A la demande du Roi | Harald et Rubis

Première ennéade
Hiver, Verimios 19:XI

Kirgan.
J'étais déjà ici il y a moins d'un mois mais je suis encore plus malaise qu'à mon dernier séjour. La dernière fois, je venais pour faire un spectacle. Spectacle qui s'est bien passé d'ailleurs, j'ai eu quelques éloges... Mais je ne me souviens pas de la suite de la soirée. Dès que j'ai eu terminé, j'ai bu une quantité de bière normale pour un dawi lambda mais ma corpulence ne me permet pas de tenir aussi bien la distance que mes pairs. Mais je voulais en arriver là... Je voulais effacer mon trac, effacer ma gêne, passer outre la présence du Roi devant lequel je m'étais humilié la veille, ignorer la présence de Thordril que j'avais tant fait souffrir et que je m'étais juré de ne plus approcher...
Ne plus me rendre compte du monde qui m'entourait, tout simplement.

Cette fois encore, je me tiens devant le palais. Le Roi m'a fait mandé expressément. J'ai fait le trajet depuis Thanor pour répondre à sa requête sans savoir ce qu'il me veut exactement... Et tout ce que j'espère, c'est que ça n'a rien à voir avec... ce qu'il s'est passé après la beuverie. Depuis ce jour, je me retrouve nouée à chaque fois qu'une barbe me regarde avec un peu d'insistance. Je me dis : "est-ce que c'était lui ?..." Et puis, finalement, le regard s'efface et je comprends que non. Une fois rentrée chez moi, j'ai un peu perdu tout ça de vue mais, aujourd'hui, tout me revient en pleine figure alors que je retrouve les murs de ce grand bâtiment dans lequel tout s'est passé.

Je marche à la suite de ce dawi auprès de qui je me suis manifestée pour signaler ma présence. Il me guide jusque dans un salon avec un large pan de mur ouvert sur "l'extérieur". Puis il me laisse seule. J'imagine qu'il va chercher Harald. Et alors que la porte se referme, j'ai une pensée qui me terrifie... Ce n'est pas pour ça qu'il veut me voir j'espère ?!! Est-ce qu'il aurait les moyens de savoir que j'ai donné ma première nuit à une barbe ce soir-là ? Est-ce qu'il pourrait savoir qui c'était ?!! Quand je me suis réveillée nue dans ce lit en sentant la présence chaude d'un corps près de moi, j'ai pris mes affaires et je me suis enfuie sans même regarder. J'aurais dû... Ne pas savoir est source de bon nombre de tourments mais je n'en étais pas capable à ce moment-là...
Je n'arrive toujours pas à croire que j'ai fait ça... Moi qui ne rêve que de grandes histoires d'amour. Et puis, les dawis ne raffolent pas des rapports charnels. Est-ce qu'il serait parvenu à me séduire ? Est-ce qu'il était charmé lui aussi ? Une part de moi voudrait savoir mais l'autre a trop honte pour ça. Et puis si lui se souvenait de tout alors que ma mémoire à moi est complètement vide ?! Si l'alcool avait perturbé ma perception et qu'une fois sobre il ne me plaisait pas autant que je lui plais ?

Raah !!!

Finalement, fébrile, je tire un siège vers cette grande ouverture. Je m'assois, tire mon carnet et ma trousse de pastel de mon sac et je me mets au travail. Je dessine ce que je vois... Les murs de Kirgan, son ciel de pierre, sa vie dans les rues... Bientôt, j'ai de la couleur plein les doigts et même un trait rouge sur la pommette. Installée de la sorte, je suis concentrée sur mon ouvrage si bien que je ne pense plus à rien. Ni à cet amant inconnu, ni à la raison de ma présence ici, pas plus qu'au Roi que j'attends. Il pourrait mettre des heures à arriver que je ne m'en rendrais pas compte...

L’Hiver était dorénavant là. Bel et bien là. Les montagnes du Septentrion, toujours parées d’un manteau blanc, s’épaississaient d’heure en heure à mesure que la neige tombait à gros flocons. Dès lors, les avalanches se multipliaient dans les monts. Est-ce que des Nains mouraient sous ces amas de neige ? Personne ne le saurait jamais. Quelqu’un s’en inquiéterait un jour ? Peut-être, ou peut-être pas.

Les monts enneigés du Septentrion, de l’Almion et de la Nérania étaient perdus depuis longtemps… Depuis longtemps, les seuls Nains qui peuplaient ces lieux étaient des Berserkers, ces Nains rendus fous par le Voile ; les sauvageons, qui refusent de vivre dans le giron d’aucun autorité autre que la leur ; les Engeances, Nains d’autrefois, aujourd’hui maudits, ou pervertis par Brisséa… Du moins, c’était le peu que l’on en savait aujourd’hui.

