Sauvez l'chef ! | PV Yssabel

8e ennéade de Barkios
An 19 du XIe cycle
Thaar, dans un bordel
(original, n'est-ce pas ?)

Il est de nombreuses putains qui séjournent à Thaar. De nombreux hommes et femmes pour se payer leur charme. Ici, il sera question de l'un d'eux, avec l'une d'entre elles... Et de leur déconvenue.

Ainsi, il advint qu'un bandit se prie d'affection pour une catin. La voyant, l'admirant, la retrouvant avec grand plaisir quand il se trouvait en cette charmante ville, l'homme vint une fois de plus échanger pièces sonnantes et trébuchantes contre des moments d'intimité. Certains se contenteraient de tirer leur coup, de se gargariser d'être si bon, puis de s'en retourner à leur vie. Non, non, le bandit, aussi bandit soit-il, était d'un autre acabit. Il ne lésina pas sur l'or pour s'offrir - leur offrir - un bon moment. Un bain - partagé -; un repas - chaud et délicieux -; et il donna même un peu de sa personne pour charmer - façon de parler, il était toujours question d'un bordel - la donzelle, lui contant milles histoires de guerres et d'actes héroïques, et n'hésitant pas à louer sa beauté céleste apaisant son cœur meurtri et fatigué par la vie.

Pour qui connaît un peu leurs usages, il était aisé de voir en l'homme des manières péninsulaires, sans parler de son bouc et de sa moustache, soigneusement taillés, soulignant avec éloquence ses sourires charmeurs, sous l'éclat de son regard aux profondeurs obscures - mystérieux, diront les pucelles; dangereux, corrigeront les connaisseuses -. Ainsi, une bonne partie de la soirée fut dédié à cet ostensible jeux de charmes que certains jugeraient superflus, l'homme le savourait - presque - autant que l'acte qui ne tarda pas à survenir, dans la sueur et les draps chiffonnés. Là, les belles manières furent quelque peu oubliées.

Après moult cabrioles, et que la crinière noire ait voltigé bien des fois tandis que le dandy fourrageait allègrement la demoiselle, un suprême grognement couronna l'âpre lutte de leur - son - plaisir. Retombant, en sueur et satisfait, l'homme câlina la belle et se laissa doucement somnoler... Non sans marmonner quelques douceurs ridicules.

"Yssabel, Yssabel... Si tu voyais les champs et les châteaux... Les gueux et les marauds... Et qu'eux te voyaient... Ah ! Ils en crèveraient d'effroi... Et d'envie..." racontait vaguement le dénommé Lazar, ses vêtements répandues dans la pièce, non loin des reliquats de leur galant repas, ainsi que son épée.

Et puis, dans la calme tiédeur imprégnée de leurs effluves, de la chambre du bordel, il eut... Un crac. Le crac retentissant d'une porte que l'on défonce. Lazar ouvrit un oeil.

"Derek ? demanda-t-il avec une feinte perplexité.
- Sa soeur, crevard. susurra méchamment l'individu rustaud, qui était bel et bien une femme. Il m'envoie t'achever, depuis la fosse où tu l'as envoyé !
- Ah. Très aimable." répondit Lazar, non sans une pression sur l'épaule douce de la charmante créature près de lui.

Dans l'encadement de la porte, s'annonçait plus d'un rustre armé, et l'on entendait les filles gueuler à la vue de la violence qui s'annonçait. Merde. Songea le bandit, avant de se jeter sur sa lame, surgissant du lit tout en jetant le drap sur sa catin, sa virilité nue s'agitant tel l'étendard d'une cause perdue.

Il y a plusieurs types de clients. Ceux qui viennent juste tirer leur coup, plus ou moins honteusement. Ceux qui viennent chercher ce qu'ils ne peuvent pas demander à leur moitié ou combler leur inexistence. Ceux qui veulent faire des prouesses pour mieux s'en vanter après. Et il y a des clients comme ce Lazar...
A chacune de ses visites, il m'offre à dîner, il parle longuement comme pour me charmer avant d'entamer finalement les hostilités. Certains font ça parfois... Ils donnent l'illusion de vivre un véritable rendez-vous galant. Quand cela n'arrive qu'une fois, il est plaisant de jouer le jeu, de se donner soi-même l'impression de vivre autre chose pour une fois mais en restant pleinement consciente que tout ça ce n'est que du vent. C'est quand ils reviennent qu'il faut commencer à se montrer prudente car c'est peut-être le signe d'un attachement ou... pire. Malheureusement pour moi, je n'ai pas d'autres choix que de lui faire croire que j'apprécie ses visites, sa discussion et ses attentions. Mais je suis honnête envers moi-même : Lazar n'est tout simplement pas mon type d'hommes. Et au lit... Disons qu'il est endurant et que c'est tant mieux pour moi mais ce n'est pas extraordinaire non plus. Je lui montrerai bien deux trois trucs mais il est de ceux qui aiment tout contrôler. Nous ne partageons pas vraiment ce moment, je suis plutôt son jouet... Je sais qu'il peut être dangereux donc j'agis avec prudence et le laisse me mener là où il veut aller mais cela pourrait très mal finir...

Lorsqu'il s'effondre après un râle et quelques spasmes, je n'ai pas pu aller aussi loin que lui. Même si je lui ai fait croire l'inverse, bien sûr. Alors, quand il m'attire dans ses bras, je n'ai pas besoin de me forcer pour me montrer féline et lui laisser entendre qu'il me fait encore envie, que je suis certes satisfaite mais j'aimerais encore de ce plaisir qu'il "sait" me procurer. Je dépose plusieurs baisers sur son torse velu tout en l'écoutant parler de sa terre natale et je relève un regard amusé vers lui.

-Qui te dit que je ne suis pas dangereuse et qu'ils auraient raison de me craindre ?

Je plaisante, évidemment, et je ris doucement tandis que je me hisse pour venir goûter à ses lèvres, reposant mon buste contre le sien. C'est mon travail de lui faire croire que j'aime sa compagnie et que je suis plus qu'une prostituée pour lui... Que je suis son amante. Le risque est qu'il finisse par mélanger affaires de cul et affaires de cœur mais il faut bien que je gagne mon pain. Et chacune de ses visites me rapportent gros vu qu'il me loue pour toute la soirée...
Alors que je laisse Lazar se reposer de ses efforts, étendue dans ses bras à me demander si je resterai sur ma faim ce soir, je me relève soudainement quand la porte cède bruyamment sous un coup violent. Je n'ai pas besoin de cet échange verbal pour savoir que je ne suis pas concernée par ce qui va suivre mais, le problème, c'est que les dommages collatéraux sont fréquents dans ce genre d'escarmouches.

Tant que l'attention ne se porte pas sur moi, j'attrape une petite dague dans le tiroir de la table basse que je dissimule avec moi sous le drap. Je joue à l'effarouchée effrayée qui se cache derrière le tissu alors que la bagarre commence. Néanmoins, je me tiens prête à devoir bouger si le combat vient vers moi.

Fut-il glorieux ? Pourfendit-il tous ces vils malandrins ? La vérité est que, aussi doué à l'épée soit-il, Lazar était seul contre plusieurs. Ainsi, en quelques minutes, tout en profitant du mobilier et du fait que ses ennemis devaient passer la porte avant de pouvoir l'atteindre, le drossien parvint lacérer une panse, coller une bonne gauche, pousser un ennemi par delà une rambarde - concert de cris des donzelles du bordel -, puis finit à terre sous plusieurs corps qui n'hésitèrent pas à lui planter une lame dans l'épaule pour le convaincre de ne plus bouger.
Il fut convaincu. Et son nez cassé, pissant le sang, était douloureux. Est-il nécessaire de faire mention de ses joyeuses qui le grattaient, sur le plancher ?

