il suffit qu’elle ait un peu de retard pour que Brannor recommence à se faire des histoires. Elle avait forcément changé d’avis. Peut-être qu'elle avait croisé une autre de ses connaissances et le médecin lui était complètement sorti de l’esprit. Ce serait tout à fait compréhensible, car Brannor était quelqu’un qu’on oublie facilement. Il ne marque pas vraiment les esprits sauf peut-être par la couleur singulière de ses cheveux ou de son manque chronique d’expressions faciales.

Le malaise l’envahit à nouveau. Il voyait à quel point c’était stupide de se mettre dans un tel état pour si peu. Il le comprenait, vraiment, mais il n’arrivait pas à contrôler ses propres pensées. Il était tellement heureux de pouvoir l’aider et l’idée qu’elle puisse le laisser en plan… Elle était peut-être simplement en retard, car elle avait du mal à trouver sa maison. Brannor ferma les yeux et serra les poings, s’efforçant de faire le vide dans son esprit et d’empêcher la voix de revenir.

Soudainement, on toqua doucement à la porte. Brannor ouvrit les yeux et releva la tête. En deux enjambées, il avait rejoint la porte et l’ouvrait.

« Ce n’est rien. » dit-il en souriant doucement. Évidemment, elle avait une raison pour être en retard. Lui aussi avait faim. Il ne s’en était pas rendu compte jusqu’à ce qu’elle en parle. Il n’avait même pas pensé à préparer quelque chose à manger. Tout ce qu’il avait c’était l’infusion qui reposait sur la table. « Tu peux déposer tes choses ici. » Il l’amena jusqu’à la table où se trouvaient également les traités d’herboristerie. « J’ai déjà sorti les traités dont je te parlais. Ils sont tous là. Je sais que tu feras attention, mais certains sont très anciens… » Il ne termina pas sa phrase, elle devait l’avoir compris de toute façon. Tout dans cette maison était ancien, y compris Brannor.

« J’ai préparé une infusion. Je n’avais plus de thé sous la main, alors j’ai sélectionné des herbes réputées pour calmer. Elles ne te feront pas dormir, elles aident simplement à se détendre. Parfois, je me dis que d’en boire des litres ne me ferait pas de tort. Ça ou peut-être m’y baigner. »

Il saisit l’un des traités et commença à le feuilleter. Il s’arrêta sur une plante et la montra à Lynn. « L’infusion contient quelques feuilles de cette plante. » Il tourna la page. « Celle-là aussi. Elle est un peu plus difficile à trouver que la première. » Il tourna quelques pages. « J’ai ajouté ça pour le goût. Elle n’a pas vraiment de propriétés connues, mais son goût est agréable et adoucit l’amertume des deux autres. » Brannor ne savait pas trop pourquoi il lui expliquait ça. Elle n’était pas là pour connaître la recette de son infusion, mais pour en apprendre plus sur les plantes de l’Anaëh.

Il désigna du doigt le traité qui semblait le plus vieux et le plus usé de tous. « C’est dans celui-ci que tu trouveras les plantes qui ont des vertus médicinales. C’est celui que j’ai consulté le plus comme tu peux le constater. Si tu cherches une plante qui peut arrêter les saignements, tu la trouveras à l’intérieur. En fait, il y en a plus d’une, certaines toxiques même pour nous. Identifier une plante c’est une chose. Après il faut savoir l’utiliser. »