Harald avait les yeux rivés à l’Est, vers la Nérania. Du moins, c’était le cas dans sa salle du trône. Il regardait cette immense carte qui se trouvait sur tout un pan de mur devant lui, depuis une assise confortable dans sa salle du conseil. Là, aux portes de la Nérania, se jouait le prélude de ce qui serait une reconquête totale de ces territoires perdus. Là se jouerait l’étude de ces créatures honnies que l’on nomme les Engeances de Brisséa. Comment les vaincre ? Comment les comprendre ? Et… Peut-être… Comment les sauver ? Car c’était tout l’enjeu de cette étude : détruire ou sauver les Engeances ? Car la clé des engeances mènerait vers la clé de la reprise des territoires perdus.

Imaginez. Imaginez les Nains conquérant les terres qui furent les leurs durant des cycles, enlevées avec violence par la volonté divine du Père, maudit soit-il. Imaginez les Nains réinvestissant les lieux qui furent leurs dans le Nivor, recréant ces hameaux de pêcheurs qui, à eux-seuls, apportaient une quantité non négligeable de poissons dans les assiettes des Nains de tout le Zagazorn. La tourbe du Nivor manque cruellement dans les foyers Nains qui, bien qu’habitués au froid et résistant à celui-ci, ne refuseraient jamais un peu de chaleur.

Mais il y aurait du temps avant tout cela… Et avec le temps viendrait la peine, les peines… Les peines de pères, de frères, de fils, d’anciens ; de mères, de sœurs, de filles, d’anciennes, car cette reprise serait une guerre, et avec toutes les guerres viennent les morts… Des braves donneront leurs Braises-Vies pour la grandeur du Zagazorn et l’honneur de ce dernier face aux affres laissés par le Père, maudit-soit-il.

Et Harald ne pouvait s’empêcher de penser que son fils était là-bas. Thorald, son ainé, était avec les soldats de Lante et les troupes de l’infanterie lourde, en première ligne. Les rapports étaient nombreux, Brynhild et Akkar faisaient leurs parts en informant Harald de l’évolution des choses. Thorald était en vie, et pour le moment, il n’y avait eu aucune perte. En son for intérieur, le souverain espérait que l’étude des Engeances n’apporterait aucune tristesse dans le cœur des Dawis. Il y avait déjà eu trop de morts au cours des dernières années, et les Nains, depuis le Voile, ne pouvaient se permettre trop de pertes… Un guerrier Nain était le résultat de milliers d’années de maîtrises de l’art de la guerre… En perdre un seul était à chaque fois une tragédie.

Ses pensées furent stoppées lorsqu’un garde royal vint lui indiquer que quelqu’un l’attendait dans le vestibule. S’extirpant de ses pensées et contemplations, Harald revint à lui : oui, il avait convoqué Rubisséa Barbe-de-Fer, fille de la Voix de Thanor et conteuse de son état. Il avait quelque chose à lui annoncer.

« Qu’elle me rejoigne dans la bibliothèque royale. »

Et il s’y rendit, devançant la jeune naine.

Je me retourne subitement et trouve le garde de tout à l'heure, là où je me serais plutôt attendu au Roi. A sa tête et sa façon de m'appeler, je crois qu'il a dû m’interpeller plusieurs fois avant que je ne l'entende car il a l'air passablement agacé. Oups...
Il me demande de le suivre car notre souverain souhaite me rencontrer dans un autre endroit. Bon... Je referme mon carnet et remballe mes affaires, mettant la patience de mon guide un peu plus à l'épreuve. D'ailleurs, il ne cache pas son agitation alors qu'il me faut plusieurs minutes pour tout remettre à sa place. Il arrive à rester planter devant une porte ou à attendre l'ordre d'assaut avec un tempérament pareil ?

Finalement, alors que je prends un mouchoir pour essuyer mes mains, je lui emboîte le pas et le suis une nouvelle fois à travers les couloirs du palais. Nous n'allons pas bien loin. A moins que ce soit le fait qu'il presse le pas qui m'en donne l'impression ? Les dawis ne sont pas grands mais je suis plus petite encore alors il me faut plus d'enjambées que lui pour arriver sur place. Là, il ouvre la porte, me fait entrer et referme derrière moi. Vraiment sympathique ce bonhomme...
Je me retourne vers la salle dans laquelle je me trouve et, là, mes yeux se remplissent d'étoiles. Il y a des livres partout ! Je crois n'en avoir jamais vu autant au même endroit ! Bon, j'ai déjà consulté quelques bibliothèques, bien sûr, et j'ai toujours tendance à l'exagération quand il s'agit d'une chose qui me tient à cœur, mais je ne crois pas mentir dans le cas présent. Presque timidement, impressionnée et admirative, je fais un premier pas pour m'avancer dans la pièce. Je progresse lentement, prenant le temps de contempler l'endroit, de survoler quelques titres lorsqu'ils sont inscrits sur la tranche, d'effleurer les couvertures de certains ouvrages sans oser en soustraire un à son rayonnage, faute d'en avoir la permission... J'ai fait de nombreuses bêtises avec mes frères mais j'ai trop de respect pour les livres, cet endroit et notre Roi pour oser en commettre une ici.

Il me faut un moment pour arriver au bout de l'étagère et découvrir que je ne suis pas seule. J'en avais presque oublié que je venais retrouvé Harald... Du coup, je suis un peu surprise de le trouver là mais je me reprends bien vite.