"Bouge encore crevure, et j't'achève...! asséna la rude frangine du décédé Derek, essoufflée.
- Si vite... ? souffla Lazar, suant de douleur, sous le poids de ses bourreaux. Et nos tendres... Retrouvailles ?
- Tu l'as crevé, ordure ! lui cracha la bonne femme au visage. Et pour ça... Tu vas payer, crois bien."

Tout aussi brutalement qu'il avait été écrasé au sol, le gaillard fut remis sur pieds, non sans pâlir un bon coup quand la lame fut retirée de sa chair. Le rouge se mit à couler, timidement, sur sa peau nue. La demi-douzaine de brute emplissait la pièce, d'eux d'entre eux se tournant avec un certain plaisir vers la putain, jouant bien volontiers à essayer de l'attraper, tout en se tenant loin de son couteau.

"T'ose r'vnir ici, après c'que t'as fait... lui disait intensément l'énervée. Après c'que t'as fait... Croyais qu'on allait oublier ? T'laisser vivre tranquille ?
- Très chère, tu connaissais ton frère mieux que moi : il l'avait bien cherché, ne penses-tu pas ? Un sourire. Un coup au visage. Il cracha rouge.
- V'la pourquoi t'vas crever : parce qu'tu t'nais trop à t'vider les bourses. Un scintillement alors qu'une lame s'approchait d'une entrejambe nue. Une inspiration plus profonde du détenteur des-dits bijoux de famille. Est-ce qu'elle valait l'coup d'mourir pour s'la tirer ? roucoula, malfaisante, la bourrine. Un signe de sa part, et brusquement, l'un de ses suivants saisit la putain et la désarma, pour mieux la ramener près du groupe. Un joli p'tit cul comme y en a tant... T'en as pas assez, à la Dross ? Fallait qu'tu r'viennes, ici ?
- On y manque de draps de soie..."

Lazar avait beau parler, garder un sourire en coin narquois, son teint pâle, contrastant avec le rouge de son nez, trahissait sa douleur. Son esprit s'échinait à trouver une échappatoire, mais la situation avait dérapé bien trop vite. Depuis quand les bordels se faisaient envahir si aisément ? Pas un cri, pas une alerte du vigile ? Et la garce qui avait rappliqué après qu'il se soit bien amusé... Cela sentait mauvais, et pas seulement parce que cette visiteuse imprévue ne venait pas des Soieries... La porte fut de la chambre fut refermée, et le bandit ne vit plus qu'une échappatoire : la fenêtre. Mais il y avait toujours le problème des bras qui le tenaient.

"Ecoutes, tu tiens à me faire payer, c'est ton plus juste droit ! Mais un peu d'élégance, veux-tu ? De gloire pour toi ? Un duel, n'est-ce pas ? suggéra le drossien, toujours nu. La demoiselle n'est certes pas une dame de haut rang, mais elle fera une très bonne témo-"

Avec un sourire vile, la sauvageonne éloigna sa lame de son entrejambe, et lui coupa sans prévenir un coin de nez... Avec un bout de moustache.

"PUTE !" explosa Lazar, en oubliant ses manières.

Et, fort justement, la fenêtre explosa en une multitude d'éclats de verre, tandis que la bandit hurlait, une grande flèche lui traversant l'épaule. Une seconde d'ébahissement... Avant que le bâtiment ne tremble.
Dans un grand grincement, la façade craqua, et le plancher dévia, envoyant tous ceux qui ne pouvaient s'accrocher à quelque chose, à terre. Le lit fut emporté, jeté dans la rue en contrebas, alors que la roche arrachée au sol transperçait le bâtiment.

Du bâtiment en face, le tireur sourit, et décocha une nouvelle flèche.
Profitant de la masse rocheuse sur laquelle s'affaissait la façade, de nouveaux venus grimpèrent à toute allure, et firent un grand sourire au groupe renversé. Lazar le leur rendit bien volontiers.

"VOUS ! Ici ?! Maintenant !" lâcha-t-il dans un éclat de rire.

Sans lui rendre la politesse, ses compagnons s'empressèrent de profiter de la confusion de leurs ennemis pour harceler ceux-ci de leurs lames. Profitant de la diversion, Lazar s'extirpa de la mêlée... Tout en tirant derrière-lui une certaine fille de joie. Arrivé au rebord pentu, le drossien regarda en bas... Et y vit une grande silhouette encapuchonnée. Avec un sourire de chenapan - au nez cassé -, l'homme poussa la femme vers l'individu.

Avec un grognement grave, le géant réceptionna la femme nue, manquant finir à terre. Sous la capuche, la femme put entrapercevoir une figure grise et ancienne, à la crinière pâle, et aux mires intégralement écarlates. Écarquillées de stupeur à sa vue.
Tout aussi brutalement, le drow la laissa tomber comme si la tenir le brûlait.

C'est une belle pagaille... Lazar se bat de son côté mais il ne peut pas empêcher toute la troupe d'entrer dans ma chambre. Ils sont bien trop nombreux pour un seul homme alors, bien vite, certains s'intéressent à moi. J'étais restée sans bouger jusque là afin de ne pas me mêler à cette histoire mais je suis obligée de me lever et, pour ça, je ne m'encombre pas du drap. Je me retranche dans un coin de la pièce parce que c'est l'endroit le plus sûr mais je ne joue pas les pucelles pour autant. Je fais face à ceux qui me bloquent le passage et je soutiens leurs regards. Cette situation me rappelle un peu ce que me disait la drow il y a quelques ennéades mais ce n'est pas comme si je ne m'attendais pas à ce que ça m'arrive un jour... C'est juste une pensée qui pourrait être amusante, à tête reposée.

L'un d'eux finit par approcher et m'attrape le bras mais je le fais lâcher aussitôt, d'un coup de lame sur le dos de sa main. Maintenant, ils savent que je suis armée... Mais ça me fait une belle jambe, cette petite lame face à toute une armada de mercenaires. D'ailleurs, ils ont bien vite raison de moi et je finis désarmée et ligotée par les bras d'un homme qui me ramène devant la scène principale. Je sens qu'il n'est pas mécontent de me tenir ainsi contre lui, le salaud... Mais mes jours sont tous aussi en danger que ceux de Lazar... Ils peuvent me laisser là après l'avoir tué comme me faire subir le même sort. Non sans mettre tous passé dessus avant... Alors non, je ne suis pas la plus détendue du monde. Et je regarde mon client aux prises avec ce groupe non sans un certain effroi. Je détourne les yeux lorsqu'elle lui ampute une partie du nez. S'ils jouent avec lui, ils vont prendre goût au sang et je suis la prochaine...

Mais alors que je redoute ce qu'il va m'arriver, j'entends un éclat de verre suivi d'un cri juste avant que le sol et les murs se mettent à trembler. C'est de nouveau la pagaille dans la pièce et l'homme qui me tenait me lâche pour essayer de maintenir son équilibre. Le mien est bien plus bancal et je tombe rapidement à terre. J'ai à peine le temps de comprendre que c'est fini que, déjà, on me tire par le bras. Je suis Lazar, sans vraiment avoir le temps de me dire si c'est une bonne idée ou pas... Mais il vaut peut-être mieux ça plutôt que de rester au milieu des combats. Et, sans que je ne m'y attende, il me balance dans le vide...
Je lâche un cri, bref mais fort, alors que je tombe vers une destination que je n'ai pas le temps d'évaluer. Je termine dans les bras d'un colosse dont je sens la musculature sous la cuirasse. J'ai juste le temps de distinguer ses yeux rouges puis sa surprise, que plus rien ne me soutient de nouveau... Et je m'étale sur le sol, au milieu des gravas, dans un cri sourd.

