L'appel des tréfonds

« Gros comme ça qu'il était l'bestiau ! »

Les bras soudainement écartés d'un mouvement ample vinrent accompagner la déclaration.

« Une gueule d'gonzesse et pleins d'dents partout. On aurait même cru qu'elle l'vait une brioche dans l'tiroir. »

Le marin continuait son récit avec une énergie débridée, parvenant à capter une partie de son assistance mais laissant de marbre une Azralith qui écoutait toutes ses fantaisies d'une oreille peu investie. L'imposante drow était assise à une table aux côtés de trois autres vaanis qu'elle jugeait tous êtres des hommes de la mer en voyant leur accoutrement et la position de la taverne si proche des quais de Thaar.

Elle n'appréciait guère de se retrouver en ces lieux, plus éloignée elle se situait de cette gigantesque étendue d'eau salée, mieux elle se portait. Mais elle traquait bien malheureusement une créature qui avait laissé des traces et des cadavres dans les environs et la collecte d'informations s'avérait être bien plus fastidieuse que prévue.

Le monde des marins était rempli de superstitions, de légendes et de mythes en tout genre, sans compter que la plupart d'entre eux s'avéraient vénérer une entité qu'ils appelaient « Tyra ». Si loin de la lumière du Puy, ils en venaient à croire aux chimères et aux fables, un comportement outrageant et qui avait valu des problèmes aux quelques hommes qui avaient osé énoncé à voix haute ce nom en présence de la dame noire.

Et il y avait aussi les fanfarons, comme ce vaani qui continuait de gesticuler en tout sens. Son crâne chauve était recouvert d'un bandana et de longues arrêtes pendaient de chacune de ses oreilles. Son accoutrement avait au moins le mérite de s'avérer plus intéressant que ses histoires. Mais après une journée entière de recherche, c'est tout ce qu'elle avait réussi à obtenir, des histoires. Le soleil commençait déjà à se coucher et elle n'était pas plus avancée que dans la matinée.

« Mmh-mmh. » La voix rauque de la géante retentit soudainement au milieu de la petite assemblée. « Une créature bien insignifiante si tu as réussi à lui survivre. » Il la reprit presque instantanément. « J'me suis tiré avant qu'elle m'chique l'lard ! Pas moyen que j'y r'tourne là bas, naye, la nuit fait pas bon rester trop près d'la mer. »

La dame noire commençait à perdre patience. Elle n'aimait pas cet endroit, elle s'y sentait particulièrement mal à l'aise et personne ne semblait avoir la même explication pour les cadavres qui avaient été récemment retrouvés sur les quais de la citée dorée. Elle allait s'y rendre et attendre d'elle même sur place de nuit.

Sans un mot de plus, la géante se leva de sa chaise et commença à se diriger vers la sortie de la taverne. Il ne lui fallut pas longtemps pour entendre les pas précipités du fanfaron qui la suivait.

« Hoy ! C'dangereux c'coin là, même pour un bestiau com'toi ! »

Elle l'ignora superbement, se baissant pour passer l'entrée et se retrouvant accueillie par un environnement qui la fit grimacer. L'air était saturé d'une odeur de sel, de vase et d'alcool vaani fade et sans saveur qui se mélangeaient pour former un résultat putride et nauséeux, bien loin de la surcharge olfactive épicée des bazars. Le bruit de l'eau, du bois craquant des navires et des vagues qui venaient percuter les quais était à peine perceptible derrière les cris aigus des oiseaux marins et les chants des marins qui s’élevaient dans les airs.

S'il existait un lieu pire que l'enfer émeraude putride de Kerhel aux yeux d'Azralith, c'était sûrement celui ci.

Un sifflement se fit entendre. Deux hommes visiblement partiellement ivres se dirigeaient très clairement vers elle, plusieurs noms étranges furent prononcés entre deux rires gras ainsi que quelques métaphores peu subtiles sur une montagne à conquérir. La plupart des forbans évitaient généralement de s'en prendre à elle au vu de son gabarit, mais il y avait toujours des exceptions. Une bonne nouvelle, pensa la dame noire alors qu'un large sourire carnassier se dessinait sur son visage. Cet endroit la mettait sur les nerfs et elle avait grand besoin de se défouler.

Elle se dirigea vers le premier des deux qui leva la tête. Sans prévenir, elle enfonça son poing dans sa mâchoire avant d'attraper l'arrière de son crâne et d'étouffer son cri de douleur en lui fracassant le visage contre une paroi proche, produisant un craquement humide fort agréable. Le deuxième était déjà sur elle, l'éclat d'une lame apparaissant dans ses mains. La drow attrapa le poignet qui portait l'arme avant d'ouvrir en grand sa mâchoire et de plonger en avant, refermant ses crocs sur l'oreille droite du marin.

Elle tira de toutes ses forces, sentant la chair s'arracher et les ongles de sa victime qui essayait de la déloger. Les muscles et les ligaments se déchirèrent finalement dans une gerbe de sang. Elle relâcha alors sa proie qui s'effondra au sol en hurlant, plaçant ses mains sur le trou ensanglanté qui recouvrait désormais la partie droite de son crâne.  

Elle cracha l'oreille sur la loque, ses poings se contractant d'eux mêmes alors qu'elle tentait de contenir la rage qui bouillonnait en elle. Au sein de Thaar, elle faisait en sorte de ne jamais laisser de victimes, on ne pouvait jamais savoir à quel grand prince pouvait appartenir telle personne. Mais en cet instant, elle sentait la frustration de cette journée inutile se cumuler à la haine viscérale de cet endroit et des vaanis sans cervelles qui y vivaient.