-Salutations, Grand Roi.

Je m'incline, comme lors de notre première rencontre, bien que je sois très différente. J'ai délaissé ma jolie robe pour ma tenue habituelle. Je porte un pantalon plutôt près du corps, des bottes confortables, une veste chaude et une longue écharpe enroulée autour de mes épaules et de mon cou. Mes cheveux sont laissés libres et ressemblent plus à une crinière qu'à la masse disciplinée de la dernière fois. Mes mains disparaissent à moitié sous les manches, dissimulant presque mes mitaines. J'arbore un joli trait de crayon bleu sur ma pommette que je n'ai pas effacé puisque j'en ignore l'existence. J'aurais peut-être dû soigner un peu plus ma présentation, maintenant que j'y pense... Je ne suis certes pas vilaine comme ça mais bon... C'est le Roi quand même. Que va-t-il pensé après m'avoir vu si bien apprêté au banquet ?

-Vous m'avez fait demander ?

J'ai du mal à cacher que sa requête m'intrigue et m'inquiète en même temps tandis que je joins les mains devant moi pour triturer un peu mes doigts. Je vais avoir soixante-dix ans et changer de classe d'âge mais, franchement, on ne dirait pas. Peut-être est-ce en partie pour ça que je n'ai aucun prétendant ? Ça et le fait que je doive encore démontrer mon talent pour susciter l'intérêt.

Conformément à ses ordres, le garde retourna bien rapidement jusqu’à l’entrée du palais. Harald, lui, se leva, abandonnant ses pensées là où elles méritaient le plus leurs places, pour se rendre dans la fameuse bibliothèque. Arrivé en premier – évidemment – le souverain élu parmi les thanes regardait à l’envie les reliures, les matériaux et les signatures, faites de quelques runes, indiquant la temporalité de tel ou tel récit. Dire que certains, ici, furent sauvés du Voile par la grâce de Yaron le Scribe, et que ces récits datent, pour les plus anciens, des débuts de la cité de Kirgan au IVème cycle.

Harald avait des idées, des projets concernant cette bibliothèque. Bien-sûr, des poilus et des bavettes s’occupaient de ce trésor littéraire, mais ils avaient toujours besoin d’aide, de personnes motivées et passionnées. Rubisséa semblait de ces personnes, et sa prestation sur scène, lors du banquet, avait convaincu Harald de lui parler de tout cela.

« Baruk Rubisséa » Lui dit-il, tapotant doucement son avant-bras sur son poitrail en signe de salutation. « Bienvenue dans la bibliothèque de Kirgan. Yaron soit béni, je suis heureux de voir cet éclat dans tes mires face à tous ces vélins. »

Inutile d’être doté d’une quelconque vision surnaturelle pour deviner que Rubisséa était passionnée, transie par tout cela. Harald, comme les autres, n’était point plus clairvoyant. Mais il était satisfait de ne point d’être trompé. Discuter de tout cela, ici, dans ce lieu paisible, le changeait grandement des combats à venir, des troubles de Langehack, des séances de justice, et des besoins géopolitiques.

« Ton père, Glumtol, m’a beaucoup parlé de toi. » Dit-il, s’approchant de Rubisséa mais se stoppant à une courte distance afin de lui laisser sa zone de confort. Harald était Roi, Rubisséa n’était pas encore totalement une adulte reconnue par son peuple. Dans une société méritocratique prônant la vieillesse et l’expérience, Rubisséa et Harald n’étaient point égaux. « Il paraît que tu es une scribe de talent, et une copiste passionnée. Beaucoup de Dawis pourraient penser que ces rôles sont mineurs, futiles ou réservés aux anciens qui ne peuvent plus porter leurs haches. » Explique-t-il. « Je ne suis pas d’accord. Et la plupart des nôtres doit avoir changé d’avis à ce propos, tant l’Ire du Père, maudit soit-il, nous a arraché tant d’écrits et de savoirs. Il existe des sagas, des travaux, des témoignages, qui méritent d’être copiés et sauvés. Et d’autres doivent être écrites, car des légendes s’écrivent tous les jours, sur nos terres. Tes talents seraient utiles ici. Qu’en dis-tu ? »

Être entourée de tous ces livres me fait oublier mes craintes. J'en ai même oublié qu'il se trouve quelque part une barbe dont j'ignore l'identité et que je crains sans cesse de croiser. La réflexion de mon souverain sur ma réaction face à toutes ces merveilles me fait sourire. Il est vrai que je ne cache pas ma passion pour la lecture, même si rares sont ceux qui la comprennent. Il y a bien plus de mérite à s'intéresser à l'artisanat ou à la guerre selon mon peuple. S'ils savaient tout ce que cette bibliothèque pourrait leur apporter...

-J'aime les livres, c'est vrai. Ils sont une source intarissable de savoirs et de rêves...