Je suis peut-être une esclave et une prostituée, mais je n'ai pas l'habitude d'avoir mal... Alors je peine un peu à me remettre de cette nouvelle chute. Me retrouver par terre pour me retrouver sous un corps enfiévré, je veux bien mais ça... Ça n'est pas dans mes cordes. Péniblement, j'essaie de me redresser. Je suis nue, couverte de poussière. J'aurais bientôt des bleus un peu partout mais quelques égratignures sont déjà visibles. En prenant appui sur ma main droite, une douleur plus vive se fait ressentir sur mon côté. J'y porte mon autre paume puis la regarde : il y a un peu de sang dessus. Je me plie un peu pour voir la blessure puis j'en trouve vite l'origine sur le sol : ce nigaud m'a lâchée sur une pierre. Heureusement, elle ne pointe pas dans ma direction, c'est plutôt une brique à plat sur le sol... Vu de l'extérieur, ça n'a pas l'air très grave mais ça fait un mal de chien !

Comme pour couvrir le drame qui se jouait sur la délicate peau de la putain, il y un cri, suivi d'un juron bien senti.

"Par les burnes d'Othar...!" faisait Lazar, en se roulant par terre.

Son épaule blessée avait transformé sa descente en chute brutale, sans sombre pour le rattraper. Le visage en sang, tout aussi nu que la dame, son lot de cicatrices - souvenir de lames - offert à l'air frais et puant du soir, le bandit se releva parmi ses hommes. Alentours, les badauds observaient le chaos, la bande, le couple nu, le lit fracassé et le bordel éventré, avec stupéfaction. A l'étage du bâtiment, la bandit tempêtait.

"ALLEZ CREVER CES ORDURES ! clamait-elle en cassant la hampe de la flèche. Tenu en joue par l'archer en face, ses comparses hésitaient.
- Vous tombez à pic ! disait Lazar, souriant au milieu du sang, amoché mais on ne peut plus heureux d'être vivant. Un peu plus et - Où sont... ? Un mouvement de tête des camarades assombrit son visage. Couards. Yssabel ? Soudainement il était au côté de la femme, à la relever aussi délicatement que lui permettait sa nudité sanglante, et jeta un regard au colosse qui l'avait lâché. Toujours aussi délicat... Partons d'ici."

Il n'eut pas à le dire deux fois. Avec une belle cohésion, les drossiens abandonnèrent le carnage, s'enfonçant dans les ruelles. Deux d'entre eux se firent délestés de leur veston et leur manteau par leur chef, donnant le plus long à la femme, se gardant le plus court, sa virilité ballottant vivement au milieu des ruelles sordides de Thaar, tandis que retentissaient les injonctions furieuses de l'ennemi sur leurs talons. L'archer bondit d'un toit pour les rejoindre. Une rousse avait pris les devants, les guidant dans le dédale.

"Aye, par ici !... Attendez !... On y va !"

Leur petite troupe hétéroclite se frayait un chemin sans hésitation grâce à ses indications, leurs pieds et bottes martelant le pavés sales, sous les yeux inquiétants habitant les ombres du quartier au sein duquel ils s'enfonçaient. Que les bruits de course disparaissent dans leurs dos, et leurs pas se firent moins pressés, et leur fuite encore plus tortueuse, dans des ruelles parfois si étroites qu'il leur fallait passer à la queue leu-leu. Une tête curieuse dans leur passage se prit une beigne pour ne pas s'être rétractée plus tôt.

Finalement, la rouquine ouvrit brusquement une porte usée et sans gloire, et les invita à y rentrer. A l'intérieur, l'air enfumé révélait à peu près un petit bouiboui sans clients, qu'ils traversèrent pour se retrouver dans le stock de tonneaux, où banc accueillit les plus fourbus, tandis que les portes étaient closes, mettant un terme à leur course. La demi-douzaine de rustres se retrouvaient à l'étroit, mais semblait-il, hors d'atteinte des ennuis. Pour l'instant.

"Ah Rowena, ta vue m'est toujours autant plaisante ! s'exclama Lazar, délaissant Yssabel pour aller faire un baise-main à la femme aux allures de pirate.
- Toujours tant d'manière, nigaud. fit la femme moquerie, lui retirant sa main qu'il couvrait de sang malgré lui, avant de l'étreindre d'un bras. Un peu plus et elle t'tranchait l'cuir, la morue ! Ah... ! Elle ouvrit des yeux ronds. Avant d'éclater de rire. Elle a eu la ficelle qui t'habille l'nez !
- Ne ravive pas cette cruelle blessure, très chère. grimaça l'intéressé.
- Par contre, pourquoi donc qu'j'ai ramené une putain ici ? changea brusquement de sujet la Rowena.
- Yssabel, ma belle, tel est son nom. Je ne comptais pas la laisser à la vilaine. justifia simplement le lascar. Dis-moi plutôt, comment vous êtes-vous trouvez si justement -
- Pas si vite. le coupa la rouquine, se tournant vers le sujet de son intérêt, sondeuse et franche. Belle-de-nuit, dis-moi donc, est-ce qu'il t'paît bien, c'cui-là, pour t'trousser ?
- Tu m'offusques... !
- Grâce à moi qu'tes joyeuses sont encore là où elles sont. La Rowena revint à la putain. Sais-tu t'taire ma grande ? Qu'on ait pas d'raison d'te livrer aux tordus dont t'protège l'bon sens d'ton maquereau ?"

Le géant encapuchonné se tenait près de la porte, au milieu des ombres projeté par une torche solitaire, gardien silencieux; le reste du petit groupe observait la discussion avec amusement, quand ils ne faisaient pas le tour de leurs armes et de leurs blessures - peu nombreuse, fort heureusement -.

Je me sens un peu comme une princesse avec mon prince charmant qui vole à mon secours pour m'aider à me relever puis subtilise une cape pour me tenir chaud. Même si je doute qu'une véritable princesse, marchande ou non, ce soit un jour retrouvée nue en pleine rue. Même si je ne suis pas pudique, je dois avouer que ces quelques pas en extérieur me fond un drôle d'effet... Je suis quand même un peu plus à mon aise avec ce vêtement sur les épaules.
Je suis le groupe sans broncher vu que je me retrouve au milieu et que... je n'ai pas vraiment le choix. Je doute qu'ils m'empêcheraient de m'en aller si je le voulais mais mon unique refuge vient d'être détruit et, même si mes compagnes accepteraient sans mal de me loger quelques temps, ma chambre est encore envahie par ceux qui nous ont attaqué. Et, s'ils en veulent à Lazar, nulle doute qu'ils s'en prendront à moi étant donné que je suis une de ses favorites. Je ne pense pas que cela le blesserait autrement que dans sa fierté de mâle dominant mais, rien pour essayer, ils n'hésiteraient pas une seconde et je n'ai pas envie de parier là-dessus. Ma seule chance pour l'instant, c'est de rester avec lui...

J'arque un sourcil à la fin de notre petit périple alors que nous entrons dans un commerce pour finir au milieu des barriques. Tandis que tous s'installent, je reste debout et observe les lieux. Personne ne penserait à venir les chercher ici, c'est à la vue et en même temps discret. C'est ingénieux. Mes yeux d'or s'arrêtent un instant sur le géant qui m'a laissée tomber -au sens propre du terme- pour le dévisager mais j'en ai à peine le temps que la rousse m'alpague. Je l'ai entendue me traiter de putain mais c'est ce que je suis et je n'en ai aucune honte donc je ne lui ai même pas adressé un regard à ce moment-là. Mais puisqu'elle me parle et m'approche, je me tourne définitivement vers elle et ne crains pas de soutenir son regard. Il est vrai que la logique m'impose de tout dire à Björn mais cela m'arrangerait-il vraiment ? Pas sûre...

