[Solo] Enigme revenante

9ème ennéade de Bàrkios, second mois du Printemps
Loge Crin-d'Acier

Que ces journées étaient longues ! Déjà plusieurs dizaines de jours que nous étions coincés à la Loge Crin d’Acier, et ça n’allait pas en s’arrangeant : d’après les éclaireurs, les hordes de berserkers qui couraient dans les monts voisins n’étaient pas sur le point de partir. Alors on patientait, on se rongeait les ongles, on faisait les cent pas. Il n’y avait pas grand-chose à faire, pour ainsi dire. Les soldats passaient leur temps à s’entraîner dans la cour, et jouer, tricher, leur maigre paie aux dés. Les civils se joignaient parfois à eux, et se faisaient souvent plumer. Mais la plupart s’ennuyaient à vue d’œil. Il y avait certes un peu de travail à la Loge, mais nous n’étions pas venus pour ça, et la motivation de chacun n’était pas au rendez-vous.

J’avais été ravi de retrouver l’air de la Haute-Virnée. Finalement, nous n’étions pas passés par la Loge des Main-Ferme sur le chemin : le détour n’en valait pas la peine. Nous avions tracé jusqu’à notre première destination, à bonne allure, mais pas si fatigante. Toutefois, ces derniers jours avaient été éreintants pour moi. J’avais du mal à rester sur place, il me fallait de l’activité. Ces derniers mois passés dans la mine m’avaient redonné la forme de ma jeunesse. Je passais une partie de mes journées à m’entraîner avec quelques soldats, et ainsi retrouvé l’aisance du maniement de mon marteau. Je ne jouais pas, non, mais je voyais mon fils s’enrichir à vue d’œil. J’avais faim, aussi. Les rations étaient assez maigres, puisqu’on ne savait pas combien de temps on allait devoir rester là, toute l’organisation avait été revue. Les provisions qui devaient nous permettre d’aller jusqu’au volcan, et de revenir, n’allaient pas suffire seules, alors on économisait, on se rationnait. Pourtant, personne ne semblait énervé. Certes, quelques éclats de voix et gestes maladroits venaient interrompre le paisible ennui de l’expédition, mais c’était principalement la lassitude qui régnait.

Ce matin, j’avais choisi d’accompagner une patrouille pour me dégourdir les jambes, et pour sortir un peu de ce bourbier. Il ne faisait pas beau. La pluie martelait l’armure des soldats et nos barbes ruisselaient. Pourtant, je trouvais ça très vivifiant. Nous nous sommes écartés du chemin pour prendre un sentier sur le col d’une petite montagne. La visibilité était faible, aussi, le capitaine décida de nous faire rentrer plus tôt. C’est aux alentours de midi que nous arrivâmes à la loge, et c’est toujours trempé qu’un jeune Dawi m’interpela, et me dit que Loöte me cherchait. Moins d’une minute après, il me guidait vers une autre barbe tout aussi trempée que moi. Je le reconnus tout de suite, et l’accueillis à bras ouverts. C’était l’un des guerriers de mon clan, resté à la Loge avec les enfants. Il était l’un de ceux qui m’avaient accompagné jusqu’aux yeux de Mogar.

« Mon ami, je suis ravi de te revoir ! Que fais-tu donc ici ? Tu n’as pas idée de voyager par un temps pareil ! »

Le regard de Loöte m’interpela. Il semblait sous le choc.

« Assieds-toi, papa. » me dit-il.

Surpris, je m’exécutais. Alors, Froc commença son récit.

« Ces derniers temps, on a vu de plus en plus d’Engeances de Brissea parcourir les monts. On ne sortait plus seuls, ni même en petits groupes. L’Étreinte était presque inaccessible, il nous a fallu redoubler de vigilance. La plupart du temps, on arrivait à les éviter, mais il y a quelques ennéades, on s’est fait attaquer. » Il souffla un grand coup. Je me crispais sur mon banc. « Le combat avait été rude, mais on s’en est sortis avec un seul blessé. Pas de morts. » Mon visage se détendit. « Les Engeances se sont enfuies après qu’on en ait buté une dizaine. Avant de disparaître, l’une d’entre elles s’est retournée et m’a regardée droit dans les yeux pendant quelques secondes, puis est repartie à son tour. »

Il s’arrêta. Il se retenait de dire quelque chose. Rien dans ce qu’il m’annonçait n’indiquait le voyage aussi risqué qu’il venait d’entreprendre. Je ne dis rien. J’attendais, comme pendant ces longues journées. Loöte faisait les cent pas.