Harald m'annonce que mon père a été bavard à mon sujet et je ne peux que faire la moue, redoutant ce qu'il a bien pu dire de moi. Il n'est pas vraiment objectif en ce qui me concerne, comme tout dawi avec sa fille penseront certains mais ça va encore au-delà dans le cas présent. Je ne porte pas le nom de Rubis pour rien et, si j'aime abusé de cet amour paternel, j'ai bien peur que ses éloges entendues par une autre oreille que les miennes ne produisent pas le même effet...

-J'ai soudain peur de ce que vous avez pu entendre à mon sujet...

C'est dit sur le ton de l'humour mais c'est un peu vrai quand même. Cependant, je retrouve vite mon sérieux tandis que le Roi, après s'être approché, me fait un compte-rendu de ce qu'il sait de moi et je baisse légèrement les yeux lorsqu'il évoque le fait que seuls les vieux et les infirmes jouent ce rôle habituellement. C'est vrai, je ne suis pas très solide donc faire de moi une guerrière serait m'envoyer à la mort, selon toute logique. Tenir une pioche n'est pas tellement plus recommandé, je serais une gêne pour mes frères plus qu'autre chose. Mais Harald poursuit et je suis bien obligée de le regarder avec un brin de surprise alors qu'il me confie une chose qui, finalement, ne me rend pas si inutile que ça... Et c'est bien la première fois que quelqu'un me voit de cette façon. Venant de lui, je ne peux que me sentir un brin orgueilleuse. Puis, il aborde la raison de ma présence ici. A Kirgan. Au Palais. Dans cette pièce. Et la surprise sur mon visage ne fait que croître alors qu'il met en lien tout son discours avec moi et le rôle que j'ai à jouer dans la conservation et la pérennisation de notre histoire.

-Vous êtes sérieux ?...

Ma voix n'est qu'un souffle et ressemble davantage à un constat qu'à une véritable question. Bien sûr qu'il est sérieux, il ne m'aurait pas fait faire tout ce chemin juste pour me faire une blague, mais j'ai peine à y croire... Moi, au palais ? C'est une forme de reconnaissance alors que je n'ai pas vraiment eu l'occasion de briller jusqu'ici. Ma représentation a certes été appréciée mais c'était la seule étincelle notable sur mon parcours et il me reste encore beaucoup à accomplir à l'aube de mes soixante-dix ans. Même au poste qu'il m'offre, il me faudra encore travailler dur pour me faire un nom et ne pas démériter ma place. C'est une pression immense... Et en même temps une merveilleuse opportunité.

-Je... Je ne peux qu'être honorée. Et je serais folle... de refuser un chance pareille !

J'en ai presque les larmes aux yeux. Je suis angoissée depuis des jours à l'idée que mon secret soit révélé, de me retrouver face à ce dawi à qui j'ai offert ma virginité alors que je ne suis même pas capable de me rappeler son visage et ce qui m'a poussé à agir dans ce sens. Car, même imbibé d'alcool, je ne crois pas que je me serais donnée sans réfléchir, sans quoi ce serait arrivé depuis longtemps déjà. Alors je me sens soulagée mais aussi si heureuse. Qui aurait cru qu'un père trop bavard et une représentation de vingt minutes me hisserait jusque là ?
Je reprends finalement un peu de sérieux alors qu'une pensée me vient à l'esprit. Ou tout du moins, je fais semblant de l'être.

-Vous savez que mon père vous en voudra à tout jamais de lui avoir soustrait sa fille, n'est-ce pas ?

C'est à la fois une plaisanterie et la réalité. Mon cher papa va avoir du mal à accepter que je quitte le clan et sa protection pour me mettre sous celle d'un autre. Certes, cela aurait dû arriver avec mon potentiel mariage -si j'arrive à retenir le regard d'une barbe un jour-, mais là je pars pour me faire une place dans notre monde. Certes, c'est le Roi lui-même qui m'offre cette chance inouïe, mais qui trouverait grâce aux yeux de mon père de toute façon ? Personne sans doute.

Gouverner ne se résume point à seulement lever la hache, trancher la pogne du voleur, lever des taxes ou encore ordonner de vastes mouvements militaires ou commerciaux. Être le Grand-Roi du Zagazorn – et plus encore être le souverain peu de temps après le cataclysme du Voile – c’est également penser à l’avenir, en termes de procréation. C’est encourager les bavettes et poilus à se lier et à copuler de sorte que plus d’un ou deux marmots naisse de ces unions.

Mais ce n’est pas que cela, non. C’est aussi garantir suffisamment d’ouvertures pour que la diplomatie, l’économie et les alliances soient fortes, constructives et permettent un avenir serein. C’est aussi ne point oublier que toute ouverture vient avec son lot d’envieux, de soiffards et de traîtres, et, ce faisant, qu’il faut un pouvoir fort et une aura intimidante. En cela, montrer au monde, durant le Serment Royal, quantités de soldats en armures, de montagnes de victuailles, et se faire coiffer de l’antique couronne de Mogarium des précédents Grands-Rois et Grandes-Reines du Zagazorn, était un témoignage puissant, et un camouflé suffisant. L’image renvoyé ce jour-ci aura suffit à taire toute ambition Humaine ou même Elfique à l’encontre des savoirs et des richesses Naines.