-Quelle raison aurais-je de dire quoi que ce soit ? Je n'ai pas envie de perdre un bon client.

J'adresse à Lazar un regard charmeur tandis que ma voix s'est faite un peu plus suave pour lui. Je ne perçois peut-être pas directement l'argent que je fais gagner à l'établissement mais, plus j'aide à renflouer les caisses, plus j'attire la bienveillance de mon propriétaire. C'est ainsi que les choses fonctionnent. Le ladozien paie bien mes services et que j'apprécie sa compagnie ou non n'y change rien, même si je fais en sorte qu'il croit que j'aime chacune de ses visites et que je redemande un peu plus de ses... attentions.
Je reviens néanmoins sur la fameuse Rowena.

-Mon maître pourrait exiger que je parle mais je n'ai pas vraiment confiance en lui et ce n'est pas à lui que je dois d'être encore en vie donc, en ce qui me concerne, il peut aller se faire voir.

Je croise les bras sous la cape mais ma blessure -principale- se fait douloureusement rappeler à moi et j'arrête mon mouvement en grimaçant. En posant la main dessus par réflexe, je sens que ça saigne encore un peu mais ça s'arrête lentement. En revanche, une large bosse s'est formée et j'imagine que sa couleur ne doit pas être très seyante. Je ne crois pas que mes côtes soient cassées mais elles ont bougé un peu à cause de la chute sur l'espèce de brique. J'ai un rapide regard de reproche pour le géant noir. Qu'est-ce qu'il lui a pris de me lâcher comme ça ? Il n'a jamais vu de femme nue ou quoi ? Il a réagi comme un puceau. On dit pourtant que les drows sont élevés au sexe dès le berceau ! C'est probablement faux mais je suis lui tiens rancune de ce qu'il m'a fait.
Je tourne à nouveau mon regard vers Lazar et Rowena qui semblent être ceux qui gèrent ce groupe.

-C'est quoi la prochaine étape ?

Je me doute que nous n'allons pas rester ici bien longtemps. Il n'y a pas de quoi s'allonger ni manger. Ce n'est qu'un lieu de passage. J'imagine que l'on va se faire oublier quelques heures avant de repartir. Mais en attendant, je suis nue et blessée, sans parler de la poussière qui me recouvre. Heureusement que mon demi-sang me protège depuis toujours des maladies. Espérons que ça marche aussi pour les infections si je dois attendre pour me laver et me soigner.

"Bonne fille. sourit Rowena, mais dans ses yeux, se trouvaient des couteaux. T'cacher l'con ma grande, en premier. Ensuite, disparaître."

Il y eut comme un air de déception sur certains figures - pas celle du géant, qui resta de marbre -, tandis que la rouquine les laissait, curieux visiteurs au milieu des tonneaux prenant la poussière, dans la petite planque. Non sans un soupir, Lazar saisit une choppe se trouvant là et se servit. Pour mieux la cracher sitôt après. Un semi-nain l'imita, et lui, continua pourtant de boire.

"Ainsi s'achève une glorieuse soirée... Et commence une triste nuit. Piquette. dit Lazar, l'alcool se mêlant au sang au coin de ses lèvres, à l'aise dans sa semi-nudité. Dites-moi donc, comment vous êtes-vous retrouvés... ?
- Plévenu pal la dame. Clois qu'y a mieux à boile ? dit le plus petit des bandits.
- Peut-être en échange de ton or. suggéra le chefton. La bâtarde a donc fait un peu de bruit et a pris son temps..."

Les gorges se désaltéraient, et l'ancien péninsulaire cogitait quant au manque de discrétion qui l'avait sauvé... Mais annonçait préparation, et donc, ténacité à prévoir. Très galamment, il alla proposer un peu d'alcool à la belle qu'il avait emmené à sa suite. Ses mires sombres ne dévièrent même pas d'un iota vers le bas.

"Voilà qui te réchauffera un peu... J'imagine qu'il ne t'avait pas prévenu, le bougre, qu'une telle affaire se préparait ? suggéra avec une compassion calculée le bandit.
- Ach, vous comptez payer ?" râla Rowena en refermant la porte derrière-elle.

Un sourire faussement désolé apparut sous la moustache mutilée, avant de se faire plus franc à la vue des vêtements qui leur furent rudement donnés, ainsi que des bandages et un onguent. Avec des gestes trahissant l'habitude, Lazar soigna ce qui pouvait l'être, tandis que la rouquine allait rouspéter, tout particulièrement après le semi-nain, le plus gourmand, qui argua que le liquide ne méritait pas un tel tapage. Puis il fut temps de se couvrir, et le drossien se retrouva avec la dégaine d'un tavernier ayant passé une sale soirée. Quant à la fille de joie, c'était sans doute une tenue de rechange de la bandit aux cheveux de feu qui lui était donnée... Bandit aux charmes moins fournis que les siens. Heureusement qu'il y avait des ficelles pour ajuster, comme donner du lâche.

"Kk', ça ira. commenta Rowena avec un claquement de langue sec. Maintenant, fais-moi plaisir et retourne dans la salle.
- Naukhel, va garder l'entrée. compléta Lazar.
- Elle va pas s'sauver. se moqua l'autre.
- Et personne ne pensera à rentrer ici." répondit simplement l'accusé.

Non sans un 'Rarh' agacé, la bonne femme acquiesça. Le géant, pour seul réponse, avait relevé un bout de lèvre maigre sur une canine, avant de se pencher pour passer le cadre de porte.
Dans la salle où tables et chaises devaient d'ordinaire accueillir quelques grouillots, seul le murmure du dehors se faisait entendre... Ainsi que celui des voix dans le cellier, une fois la porte close. Muet, le géant sombre alla se planter là où il lui avait été dit, aussi chaleureux que la peau de prédateur brun et tacheté qu'il foulait du pied était sèche.

Là, loin du chaos de l'attaque et de la poursuite, il apparaissait telle un colosse sous cape, haut et massif. Sous la capuche, un début de gueule dépassait, anormalement grise et indéfinissablement ancienne, marquée de traces plus claires racontant d'anciennes blessures. Les bras croisés étaient plus épais, et pourtant secs, que les jambes de la demoiselle. Marqués eux aussi, dont des cicatrices circulaires typiques aux poignets. Sa stature semblait l'ancrer dans le sol... Et dans l'ombre nimbant son visage, le rouge de ses yeux transparaissait tout juste, caché sous des paupières mi-closes. Écoutant. Derrière la porte close, les bandits discutaient à voix basses. L'on percevait surtout la voix du chefton et de leur guide. Leur ton n'était pas des plus réjouis.

D'un regard, je lui fais savoir que j'apprécie moins de me faire appeler "bonne fille" que "putain". Si le dernier me définit malgré la vulgarité du terme, le premier me fait plutôt penser à une chienne et je n'en suis pas une. J'apprécie d'autant plus mes clients lorsqu'ils ont un certain égard envers moi et qu'ils me respectent un minimum. Lazar n'est pas parfait mais je ne peux au moins pas lui retirer ça. Il l'a prouvé ce soir. Mais je laisse la rousse disparaître. Je ne suis pas là pour faire des histoires et je ne suis pas contre l'idée de m'habiller vraiment. En revanche, ses dernières paroles me laissent songeuse. Disparaître, oui... Mais pour combien de temps ? J'appartiens à quelqu'un et il peut finir par mener une action contre ceux qui me détiennent illégalement si ça lui chante. Je ne sais pas vraiment si ça arrangerait ses affaires cela dit mais ça reste une possibilité...

