Dans la maisonnée, une mélopée s’élevait. Entre les murs de pierres de tailles aux jointures parfaites, lesquelles s’adaptaient les unes aux autres avec une droiture digne du meilleur tailleur de pierre, s’élevait les cris particuliers d’une vie animée. De cette demeure, une des seules du même genre qui existent dans le Zagazorn, les rires éclataient, ainsi que le brouhaha irrégulier d’un pot qui casse, de couverts qui tombent, d’une voix forte qui s’élève soudain pour retomber tout aussi vite, un sourire audible entre les mots.
Cette voix, à la fois ferme et douce, autoritaire mais compréhensive, qui souriait en même temps qu’elle houspillait. Affairée qu’elle était dans ce qui était une spacieuse cuisine, devant une série de pots creusés dans la terre cuite, pots dans lesquels se trouvaient de petits foyers plus ou moins forts en flammes et au-dessus desquels trônaient d’épaisses marmites faites de viandes filandreuses baignant dans une succulente sauce aux sucs salés et relevés d’une pointe de miel, de coriandre et de poivres. De temps à autres, une main épaisse soulevait le couvercle en fonte, laissant s’échapper d’épais nuages de vapeurs mêlées de fines gouttelettes de condensation. L’odeur était tout simplement exquise et donnait l’eau à la bouche de ceux qui criaient entre ses jambes, derrière elle, partout dans la cuisine.
Il s’agissait des enfants du clan. Ou plutôt, des enfants des clans. Car nous sommes ici dans la loge des clans qui vivent et travaillent avec le clan Fût-de-Chêne. Cette forte mais néanmoins douce Naine qui s’affairent aux fourneaux n’est autre que Selni Crin-de-Bouc. Liée de Lünn, prêtre de Girdon, elle fait montre d’une patience et d’une passion, toutes deux résistantes à toutes les épreuves de la vie. Eleveuse de boucs, de sangliers, de béliers et de cochons, elle est dotée d’une carrure impressionnante et de pognes caleuses, mais son sourire et ses prunelles effacent bien vite toute trace de force et de rudesse.
Dans la cacophonie ambiante, Selni pose des yeux admiratifs et pleins d’amour sur les nanillons qui vont et viennent. Oh, qu’il est difficile pour elle de pouvoir faire à manger pour toute la famille, dans de telles conditions. Elle craint qu’un des empotés ne fasse tomber la marmite malencontreusement, ou que l’un d’eux ne pose sa pogne innocente sur la porte en fonte du brûloir tout proche. Mais, étonnamment, bien qu’ils soient tous bruyants et qu’ils courent tous partout, ils demeuraient étonnamment prudents une fois aux alentours des marmites. L’habitude, sans doute.
Loin des senteurs épicées, de la viande qui grille, de la viande qui ramollie dans un bouillon salé et plein de saveurs, d’autres fragrances s’agitent aux narines broussailleuses d’un nain au début de sa force de l’âge. Un bruit de raclement, régulier, monocorde, résonne dans ce qui s’apparente à une charpente de bois aux fondations de pierres. Le bruit provient d’un outil à lame d’acier courbée, maintenue fermement par deux pognes épaisses, caleuses, blanchies par les copeaux de bois qui s’en détachent. Ces pognes, fortes et implacables, appuient avec une étonnement douceur sur les deux poignées de bois, la lame se courbant à un angle tout à fait désiré, avant de râper le bois dans de longs copeaux pointus.
D’un trait, la lame va de haut en bas. D’un trait, une grande lame de bois est coupée selon une courbe bien particulière. Lorsque l’œuvre est accomplie, la lame quitte le bois, et revient un peu plus haut, pour recommencer. Encore et encore, l’œuvre, digne d’un ballet, se répète inlassablement, planches après planches, heures après heures. Jusqu’à-ce que toutes les planches soient épurées de leurs épines, de leurs écorces de surface. Alors, avec toute la précision du professionnel passionné et oeuvrant avec l’expérience de huit décennies, Odnar place les planches sur un plateau circulaire disposé au sol, et les rifts, les unes après les autres. Les rivets s’assemblent, et le tonneau prend forme.
Le rouquin sourit face à son œuvre en devenir. Ses poings viennent prendre appuie sur ses hanches, ses jambes s’écartent avec la posture du héro satisfait, et il sourit. Ses longs cheveux roux tombent en de longues tresses nouées entre-elles jusqu’au milieu de son dos, tandis que sa barbe, pleine de copeaux de bois, de résine et de nœuds, trône fièrement au-devant de sa tenue de cuir et des outils qu’elle contient. Son tarin, proéminent, hume à pleins poumons l’odeur du bois taillé, du bois coupé, de la résine qui s’écoule encore un petit peu des plaies et des entailles faites par les outils. Bien qu’habitué, le passionné redécouvre à chaque fois les odeurs de la forêt.