Mais ce rôle ne s’arrête pas là, non. Être le souverain des Nains de la Terre des Sagas – car c’est ce que signifie Zagazorn – c’est lutter pour que les savoirs se transmettent. Runiques, artisanaux, martiaux ou historiques et légendaires, qu’importe ! Jusqu’au Voile, la transmission se faisait principalement de bouche à oreille, du maître à l’apprenti, et ainsi de suite sur des dizaines et des dizaines de générations. Le Voile aura détruit la Grandsalle des Scriberunes de Kirgan, laquelle possédait quantité d’écrits sur la puissance et la magie runique. Mais, pire encore, il aura provoqué la mort de tous les Karumgrothi, ces « Ancêtres Vivants » dont la vie dépassait aisément les 350 années d’existence, et dont les paroles étaient semblables à des puits de sciences et d’érudition.

Jongler avec le secret était chose peu évidente. Les Nains, plus que toute autre chose, détestent les langues trop pendues et les oreilles baladeuses. Alors, comment permettre la consignation écrite des savoirs, des récits et des légendes, sans heurter l’inconscient de toute une race ? Par étapes, bien-sûr.

Et pour ces étapes, il fallait des scribes. Des Dawis qui décidèrent de dédier leur existence à la maîtrise des runes – non magiques celles-ci. De la même manière qu’il existait des clans guerriers vieux de plusieurs cycles ; des clans de runistes ayant participé à l’élaboration de runes complexes et de sortilèges puissants ; des clans possédant des savoirs séculaires en termes d’ingénierie, d’architecture ou de construction, il existait des clans de scribes, d’auteurs et d’écrivains. Là où, d’ordinaire, ce sont les anciens des clans qui s’occupent d’en rédiger les sagas, les décisions et les étapes de vie, les scribes, eux, s’occupe de la disposition de ces récits pour le bien commun.

Rubisséa était de cet acabit. Sa passion, cette candeur toute juvénile – car elle demeurait encore bien jeune – et ce caractère inné qu’elle possède et qui fait de cette naine une scribe née – tout comme le guerrier né ira naturellement vers la voie des armes qu’importe son clan d’origine – étaient tout ce dont Harald avait besoin pour cet aspect de sa vie politique. La bibliothèque royale, tout comme celles de Thanor, de Lante, de Molgrunn, et celles de tous les clans, avaient besoin de Dawis comme elle.

Harald, tel un père pour son peuple, posa sur Rubisséa un regard affectueux. Apporter ce genre de joie et de surprise, le tout enrobé d’un honneur nouveau, était une satisfaction pour le Groman-Rik. Dirigeant d’une société méritocratique, il était tout à fait normal pour lui d’accorder un peu d’honneur et de mérite à celles et ceux qui s’illustres, ou qui le gagnent.

« Oui, j’imagine que ton père saura m’en tenir rigueur. Mais il serait très égoïste de sa part de t’empêcher de vivre ta destinée, car, l’Ancien m’en soit témoin, je gage que ta vie prendra tout son sens lorsque cette bibliothèque sera ton sanctuaire. » Avoua-t-il, confiant qu’il était d’avoir sondé la Braise-Vie et le cœur de cette jeune bavette. Cette capacité qu’il possédait de sonder les Dawis lui permettait de viser souvent juste dans l’attribution des honneurs, des mérites ou des missions. « Et je parie un gueuleton digne du Ripailleur qu’il m’en voudra de t’imposer une mission si difficile ! Car oui, tu auras beau ne point user de hache ou de pioche, ce qui t’attends n’en reste pas moins dur, et te demandera du courage. » Expliqua-t-il, alors que les moins érudits des Dawis ne pourraient voir où se trouve le courage dans telle mission. « Tu es jeune, Rubisséa. Ton rôle ici sera de copier les écrits existants, mais d’en apporter également d’autres. Tous les clans du Zagazorn possèdent leurs Zagaskroni qui ont pour rôle d’archiver la vie et les décisions de leur clan. Ce sont eux qui écrivent les sagas et les légendes, qu’elles soient seulement de leurs clans, ou de tout le royaume, du moment que leur clan y est associé. » Dit-il, illustrant ainsi que, par exemple, un clan de guerrier écrira souvent la saga de la guerre du point de vue du clan, mais la guerre, elle, fera belle et bien partie de la saga du Zagazorn tout entier. « Ton rôle, en temps voulu, sera de collecter ces récits mais aussi d’en écrire d’autres. Car, comme je le disais, des sagas et des légendes s’écrivent tous les jours, à l’instar des cognards qui combattent en ce moment même dans la Nérania. »

Un rôle complet, complexe et pourtant si utile.