Mon sauveur approche pour me tendre un verre que je prends sans hésitation, mon regard d'or soutenant le sien, aucune pudeur ne déformant mes traits sur lesquels s'étire un sourire charmeur tandis que la cape s'entrouvre sans que je ne l'en empêche. Il m'a déjà vue nue plus d'une fois et l'idée que les autres puissent me voir à nouveau ne me dérange pas le moins du monde. Je le remercie, continuant à jouer le jeu de la femme qui est tombée sous son charme malgré le sang sur son visage et sa tenue d'une élégance à couper au couteau... Je ne sais pas encore pourquoi il m'a aidée et ce n'est pas le moment de le lui demander. En revanche, lorsqu'il me demande si j'avais été prévenue de ce qu'il se tramait, je fronce légèrement les sourcils. Est-ce qu'il est vraiment en train de sous-entendre que Björn était au courant ?...
Je n'ai malheureusement pas le temps de l'interroger car la rouquine revient et nous interrompt. Elle apporte de quoi nous soigner et nous habiller mais rien pour retirer la poussière dans laquelle j'ai été baignée au moment de ma chute. Je crois que je vais devoir attendre pour pouvoir me laver complètement mais j'obtiens malgré tout de quoi nettoyer mes plaies. Sans la moindre gêne, je retire la cape et la lance à son propriétaire pour la lui rendre puis je me mets à l'ouvrage. Je commence par m'épousseter puis, je lave chacune de mes égratignures. Je finis à peu près propre même si j'ai connu mieux. Je peine bien plus à m'occuper de ce bleu de la taille d'un large poing situé sur mon côté droit et zébré d'un bon nombre de fines plaies. J'ai du mal à me voir, à savoir ce que je fais... Et je vais sans doute passer pour une chochotte mais je ne suis pas une guerrière alors je ne crains pas de montrer que j'ai mal. Et vu la taille de la bosse, je pense qu'on me le pardonnera. Je finis par obtenir un peu d'aide en la personne de Lazar. Il a déjà fini de s'occuper de lui et il me soigne en deux temps trois mouvements. La plaie est lavée, crémée et bandée presque aussi rapidement que je suis habillée juste après. C'est la première fois que je porte un pantalon et je ne suis pas vraiment à mon aise...

La minute suivante, je suis dans la salle d'à côté avec pour seule compagnie ce géant qui ne parle pas. Mon gobelet à la main, j'erre entre les tables, laissant mes doigts en effleurer la surface. Je n'ai jamais eu le loisir de me rendre dans une taverne, simplement pour discuter ou boire un verre. Je me demande à quoi cela peut ressembler. Après un bon moment, je finis par m'asseoir. Je choisis un siège loin de la pièce dont émanent des voix brouillées par les murs et de la porte par laquelle nous sommes entrés. De là, j'ai une assez belle vision d'ensemble et je m'imagine une soirée typique pour des gens libres. Installés en rond, un verre à la main, les rires, les disputes, une silhouette qui attire quelque regards, la serveuse qu'on hèle pour une nouvelle tournée...
Mais les réjouissances dans le cellier finissent par me faire perdre le fil et mes yeux d'or passent puis s'arrêtent sur mon gardien. Je l'observe en silence et sans sourciller. Il est gigantesque et impressionnant mais il ne me fait pas peur. Une drow à la peau noire m'a bien réveillée avec un couteau sous la gorge et cela ne m'a pas empêchée de lui parler avec ma franchise naturelle teintée d'une pointe de sarcasme due à ma mauvaise humeur du moment. Alors ce n'est pas maintenant que je vais flancher.

-Es-tu muet ou n'as-tu simplement rien à dire ? Devant l'absence de réponse, je ne me démonte pas et je continue sur ma lancée. Ou tu as fait vœu de silence peut-être ? Je sais que ça se pratique dans certaines religions mais j'avoue que je ne m'intéresse pas vraiment à ce genre de choses...

Je suis plus ou moins sérieuse. C'est difficile à dire, même pour moi. Je me contente peut-être de simplement tuer l'ennui. Ce que je vis aujourd'hui, c'est du jamais vu pour moi, même en approchant le siècle de captivité. J'ai toujours su que tout pouvait changer pour moi du jour au lendemain mais je n'avais certainement pas pensé à une situation pareille.

-Pourquoi tu m'as lâchée, tout à l'heure ? Puisqu'il ne parle pas, cela ne me coûte rien de demander. Les femmes nues t'intimide ? Tu n'en as jamais vu ? Non... J'aurais du mal à y croire. Ou est-ce que c'est à cause de ça ? Du bout de mon index, je fais bouger la pointe de l'une de mes oreilles. Il les a sans doute remarquées, d'autant que, contrairement à nombre de sang mêlé, les miennes bougent en fonction de mes émotions. J'ai rencontré une drow un jour. Je crois qu'elle appréciait ma personnalité tout en étant irritée par ma nature. Est-ce que ma nature te dérange, toi aussi ?

C'est juste de la curiosité. Il pourrait bien me répondre que oui, je m'en moque. Je ne peux pas changer ce que je suis et je m'aime telle quelle. Cependant, cela expliquerait bien des choses s'il s'avère que lui aussi commence par me juger sur mon sang plutôt que sur ma personne. Et je saurais peut-être un peu mieux comment me comporter avec lui.

L'odeur fade de fumée froide, la sensation de la sueur qui séchait sur sa peau rendue sale par le voyage, les murmures inconstants à travers le bois, dont il devinait sans peine les tenants et les aboutissants... Et puis, l'agaçant bruit qui sort du bec d'une semi curieuse, que la faim d'un mortel leur aura collé dans les pattes, aussi important ce mortel soit-il. Tout cela amena le grand sombre à bailler, dans les grandes largeurs, montrant aussi bien son manque d'intérêt que sa dentition atypique. Crocs et pointes. Carnassier.

"Bruyante." Lâcha finalement la voix de basse, répondant à au moins une des questions.

L'accent était évident, ses origines tout autant. Loin de l'élégance et du raffinement dont étaient capables certains de ses semblables, le géant s'abstint de faire la conversation, s'en tenant à sa position de pilier de taverne vivant, aussi stoïque que la putain était bavarde, les perdant dans un statu-quo stérile, à peine interpelé par les éclats dans la pièce voisine.
Et puis, subtilement, la tension du sombre s'évanouit. Son regard mi-clos s'ouvrit pour se faire vague, la tête massive tournant légèrement de droite et de gauche, les battoirs s'étant détendus sur ses biceps.

"Vel'klar zhah uk...? souffla-t-il, une note nouvelle dans son timbre : celle d'un intérêt sincère.
- Ce binouz, tu vas m-m'en dire des nouvelles !"

La porte usée avait fait mine de s'entre-ouvrir, dans une exclamation enthousiaste déjà avinée. 'BLAM', dans un sursaut, le colosse y avait pesé de tout son poids, la claquant à grand bruit. Derrière le bois retentit la surprise du gueux, suivi de coups de poing, qui faiblirent rapidement. Du côté du cellier, il y eut aussi un silence, comme pour guetter... Puis la conversation y reprit. Quand le calme fut revenu de son côté de la pièce, le sombre tourna un regard rouge, grand ouvert vers la putain. Point de blanc, ni d'iris, rien que du sang, la fixant sans un mot, un instant. Lentement, son corps s'éloigna du battant de bois. Les oreilles semblaient s'agiter sous cape mais les yeux, eux, restaient figés.

"Pourquoi demander ? dit-il simplement, sans plus de rudesse, si ce n'est celle d'un parlé vaani déformé. Quoi tu y gagner ?"