L’atelier de pierre et de bois appartient au clan Fût-de-Chêne, mais, aujourd’hui, il en est le digne représentant et le fier dirigeant. D’autres
Dawis s’affairent, coupent, taillent, poncent, rivent, clouent, et oeuvrent ensemble pour réaliser les futurs tonneaux de bières, de liqueurs et autres élixirs, qui serviront à l’activité de l’auberge du clan, ou qui seront vendus sur les marchés.
« Remercions le Maître de la Ripaille mes amis ! » Dit-il, fier, les pommettes réhaussées par son grand sourire, ses mires pétillant de joie. « Nous pouvons être fiers ! A travers nous, ce sont ses enseignements qui s’expriment ! Allons, pressons ! La bière n’attend pas ! »
Car effectivement, ici, on ne faisait pas que fabriquer des tonneaux tous plus orignaux les uns que les autres. Dans quelques petites dépendances, deux de pierres, une de bois, et d’autres souterraines, l’ont maturait la bière dans des fûts construits ici, dont certains étaient très spéciaux. Les immenses tonneaux étaient régulièrement tournés sur leurs axes centraux, afin de favoriser la maturation de la bière ainsi que sa fermentation. Selon les projets, selon les bières brassées, on rajoutait des épices, de la viande, des minéraux, et d’autres ingrédients afin de faire de ces bières, des mets à part entière.
Un silence pesant emplissait la pièce, troublé par le bruit typique d’un pinceau que l’on applique sur un support. Ce support, c’est le bois du long bar qui surplombe les plans de travail de l’auberge des Fût-de-Chêne. Abimé par des années et des années de pratique, par les chocs des bocs, des pintes et des chopines, par ceux des assiettes et des plats divers, et par tout ce qui était typique de la vie d’une auberge, il était du devoir des tenanciers de prendre soin du mobilier. Taillé dans un bois de qualité, solide et aux veines aux reflets dorés, il était nécessaire de le vernir et de le revernir, dès lors que la couche protectrice était délitée.
Korkrim était celui qui s’attelait à la tâche. Bedonnant, ses doigts épais et boudinés tenaient avec fermeté le pinceau qui appliquait le nouveau verni aux odeurs fortes mais néanmoins savoureuses pour celui qui adorait ce travail. Le premier coup de pinceau ce fit avec toute la fermeté d’un œil exercé, sans émotion, sans fioriture. Le second, le troisième, et tous ceux qui suivirent, se firent de manière plus décontractée, tant et si bien qu’une mélodie se mit à poindre entre les lèvres du nain. Une mélodie grandissante, qui s’accordait parfaitement avec le rythme du travail, lui donnant une aura nouvelle, moins ennuyeuse.
Jusqu’à-ce qu’un bruit soudain ne change toute la donne. Ce bruit, ce fut le mouvement involontaire et incontrôlé du bras d’un poivrot qui cuvait à quelques tablées de là. Son rêve était-il trop aventureux ? Faisait-il face à un dragon crachant le feu ? Ou à un créature sombre vivant dans les tréfonds des abysses de ce monde ? Nul ne le saurait jamais, car seul le résultat importait : il venait de faire choir une assiette en terre-cuite qui vint se briser en plusieurs morceaux. Une de plus diraient certains taverniers… Une de trop pensa Korkrim.
L’imprévisible Korkrim entra alors en action. Abandonnant le pinceau dans le pot à verni, il se rua en direction du poivrot qui gigotait et gémissait. En quelques enjambées, le pachyderme énervé rejoignit l’énergumène endormi et, sans aucune forme de procès, l’agrippa par le col de sa chemise tâchée de nourriture, et le souleva comme une vulgaire poupée de chiffon. Le pauvre n’eut que ses yeux pour pleurer, si seulement son esprit était encore suffisamment présent pour pouvoir comprendre quoi que ce soit. Le pauvret se mit à s’agiter, gigoter, cria puis fit des bruits de bête, ses yeux exorbités trahissant toute son incompréhension et ô combien il demeurait perdu dans un monde qu’il n’avait pas totalement rejoint.
Sans aucune pitié, Korkrim le poussa jusqu’à la sortie, le forçant à faire de grands pas, le soulevant presque entièrement tant le nain endormi et saoul peinait à reprendre ses esprits. Finalement, il le fit… Une fois le nez au contact avec le froid ambiant. Enfin débarrassé, Korkrim lui offrit un bon coup de pied dans les fesses, le foutant à la porte, dehors, dans l’Automne froid du Zagazorn… Avant de reprendre son travail, sifflant à nouveau comme si de rien n’était.