J'étire un demi-sourire. Il n'a pas tort mais je pense que mon père sera divisé entre la fierté, la tristesse et la crainte. La fierté de me voir accéder à ce poste. La tristesse de me voir partir. La crainte de ne plus pouvoir veiller sur moi. Il va avoir besoin de temps pour accepter que je vais quitter mon clan, si ce n'est totalement, au moins physiquement. Je ne dis pas que je ne vais pas être chamboulée de mon côté... Je n'ai jamais quitté les miens plus que le temps de faire un aller-retour ou deux et j'étais toujours accompagnée par l'un des miens. Je suis venue avec un convoi de minerais cette fois-ci. Je repartirai sans doute avec eux mais... Vider ma chambre, faire mes bagages, dire au revoir à tout le monde, passer une dernière fois -avant des mois- dans mes lieux favoris, raconter une dernière histoire aux enfants. Je vais avoir besoin de temps pour faire tout cela et pour me faire à l'idée que je ne serais plus une Barbe-de-fer à part entière... Mais c'est sans doute un mal pour un bien. En restant parmi les mineurs, je ne pourrais pas développer mes talents comme il se doit. Je l'ai bien vu lors de la préparation de mon spectacle. Me retrouver au milieu d'artistes et d'érudits était un véritable bonheur, chaque jour. C'était bien loin de mon quotidien à Thanor et c'était très enrichissant. J'en ai besoin... Et c'est cela que je vais devoir expliquer à mon père.

J'hoche la tête. Je comprends ce qu'il attend de moi et il n'appartient qu'à moi de m'en montrer capable. Je repense aux paroles de Lünn. Ces mêmes mots qui m'ont redonné confiance juste avant de monter sur scène. Je lui dois tellement... Sans lui, j'aurais peut-être renoncé, accablée par tout ce qui accaparait mon esprit ce soir-là. Alors qu'au final, j'ai fait la fierté de mon père, je ne crois pas avoir croisé Thordril, et j'ai attiré l'attention du Roi.
J'ai un regard sur tous ces ouvrages qui nous entourent. J'ai une pensée pour tous ces dawis qui les ont rédigés. Pour tous mes prédécesseurs, qu'ils aient occupé une charge similaire ou non. Je m'estimais déjà chanceuse de pouvoir étudier un seul de ses livres... A présent, je pourrais tous les parcourir pour les copier et diffuser leur savoir.

-Je ferais de mon mieux pour être à la hauteur de la tâche et ne pas décevoir la confiance que vous me portez. Mais il y a énormément d'ouvrages, ma vie ne suffira pas à en faire un double de chaque. Pourtant, le meilleur moyen de préserver les connaissances qu'ils renferment serait de ne pas les conserver tous au même endroit mais qu'il y en ait des répliques dans nos autres cités. Suis-je la seule à avoir reçu cet honneur ?

Il souhaite que toutes ces œuvres perdurent. Le seul moyen serait de pouvoir les trouver en plusieurs lieux. Donc, de recenser et reproduire chaque tome pour qu'il y ait en équivalent ailleurs. Peut-être faire en sorte que toutes les bibliothèques du Zagazorn possèdent un contenu identique ? Mais je ne pourrais pas m'acquitter de cette mission toute seule, c'est beaucoup trop... Surtout si je dois également écrire de nouvelles histoires, a-t-il une idée du temps qu'il faut pour rédiger un seul ouvrage ?

-Ecrire un livre peut prendre des mois, et je ne parle que de la rédaction, moi qui n'est écrit que des fictions jusqu'ici. Pour un récit historique, il faut aussi compter la durée de collecte des informations... Même en alternant mes différentes tâches, ça fait... beaucoup pour moi toute seule.

Je ne remets en question ni sa décision, ni la mienne. J'essaie seulement de comprendre de quels moyens je vais disposer pour pouvoir tout mener de front. Et il a peut-être déjà ses idées sur la question. Après tout, il a dû réfléchir longuement sur le sujet avant de me faire mander, puis le temps que j'arrive... Même s'il a évidemment eu d'autres choses en tête entre-temps, j'imagine qu'il y a pensé... Enfin, je verrais bien. Si non, c'est mon rôle de l'alerter... Enfin, je crois. Ça marche si je ne suis pas encore officiellement en poste ? C'est quoi d'ailleurs mon poste ? Zagaskroni ?

« Je suis toujours à la recherche de Dawis à la destinée fabuleuse dont la Braise-Vie serait dédiée à de telles études. »

Sous-entendu, Rubisséa n’était point la seule dont la vie serait liée à une quête que celle-ci. Toutefois, Harald ne répondait point à la question de « si elle était la seule ou non ». Aussi, la question de Rubisséa, quant à la nécessité de multiplier les lieux de sauvegarde, était des plus gênantes. Harald désirait sauvegarder les savoirs et les récits… Mais multiplier les lieux de sauvegarde pourrait retirer son aura à la bibliothèque royale… Et, tout Nain qu’il était, il appréciait la culture du secret… Ce combat contre cette propension à tout garder secret était donc autant un combat contre lui-même qu’un combat pour l’avenir.

Mais l’inquiétude de Rubisséa – et son anxiété – pouvaient être contagieuses. Aussi Harald apposa une pogne paternelle sur l’épaule de l’Altrommi.