Je soutiens le regard du sombre sans faillir. Et même avec un léger sourire aux lèvres. Je ne suis pas moqueuse dans mon attitude, même si je suis amusée, c'est vrai. Il me trouve bruyante. C'est sûr que, comparée à lui, il n'est pas difficile d'être bruyant. Mais si je veux une réaction, je suis bien obligée d'insister un peu.
La scène qui se joue ensuite étire un peu plus mon sourire. Ce gars n'a pas dû comprendre ce qui lui arrivait mais il fait bien de ne pas chercher beaucoup plus loin. Je suis certaine que la morsure de ce molosse est douloureuse... Et je ne parle pas seulement de ses dents.
Je bois une gorgée de cette fameuse "binouze" que l'intrus a vanté à son comparse et je fais la grimace.

-Il n'ont probablement plus de palais pour trouver ça bon... Dis-je en posant en même temps mon verre loin de moi.

J'ai déjà goûté de bien meilleurs crus. Et je ne parle pas de ceux offerts par les clients les plus fortunés d'Uldal'Rhiz. Même chez Björn, qui est un établissement modeste, on y trouve de meilleures boissons que celle-là.
Cependant, je perds vite tout intérêt pour ce vin des plus médiocres alors que le fameux Naukhel m'accorde enfin son attention et s'approche de moi. Il semble soudain moins rude et plus curieux. Je commence par répondre des banalités qui sonnent volontairement faux alors qu'il marche encore.

-Par curiosité. Par ennui. Par esprit de contrariété... Et lorsqu'il arrive à ma hauteur, j'entrelace mes doigts sur la table devant moi et je me penche pour prendre appui sur mes coudes et lui répondre enfin quelque chose de plus censé. Ou peut-être... pour essayer de comprendre avec qui je m'apprête à rester quelques temps. J'ai été éduquée pour savoir cerner les gens -et particulièrement les hommes- afin d'identifier à qui j'ai à faire. J'ai compris déjà beaucoup de choses sur ceux qui se trouvent dans la pièce d'à côté mais tu es le seul en qui je n'arrive pas à lire. Tu es un géant qui n'a pas l'air d'avoir peur de grand chose... Je jette un œil rapide sur ses cicatrices apparentes sur ses bras et son torse avant de relever les yeux vers lui. Pourtant tu as failli me casser trois côtes... Juste parce que tu as été surpris ?

Il a pu voir ma blessure tout à l'heure. Il peut me trouver douillette mais il sait que je n'exagère pas. Si j'avais été un peu moins solide ou la pierre plus grosse ou plus pointue, les conséquences auraient pu être beaucoup plus graves. Je m'en tire bien mais j'estime que j'ai eu de la chance... Et, oui, il m'intéresse. Il est rare que je n'arrive pas à comprendre rapidement quelqu'un et c'est aussi perturbant que fascinant à mes yeux. Je ne cherche pas à connaître son identité ou ses secrets, c'est trop futile pour moi. Non, je vois plus loin que ça. Je veux savoir quel genre d'homme il est et plus il tentera de me le cacher, plus il m'intéressera.

-J'ai du mal à croire que tu perdes aussi facilement ton sang froid. Alors je cherche une explication. J'ai le droit de savoir si je suis en sécurité avec toi, et pas uniquement parce que je couche avec Lazar. Et pour ça, il faut que je comprenne quel est ton problème avec moi.

Si c'est à cause de mon métier, il me suffira de passer outre. On ne tue pas quelqu'un pour un travail que l'on peut trouver dégradant mais qui reste honnête. Si c'est parce qu'il est méfiant parce que je fricote avec un de leurs, je peux vite le rassurer sur mes intentions. En revanche, si c'est mon sang dont il s'agit... Non seulement je ne peux rien y faire mais cela peut aussi le conduire à s'en prendre à moi à un moment où à un autre et il me faudra être prudente si je me retrouve trop à sa merci... Comme maintenant ? Non, Lazar est dans la pièce à côté et j'ai cru comprendre que ce n'était pas un simple homme de main. On ne touche pas à celle qui, d'une certaine manière, appartient au chef. Mais ce n'est pas pour autant que je jetterai de l'huile sur le feu. Si je suis toujours en vie après plusieurs décennies de métier, c'est parce que je suis prudente. Et j'ai besoin de savoir si je dois l'être avec lui...

Ses mires s'étaient écarquillées davantage. Son teint avait subtilement pâli, tandis que la sang-mêlé parlait, exposait, l'étudiait. Quoi alors ? Les mots ? La posture ? Le regard ? Des frémissements avaient parcouru son visage figé en un masque halluciné. Une fraction de seconde, au plus proche d'un contact, où quelque chose avait transparu, exsudant de la peau burinée : un dégoût indicible.

Et subitement, la table vola.

D'une main il l'avait retournée, la catin installée dessus avec. Un fracas de tabourets renversés, d'un large morceau de bois écrasant un corps, où se plaqua le pied d'un corps plus grand encore. Impitoyable, le colosse se penchait sur elle, franchement, avec véhémence. Il suffisait de peu, d'un rien, pour qu'il ne lui brise réellement les côtes. Tel un rideau mortuaire, une crinière pâle chue de sous le tissu, leur cachant la lumière, les contraignant à ne se voir que tous deux, lui au visage à présent déformée par la rage. Un souffle âcre et brûlant.

"MENSONGE." sourda d'entre les crocs serrés.

Prison, celle d'un poids, celle d'un battoir tanné qui recouvrit un visage fin, bloquant tout mot, tout cri, qui pourrait en sortir. En un instant, du silence à un hurlement tue, de la tension à l'explosion, la cape le couvrant se répandant comme pour cacher l'ignominie annoncée par son geste, par la poigne qui serrait, serrait... Alors que l'autre demeurait en retrait, que le souffle se bloquait, la violence contractant des lignes sur sa gorge et son visage tiquant, suspendu dans une infime... Hésitation.

"SUFFIT." tonna un homme.

Aussitôt le colosse se jeta vers l'avant, et Lazar manqua trébucher en arrière quand le drow fut devant lui, le dominant d'une tête furibonde.

"NAU. Mzild. Nibele...! fit l'eldéen. Où ennemi ?! Assez JIVVIN.
- Parle vaani, triple buse." dit un Lazar pâle.

Mais le drow n'eut pas un geste de plus, quand bien même le moindre muscle visible semblait prêt à en coller une. A l'humain comme au mur. Derrière, Rowena et les autres bandits observaient, les seconds guettant un adversaire, qui manquait à l'appel. Quant à la première, elle avait une autre préoccupation.

"Tu joues. Perte de temps. Décide. Où ennemi ? ORDONNE." Accusateur insistant, le drow lui bloquait le passage.

Perplexe, l'humain jeta un coup d'oeil par delà le colosse, et embrassa la scène du regard. Alors, un sourire cynique lui remonta les lèvres, et sa main s'écarta de la poignée de son épée... Qui n'était d'ailleurs plus là depuis la fuite du bordel, réalisa-t-il soudain. Mais qu'importait.

"Tu as perdu ton calme, Naukhel. Pourquoi, cette fois ?" dit-il, moqueur, comme évoquant une risible évidence.

Le drow fit un pas en arrière, ses épaules s'abaissant. L'humain, lui, s'avança dans ses vêtements sans gloire, mal recousu, avec une arrogante assurance. Un "Hmmm ?" moralisateur, et le sombre se détournait... Pour mieux traverser la pièce à grands pas furieux, ouvrir la porte et disparaître dans la ruelle.

"Aussi sensible qu'un marmot..." s'agaça le péninsulaire... Néanmoins ayant l'air incertain en regardant le battant ouvert où avait disparu le colosse.
- Bien b'soin d'ça... Mais ramenez-le ! fit Rowena en poussant le semi-nain.
- Hola ! T'm'as vu la longueul d'ses jambes ?! Hé ho !" s'offusqua le semi-nain, en secouant une oreille pointue, qui prit les devants.