Le fanfaron qui était toujours derrière elle se mit à reculer de quelques pas, prononçant tout bas un nom que l’ouïe fine de la drow parvint néanmoins à déceler.

« L'Rokvenha... »

Plusieurs autres vaanis s'étaient regroupés, un équipage sans aucun doute, à en juger par l'anneau d'or que tous portaient à l'oreille. Un drow se trouvait également parmi eux, au moins ces humains avaient-ils la décence de se ranger derrière quelqu'un qui leur était supérieur.

Posant délicatement la main sur la poigne de sa dague, la géante passa sa langue sur ses crocs ensanglantés, affichant un large sourire alors qu'elle jubilait d'avance du carnage à venir.

Les ports de la principauté vaanie étaient toujours animés et c’est ce qui plaisait au Rokvenha, il y avait toujours à faire ; De bonnes affaires où les écus sonnants et trébuchants étaient toujours les bienvenues, ou tout autre forme de paiement, mais aussi des rencontres qui pouvaient s’avérer être fortes intéressantes. Le mécan le savait, c’est à cet endroit qu’il s’y sentait le plus à son aise et qu’il passait le plus clair de son temps, quand il n’était pas dans un bordel, avec les membres de son équipage.

Cette fois-ci encore, ne dérogeant pas à ses habitudes, le marin était installé non loin d’une taverne dans laquelle les siens avaient pris l’habitude de se retrouver afin d’écouler leurs économies en alcool de piètre qualité. Il était entouré de quelques-uns de ses marins, dont Croqueuse, la sang-mêlée et seconde. l’Noirâitre, un drow pouvant presque rivaliser en taille avec Rocaille et l’Enclume un nain court sur patte mais au gueuloir bien ouvert.

Ils discutaient calmement de leurs prochaines affaires et destination ensemble, pendant que d’autres buvaient, chantaient ou écoutaient les histoires de tavernes qui étaient bien souvent des attrapes-rêveurs.

Caleb avait pris l’habitude d’avertir ses hommes, quand ils posaient le pied à terre, afin de ne pas attirer d’ennuis sur l’équipage. Il avait beau leur répéter, mais il savait fort bien que certains étaient bien trop limités pour comprendre les ordres les plus simples. C’était le cas de deux des nouveaux, qui avaient été enrôlés il y a peu lors d’une précédente escale. Et ces deux-là allaient bien vite apprendre leur leçon et, il l’espérait, la retenir pour plus tard.

Quand le Rokvenha entendit le début de bagarre, à quelques mètres de lui, lui et ses interlocuteurs se rapprochèrent par curiosité. Il faut dire qu’ils appréciaient toujours voir une bagarre d’ivrogne et que bien souvent, c’était à ce moment-là que les paris fusaient et faisaient des heureux. Ce soir-là, c’était deux des marins du Wagyl, bien éméchés, qui avaient décidé de s’en prendre à une drow. Caleb se demanda à son fort intérieur, en observant la scène, ce qui avait bien pu pousser les deux soulards à s’attaquer à pareil spécimen, mais il resta là, silencieux, à observer.

Après un échange des plus rapide ou, sans surprise, l’Elfe noire se débarassa des deux hommes, les membres du Wagyl Noir se rapprochèrent alors, formant un demi-cercle autour de celle qui venait de terrasser deux des leurs. Certains posèrent la main à leur poignard, d’autres préparèrent des sortes de gants renforcés qu’ils attachèrent autour des poings. Tous étaient prêts, attendant simplement que l’ordre leur soit donné.

“L’Rokvenha…”

Cachés derrière le rideau d’hommes formés par ses membres, Caleb expira du nez, lassé par les paroles du blessé et, tout en se massant le visage, s'avança en traversant la foule regroupée. “Par l’Mère d’mers… Tu crois qu’tu peux m’invoquer comme un foutu démon ?” Il s’approcha du blessé, prenant soin de ne pas trop entrer dans la zone de confort de la drow, ne cherchant pas à l’agresser. Il chercha du regard l’oreille arrachée et la trouva alors par terre. La prenant entre ses doigts, il la détailla et la laissa retomber au sol en grimaçant. “Encore une bleusaille… Y’a qu’eux pour croire qu’ils peuvent s’cacher derrière mon nom comme un chiard derrière leur daron.” Il jeta enfin un regard noir à celui qui avait perdu son oreille et le chassa d’un coup de botte. "Dégage."


Il se tourna alors vers l’Elfe noire, qui le dépassait de plusieurs têtes et leva les mains pour lui signifier qu’il était inoffensif, restant tout de même à une certaine distance de sécurité. “.... C’est une manière de s’faire remarquer, l’Noiraude, aye…” Il renifla et se moucha d’un rapide mouvement de sa main. “Au vue de c’que t’as fait.. et de c’que tu t'apprêtes à faire” dit-il en désignant la main posée sur l’arme “... J’vais pas y passer par quat’ chemins.” Il se déplaça lentement comme un prédateur qui faisait les cents pas devant une proie inatteignable sur l’instant. Et après quelques secondes de silence, ou il sembla prendre le temps de la réflexion, il reprit en s’arrêtant. “T’as d’la chance… Aye !” Il pivota sur lui-même et fit signe à ses hommes de s’apaiser avant de revenir à l’Elfe. “...D’la chance d’avoir écorché un gars qu’a pas encore trop d’valeur à mes yeux car ça aurait été une toute aut’ affaire si j’peux m’permett’.”

Il offrit un sourire à la drow, continuant néanmoins de la regarder droit dans les yeux, ne cherchant peut-être pas à lui offrir son dos, bien que derrière lui, l’équipage qui s’était déjà détendu était encore bien présents et toute leur attention était encore tournée vers celle qui discutait avec leur capitaine, parés à toute éventualité.