« Tu connais dorénavant ton rôle ici. A toi de décider quoi en faire. Tu pourras voyager, ou rester ici ; copier, ou inventer ; collecter ou… Enseigner. » Enseigner… Partager les récits et les savoirs. En son for intérieur, Harald espérait qu’avec les années, les Nains seraient plus prompts au partage… Au moins suffisamment pour ne point voir tout cela comme une hérésie. « Et tu ne seras pas seule. Tu auras tout le temps de rencontrer les poilus et les tresses qui oeuvrent d’ores-et-déjà ici. Mais tu n’es pas obligé d’accepter. Ceci n’est pas un ordre, mais une proposition. Je souhaite voir mon peuple prospérer, s’enrichir, s’agrandir… Et le voir heureux. Si cette mission est trop grande pour tes épaules, il n’y aura point de déshonneur ni de rabrouements. Prend ta décision en ta Braise-Vie et ta conscience. Une année n’est qu’un battement de cil dans la vie d’un Dawis. »

J'hoche la tête. J'aurais de l'aide. Je serais libre de prendre des décisions, de choisir comment faire mon travail. J'aurais des collègues aussi, ce qui me rappelle irrémédiablement la préparation qui a précédé le spectacle et le bonheur que c'était pour moi de ne plus me sentir seule, de pouvoir parler de mes passions et que l'on me réponde avec un intérêt aussi grand que le mien, de partager, d'échanger, des confronter des idées... Mon père a toujours été parfait sur tous ces points, cherchant à combler mes besoins, mais... C'est différent lorsque l'interlocuteur possède la même flamme que vous dans le regard. Et ce sera encore plus formateur pour moi.

-Je... crois que ma décision est déjà prise, Grand Roi. Même si... je vais avoir besoin d'un peu de temps. Pour le dire à mon père. A ma mère. A mes insupportables frères. J'essaie de mettre de l'humour dans cet adjectif même si le cœur n'y est pas totalement. A mon clan. Et pour... déménager.

Même si je suis résolue, Harald comprendra sans doute que ce n'est pas sans tristesse que je vais quitter le seul foyer que j'ai toujours connu et que je n'étais pas forcément destinée à quitter. Pas plus de temps qu'un voyage en tout cas. Cela reste une déchirure pour moi. Pourtant, je fais ce choix sans regret. Pour réussir ma vie, je sais que je dois partir. Je crois que je l'ai toujours su, au fond de moi... Et que j'ai commencé à ouvrir les yeux le mois dernier. Ou, en tout cas, que cela n'a semblé véritablement possible qu'à partir de mon spectacle. A partir du moment où je me suis présentée au monde avec pour seule arme mes mots et mon talent. Et que j'ai passé cette épreuve avec succès.

Je dois m'en aller.
Est-ce que je quitterai le clan ? Je ne le sais pas encore. Rien ne m'y oblige. J'ai encore le temps d'y réfléchir. Peut-être le jour où mon cœur sera plus attaché à un clan d'artistes et de lettres, comme il doit y en avoir ici ?

Mon trouble et mon émotion s'effacent peu à peu alors qu'une question vient effleurer mes lèvres. Une question... Que je trouve loin d'être stupide. Surtout maintenant.

-Est-ce que... J'aurais le droit d'écrire votre histoire aussi ? Je veux dire... Je me souviens pas de... toutes les festivités... mais je me souviens d'en avoir parlé. Je ne sais pas si c'est arrivé jusqu'à vos oreilles mais, j'avais beau être saoule, j'étais sérieuse. J'aimerais vraiment pouvoir me pencher sur votre parcours... Et ce qui a fait de vous le Roi que l'on connaît aujourd'hui et que chacun respecte.

Ce n'est certes pas à lui de décider qui fera sa saga ou quelle version se répandra. Même si j'écris sur lui, rien ne dit que ce sont mes récits qui parcourront les âges ou si ce seront ceux d'un autre. Néanmoins, si je veux accomplir ce souhait, je vais devoir me renseigner sur lui, interroger son entourage, le questionner, passer du temps auprès de lui pour l'observer et me faire ma propre idée des évènements qui ont marqué son existence ou qui les marqueront à l'avenir. Et je ne veux pas le faire dans son dos. Je ne veux pas le lui imposer. Je veux qu'il le sache. Je veux qu'il me donne sa bénédiction. Parce que je le respecte trop pour ne pas le mettre au courant au préalable.

« Savais-tu que certains de nos plus illustres aïeux avaient vécus plus de six siècles ? » Demanda-t-il alors qu’il ressentait l’anxiété éprendre le cœur de la jeune Altrommi. Sa pogne quittant l’épaule noueuse de la fille de la Voix de Thanor, il l’encouragea à le suivre dans une des nombreuses allées de la bibliothèque royale. « Prend tout le temps qu’il te faudra, Rubisséa. Ces ouvrages n’attendent que toi. »

Déambulant dans la bibliothèque, Harald écoutait sa jeune interlocutrice. Sa proposition, de réaliser la saga de l’actuel Groman-Rik était un véritable honneur. Jamais ô grand jamais, Harald, ni n’importe quel autre Dawi de ce monde, n’oserait demander à un scribe de réaliser sa propre saga. Une telle demande serait considérée comme outrageusement honteuse. Les sagas, à l’instar des objets forgerunés, ou des articles de maîtres réalisés par les maîtres joailliers et forgerons, étaient des symboles d’honneurs et de mérite.