La porte claqua une nouvelle fois, tandis que Rowena pestait, redressant la table avec l'aide de Lazar, pour mieux compter le nombre de tabouret ayant péri dans l'affaire. Le chefton, lui, se préoccupa plutôt d'Yssabel, avec délicatesse, non sans afficher un certain déplaisir. L'ardoise s'allongeait auprès de - l'adorable - rouquine, et deux des bandits se retrouvaient dehors, alors que leur départ était à peine décidé.

"Yssa', Yssa'... Mais qu'est-ce qui t'as pris ? la sermonna-t-il gentiment.
- Pach, autant les suivre avant que le remue-ménage n'attire les barracudas. Lazar ! dit la rouquine.
- Il vaut mieux oui... Très chère ? Nous allons dans les égouts." annonça le faux-tavernier à la belle abîmée, tout guilleret.

Je fronce légèrement les yeux d'incompréhension quand je le vois écarquiller les siens. Je ne comprends pas en quoi ce que j'ai dit pourrait bien l'inquiéter. Mais je n'ai pas le temps d'y réfléchir... Soudain, je me sens repoussée en arrière. Une douleur m'étreint puis me pèse. Je rouvre mes paupières qui s'étaient fermées par réflexe et j'ai du mal à réaliser... Je suis par terre, la table sur moi, et le pied du géant qui appuie sur la table. Il appuie de plus en plus fort à mesure qu'il se penche sur moi, me coupant la respiration. Mon flanc blessé est pressé contre le plancher. Il me fait de plus en plus mal et au moment où je voudrais demander à Naukhel d'arrêter, il me murmure un mot.

-Quo...

Plus aucun son ne peut sortir de ma gorge, et pour cause... Il la serre dans sa main... Une seule de ses immenses pattes suffit à en faire le tour, si bien qu'il doit même pouvoir sentir la marque au fer rouge dans ma nuque. A l'aide de mon seul bras libre, j'essaie de l'agripper, de le tirer entre le pouce et l'index pour lui demander de me lâcher. Il m'étrangle de plus en plus et je sais qu'il pourrait me tuer tout de suite et pressant une bonne fois plutôt que de me laisser agoniser... Mais j'ai l'impression... qu'il hésite. Néanmoins, pendant ce temps, l'air n'entre plus dans ma bouche et je commence à suffoquer, douloureusement. Et alors que je me mets à voir trouble... Une voix... et il me libère enfin. Le poids sur ma poitrine disparaît aussi.
Soudain, j'inspire dans un bruit peu élégant. Ma gorge s'ouvre, ça fait mal. Mon buste se soulève, ça fait mal aussi. Je tousse en expirant pour la première fois et l'inspiration suivante est presque aussi douloureuse que la première. Ce qu'il se passe à côté de moi est le cadet de mes soucis, j'essaie simplement de reprendre mon souffle.

Je vois le géant disparaître et je dois bien admettre que je suis soulagée. Cette fois, j'ai bien cru que j'y passais... On me libère de l'emprise de cette table. J'ai un mouvement pour me relever mais je grimace tandis que ma main se porte à mon flanc. Mes côtes déjà fragilisées n'ont pas apprécié ce dernier traitement et elles me font un mal de chien. Une fois de plus, c'est Lazar qui m'aide à me mettre debout alors que son acolyte m'a balancée par terre. Je réagis assez mal à son sermon, le fustigeant du regard. Comment j'aurais pu savoir qu'il allait faire ça ? C'est visiblement un fou furieux ! Et lui -qui semblait savoir qu'il était instable- m'a laissée avec lui sans même me prévenir.
La conversation s'enchaîne et j'apprends la suite du plan. Et j'ai qu'une réponse à apporter qui contraste vivement avec l'enthousiasme de mon amant.

-Formidable...