« Braähm, » reprit-il finalement. « C’était Bellewynn. »
« Quoi ? »

J’étais sûr d’avoir mal entendu. Une sorte de boule me prit le ventre alors que mon esprit refusait d’entendre ce que Froc me répétait pourtant. Près de nous, mon fils avait prit sa tête entre ses mains, visiblement dans l’incompréhension lui aussi.

Bellewynn.
Ma femme. Celle que je perdis lors de la Longue-Nuit.
Je n’avais pas entendu son nom depuis si longtemps.

Autour de moi, tout devint flou. Je m’appuyais sur mes genoux toujours fléchis. Heureusement que j’étais assis : je n’étais pas sûr de pouvoir rester debout. Mille questions me venaient en tête. Une pensée s’imposait aux autres : savoir que Be avait arpenté les montagnes pendant ces longues années, et s’était transformée en ces choses… Nous savions que les Engeances étaient des Dawis, autrefois. Brissea les avaient changés, pour on ne savait quelle raison. J’étais persuadé que ma femme était morte depuis bien longtemps. La savoir en vie, en demi-vie, faisait vaciller mon existence.

Je sentis la main ferme de mon ami se poser sur mon épaule. Il se tut un moment, pour me laisser encaisser la nouvelle.

« Bellewynn… »

Dire son nom à haute-voix ne rendait pas la chose plus simple, ou plus vraie. Froc devait s’être trompé, ce n’était pas possible. Comme s’il lisait mes doutes sur mon visage, il finit par reprendre d’une voix calme.

« C’était bien elle. Il n’y a aucun doute. »

Je secouai la tête, toujours sous le choc.

« Nous avons essayé de retrouver ces engeances, mais sans succès. D’ailleurs, nos convois n’en croisaient plus une seule. Elles semblaient avoir déserté les lieux. Peu de temps après la bataille, des commerçants qui venaient d’Almis nous ont assuré avoir aperçu au lieu une horde d’engeances qui se dirigeait vers l’est, peu avant d’arriver chez nous. On pense que Bellewynn était avec elles. »

Silence. Je répétais son prénom dans un murmure. Bellewynn.

« Elle est en vie, Braähm. J’en mets ma main à couper. Elle était bien plus poilue et difficile à reconnaître, mais c’étaient bien ses traits. »

Il lança un regard à Loöte, qui me fixait du regard. Ils attendaient de moi une réaction. La réaction d’un Thane, d’un père, d’un mari. Mais rien ne me venait. Je ne pouvais pas abandonner l’expédition, et partir à sa recherche. Je ne pouvais pas non plus ignorer qu’elle survivait encore. Mon regard se perdit dans le vide en étudiant les différentes possibilités. J’entendis vaguement Froc renchérir sur sa certitude d’avoir bien reconnu mon ancienne femme, mais je ne l’écoutais pas.

Je pris finalement ma décision.

« Je vais demander à Rubissea de dessiner son portrait, avec mon aide. Loöte, je veux que tu ailles répandre ce message auprès de tes frères d’armes. Décris-leur ta mère. Dis-leur que celui qui la retrouvera se verra récompensé par le clan Main-Ferme. J’en fais le serment. D’ailleurs, informez le plus de barbes possibles. Je ne voudrais pas qu’elle soit terrassée par accident. Moi, j’irais avec l’expédition, observer le volcan. Mogar nous a envoyé un message, je veux être là pour le déchiffrer. Froc, j’aimerais que tu restes ici. » Il acquiesça. « J’ai besoin que tu sois là si jamais ils la retrouvent. Je sais qu’ils cherchent à capturer des engeances. Avec un peu de chance, elle est proche d’ici... Froc, je te remercie d’avoir fait tout ce chemin pour me dire tout ça. Je n’aurais jamais cru un message sur un morceau de papier. »

Il hocha la tête, digne. Je me relevai. Mes pieds ne tremblaient plus.

« Brissea n’a pas dit son dernier mot. Tout cela doit avoir un sens. J’en suis persuadé. »

Une chance ? Peut-être, mais je n’y croyais pas. Ma foi ébranlée était définitivement la cause de tout cela. Mogar qui tente de m’attraper. Brissea qui sent mon doute. Lirgan qui m’avait accompagné à la mine pendant cette longue année. Toutes mes croyances fluctuaient, et il m’était difficile de me rattacher à l’un des divins. Mon regard se perdit de nouveau, cette fois par une fenêtre, où je voyais les cimes des montagnes du Septentrion, qui m’appelaient incessamment.

L’avenir de mon clan. Mon propre futur, et celui de ma famille. J’étais prêt à relever les défis qui s’imposaient à moi. J’attendais des réponses du volcan. Si ce que je redoutais s’avérait, alors, le Zagazorn n’avait pas fini d’entendre parler de moi.