Dans la société Naine, se voir offrir de telles choses, pour les services rendus, les actes réalisés, l’honneur obtenu ou encore le mérite conquis, était chose exceptionnelle. Dignes représentants d’une société méritocratique, les Nains cultivaient l’art de l’honneur, du mérite et des exploits. En lieu et place des titres, des terres, ou des coffres remplis d’or qui titillent tant les autres races – sauf les Elfes mais allez savoir ce qu’ils désirent eux – les Nains offrent des présents aux valeurs inestimables, des objets de maîtres issus de l’expertise d’un maître, ou de tout un clan séculaire.

Rubisséa avait beau n’être encore qu’une jeune Altrommi, elle semblait avoir d’ores-et-déjà saisie cet aspect important de la société Naine. Le fait qu’elle propose déjà de suivre le Groman-Rik Harald, soixante-huitième souverain du Zagazorn, était signe d’une personnalité forte, humble et curieuse.

Harald voulut lui répondre, mais le timing fut parfait. Alors que Rubisséa termina sa demande – ou sa proposition – le duo arriva sur la place centrale de la bibliothèque. Toute cet antre aux savoirs, mythes et recueils, était organisée autour d’une salle centrale. Rectangulaire, d’environs 15 toises de longueur pour 7 de largeur, cette salle ainsi disposée permettait de regrouper les bureaux des érudits. Plusieurs bureaux se trouvaient là, dans un fatras organisé en l’esprit de l’érudit qui étudiait là. Autour de ce rectangle partaient toutes les allées de la bibliothèque, en lignes droites, angles droits et autres dispositions. Sur les extérieurs de la bibliothèque se trouvaient les salles d’études, à l’opposée de l’entrée principale – il n’y en avait qu’une seule.

Trônant au milieu des bureaux vidés de leurs occupants mais pleins de vélins et autres ouvrages poussiéreux, Harald entreprit de lui répondre :

« Je suis honoré par cette demande. » Répondit-il, offrant un sourire à la jeune Altrommi. « Je suis le Roi de la « Terre des Sagas ». Tous les ancêtres légendaires, et les héros en leurs temps, résident dans ces ouvrages que tu vois autour de toi. Chacun, en leur temps, ou bien après leurs morts, ont vu leurs vies écrites et leurs sagas lues au plus grand nombre. Ta proposition m’honore. Mais il ne tient qu’à toi de décider. Lorsque tu reviendras, et que tu débuteras l’œuvre de ta vie, ce sera à toi de prendre cette décision, car il s’agira autant de ton œuvre que de mon histoire. Ceux qui écrivent restent également dans les légendes. »

Comme si je n'avais pas encore assez d'étoiles dans les yeux, me voilà absolument émerveillée. Je m'avance -peut-être seule- dans cette pièce centrale d'où on peut voir l'immensité du lieu. Je tourne lentement sur moi-même, adresse un sourire à celui qui travaille seul ici, jette un œil à chaque allée, effleure une table de travail du bout des doigts, distingue les petites salles cachées au fond... Je m'y vois déjà... Vivre ici, travailler au milieu de tout ces livres, les lire, les copier, retranscrire l'histoire mais aussi mes propres fictions. Vivre de ce qu'il me plaît...

L'indépendance...
Ce mot est à la fois effrayant et excitant à mes oreilles. Mais je dois en passer par là pour faire ma place dans notre société. Pour que je dois reconnue comme écrivain. Pour que mon nom marque l'histoire.

Finalement, la voix d'Harald me rappelle à notre conversation et je l'écoute avec attention. Tout en soulignant le fait que c'est à moi de décider de ce que je veux faire, je remarque qu'il n'est pas fermé à l'idée. Il ne montre aucune opposition alors que ce projet nécessite que j'enquête sur lui et que je lui suive comme une petite souris dans certains moments importants de sa vie, militaires, politiques... Peut-être même personnels parfois. J'hoche la tête et je prends bonne note de sa réponse. J'aurais du temps pour y penser. J'ai quelques jours de voyage pour rentrer et puis mon départ à préparer... Je reviendrai avec ma décision prise et mes plumes taillées.

-Je vous ferais savoir dès que je serais de retour et prête à commencer. Merci, Grand Roi... pour la confiance que vous m'accordez.

Je me suis inclinée un peu pour le saluer. Par "confiance", je parle autant du poste qu'il m'a offert que de la liberté que j'aurais pour écrire son histoire, si ma volonté est confirmée. J'ai comme l'impression de sortir de l'ombre tout d'un coup... Comme si j'étais restée cachée toutes ces années, que le monde avait découvert mon existence et qu'il me tendait la main pour entrer dans la lumière. L'ombre, c'était il y a deux mois. La découverte, c'était le spectacle. La main, c'est celle d'Harald, le représentant de notre peuple tout entier. S'il est honoré par mon offre, je le suis autant par la sienne et je me sens soudain un peu plus confiante en me tournant face à mon avenir. Je ne finirais peut-être pas dans l'oubli, en fin de compte...