Le sarcasme se perçoit alors que les mots sortent difficilement de ma gorge endolorie sur laquelle j'ai posé ma main, comme si ça pouvait la soulager... Ce n'est pas forcément la meilleure nouvelle du monde mais je comprends la logique. J'avale douloureusement ma salive, encore une blessure dont je ne vais pas me remettre bien vite et qui va laisser des marques quelques temps. Il m'a serrée si fort que ma peau est très réactive et je sens déjà le bleu poindre. Super journée...

~~~~~~~~~~~~~

Cette odeur, ce n'est pas seulement due à la crasse dans laquelle nous sommes parfois obligés de patauger quand nous tombons dans un recoin où l'eau ne peut pas simplement s'écouler dans la rigole au centre... Ça empeste bien plus que dans les rues dans lesquelles je travaillais il y a encore quelques ennéades. L'odeur est très forte, plus à certains endroits qu'à d'autres.
Le petit groupe s'est reformé juste avant que nous ne nous enfoncions là-dedans. Evidemment, je n'ai pas tellement accueilli le retour du géant avec enthousiasme. Il m'évite du regard, comme s'il avait honte. Pourtant ce n'était pas la honte qui l'étouffait quand il s'en est pris à moi. De mon côté, je fais mine de l'ignorer et, dès que le hasard de nos déplacements fait que l'on se retrouve proches l'un de l'autre, je m'éloigne aussi vite, voire je m'arrête avant que cela n'arrive.
Mais s'il n'y avait que l'odeur et ce dingue... Depuis qu'il m'a écrasée de tout son poids, mes côtes me font nettement plus souffrir qu'avant. C'est fou comme on ne se rend pas compte des zones de notre corps nous utilisons pour faire un mouvement. Pour marcher, nous n'avons pas seulement besoin de nos jambes, il y a aussi notre dos qui nous soutient et nos bras que nous balançons. Pour ma part, j'ai vite compris que je devais retenir ce mouvement de balancier... J'ai essayé de sauter ou même de simplement faire un grand pas pour éviter une flaque visqueuse mais je l'ai senti passer... Et maintenant, je n'y arrive même plus. Plus nous avançons, pour la douleur devient persistante. J'avance depuis un moment avec une main sur le flanc. Finalement, je laisse mon épaule s'appuyer contre le mur dégueulasse. Au point où j'en suis, je peux bien être un peu plus crade... Et je m'en fous, j'ai besoin de me reposer quelques instants. Les seuls efforts que j'ai fourni de ma vie, c'était pour prendre mon pied, pas pour déambuler dans des tunnels sombres qui ne semblent jamais aboutir nulle part.

C'est la journée des premières fois...
Première fois que je mets un pantalon, première fois que je suis blessée, première fois que je suis en fuite, première fois qu'on essaie de me tuer... Je commence à me demander qui est ce Lazar qui m'entraîne dans tout ça bien malgré moi.

-Au fait... On va jusqu'où comme ça, exactement ?

Ah oui, petit détail : je n'ai pas eu le plaisir d'être mise dans la confidence de notre destination. D'accord, on s'est échappé puis plaqué. Maintenant, on nous évacue, mais pour aller où ? Maintenant que je suis contrainte de les suivre pour sauver ma peau aussi, la question mérite d'être posée, non ? J'espère juste que ça ne va pas redonner des envies de meurtre à l'autre givré sinon il faudra me porter pour me faire sortir d'ici... Ou pas, s'il réussi son coup cette fois. J'espère qu'il y a de quoi se laver chez Tyra, j'ai pas envie de passer l'éternité avec ce parfum collé à la peau.

"Hay ay, tu ne lui as pas dit ?" pouffa Rowena.

L'air nullement dérangée par le charme de leur voie de secours au fumet délicat et poisseux, la petite troupe s'arrêta quand la putain en fit de même. Des figures s'agacèrent du retard, le géant gris regardant ailleurs, aux aguets, tandis que Lazar paraissait surpris par la demande.

"A la Dross, bien sûr. répondit-il. Une charmante bourgade où les imbéciles qui nous ennuient n'osent pas s'aventurer, si ce n'est dans leur cauchemar.
- C'dire comme il y fait bon vivre ! rit la rouquine.
- Avec les bonnes connaissances, l'on s'y fait. répliqua le chefton, presque offusqué par la remarque. Là-bas, point de triste gérant, tu y seras mon invitée...
- Dans l'eau croupie et les gars à qui manque une case !
- Comme si tu n'appréciais pas d'y passer.
- Ney, y boivent et y jouent bien. Mais on cause d'qui ? D'une fille d'Thaar mon grand. Vont pas trop lui manquer, sa soie et ses jolis quartiers ?" se moqua Rowena.

Un raclement de pierre les interrompit, et les têtes se levèrent vers une brusque lumière, qui fut obscurcit un bref instant... D'un bon en arrière, heurtant ceux qui le suivaient, Lazar esquiva le corps désarticulé qui s'écrasa dans la fange, éclaboussant les malchanceux les plus proches. Plus haut, une tête à contre-jour les observa avec surprise, avant de refermer rapidement l'ouverture. Au milieu des jurons, Lazar cracha se débarrassa du goût immonde reçu en bouche.
D'un coup de botte, Rowena retourna le malheureux : un humain dans la quarantaine, qui les observa avec surprise de ses yeux morts. Il n'avait pas dû voir la lame qui l'avait égorgé.

"L'auront d'jà plumé. marmonna un autre humain, bien vivant lui.
- Peste. marmonna Lazar. Avançons.
- Si elle s'traîne pas comme ma grand-mère... fit Rowena en désignant Yssabel. ... qu'est six pieds sous terre, cette terrestre. Alors ?
- Ogglin..." susurra une voix basse.

Brusquement, ils se turent... Et au milieu des clapotis et de leur écho dans le boyau de pierre, d'autres bruits de pas se firent entendre quelque part derrière eux. Avant de s'éteindre... Puis de se transformer en course. Le grand drow, affichant un sourire carnassier, se mit en position à l'arrière du groupe.

"Yssabel ?" interrogea Lazar, lui saisissant le bras.

Mais des échos se firent entendre de l'autre côté. La rouquine pesta. Le drow eut un grondement de défi.

Je hausse lentement des sourcils stupéfaits.

-La Dross ?... Je répète ces mots comme pour les assimiler. Ça explique bien des choses...

Je ne le regarde pas mais je fais évidemment référence à ce fou furieux qui m'a peut-être cassé les côtes. Si j'avais su d'où ils venaient tous, je n'aurais pas cherché à essayer de le percer à jour pour comprendre pourquoi il m'a laissé tomber sur une brique. J'aurais pu m'attendre à une réaction disproportionnée ou irraisonnée de sa part. Car oui, on sait tous que ceux qui vivent dans ces marais sont parfois dérangés...
Lazar se fait déjà ses propres projets... Il ne compte pas simplement régler ses affaires ici pour pouvoir reprendre tranquillement le cours de sa vie. Il va rentrer se mettre à l'abri et m'embarquer avec lui sans même me demander mon avis. Je ne suis pas vraiment surprise et je me garderai bien de protester mais cela ne m'empêche pas de savoir que ma situation ne fait qu'empirer d'heure en heure. C'est quelqu'un de possessif et, tant que nous nous rencontrions sous le couvert de la maison close, il y avait certaines limites à ses lubies. A la Dross, je dépendrai entièrement de lui... Ce qui, en clair, fera de moi sa propriété. Si mon air peu enjoué peut être considéré comme une réaction face à notre destination, la réalité est bien différente...

La rouquine me lance encore une pique. Je n'ai pas eu l'occasion de lui répliquer jusqu'à présent mais je ne vais pas m'en priver cette fois. D'autant que la douleur me prive de ma patience habituelle et je lui réponds sèchement.

-Tu as déjà eu à écarter les cuisses pour un mou de la chique dans une ruelle sombre qui sent la pisse, juste pour gagner ta croûte ? Je suis une esclave. Pas une gosse de riche.

Elle ne sait absolument rien de moi mais elle s'est déjà fait son opinion, ce qui m'énerve de plus en plus. J'assume parfaitement ce que je suis mais elle me prend pour une toute autre personne, précieuse et futile. J'ai peut-être été employée pendant des décennies pour satisfaire les grands de ce monde mais j'ai aussi connu la pauvreté, la faim, le froid, la mort... Alors je ne sais peut-être pas me battre ni encaisser les coups sans broncher mais je ne vais pas chialer alors que j'ai les pieds dans la merde et que mes côtes me plient en deux.
Comme pour illustrer ce que je viens de dire, un cadavre tombe littéralement du ciel... et ne me provoque pas beaucoup d'émois hormis une légère expression de dégoût devant sa mine horrifiée. Le moins que l'on puisse dire, c'est que sa mort n'a pas été des plus paisible. Hormis cela...

C'est effectivement le moment opportun pour se remettre en route. Et, bizarrement, les remarques de la rousse m'ont regonflée assez pour me redresser. Bon, la douleur me rappelle vite à l'ordre.... Et c'est bien l'occasion pour une nouvelle pique.

-C'est pas à moi qu'il faut te plaindre. Je lui lâche entre les dents.

Je me garderai bien de désigner qui que ce soit ouvertement... Que ce soit l'autre taré qui m'a fait ça ou encore Lazar qui m'a laissée avec lui sans me mettre en garde, ou bien elle-même, parce qu'après tout n'importe lequel d'entre eux aurait pu me prévenir ! Comme personne ne dira rien ni à l'un ni à l'autre et qu'ils n'assumeront pas eux-mêmes leur égocentrismes, il faut bien que la rancœur tombe sur quelqu'un mais je n'ai pas l'intention de me laisser faire sans rien dire. Si je n'avais pas un minimum de caractère, je ne serais probablement plus en vie à mon âge. Et ce n'est pas parce que je suis la petite nouvelle que je ne peux pas me défendre.

Mais je perçois bien vite la raideur qui envahit le groupe après que le géant ait soufflé un mot. J'entends, tout comme eux le groupe qui se rapproche, bien qu'avec une oreille moins experte que les leurs. Lazar cherche à avoir confirmation que je peux marcher. Je me vois mal lui dire non maintenant... Alors je hoche une fois de la tête et je me détache enfin du mur. Qui que soient ceux qui approchent, je suis dans la même galère qu'eux désormais. Personne d'autre ne me protègera contre le groupe qui leur en veut et ne se souciera pas de savoir si j'ai à être mêlée à tout ça ou non. Alors, même si c'est de leur faute si je le retrouve dans la panade, je suis obligée de les suivre pour survivre.

Nous avons à peine progressé de quelques pas qu'un constat nous frappe... Là où nous pensions que l'ennemi venait dans notre dos, il semble que les échos nous ait trompé... Ou plutôt, qu'ils aient couvert l'approche d'un second groupe par un autre tunnel. Ainsi, à l'embranchement suivant, nous apercevons sur notre gauche un petit groupe qui se détache de l'ombre à la faveur de la lumière d'un soupirail. Est-ce moi ou deux des hommes qui accompagnent celui qui m'a si fermement maintenue contre lui dans ma chambre portent l'uniforme du Guet ?... Pas le temps de me poser la question plus longtemps, nous tournons à droite tandis qu'ils s'élancent à notre poursuite. Puisque je suis incapable de courir, quelqu'un m'attrape et m'entraîne de force pour me faire tenir le rythme contre mon gré. La main qui me soutient à la taille ainsi que la course me provoquent d'importantes vagues de douleur mais je ne lutte pas. Je sers les dents, je geins parfois, mais j'essaie d'avancer moi aussi, malgré tout, accompagnant les pas de celui qui s'est fait mon aide malade dans cette course poursuite.