Ashaï - Les affaires sont le sel de la vie [solo]

Le 2ème jour de la 1ère énnéade du mois de Verimios, de l'an 21 du XIème cycle.
Ashaï ; manoir de la famille El'Angharad

« — Nous avons réussi à fournir les Milles-Caves selon votre demande votre Altesse. Les entrepôts du Sud devraient être suffisants pour l’export durant la mauvaise saison. Si l’on veille bien aux commandes, il y a de fortes chances de n’avoir même pas à ouvrir les stocks de l’Est.

Shaheem hocha la tête en observant les chiffres que lui présentait Ayoub. L’homme était âgé maintenant, mais un gestionnaire fiable qui avait vu passé assez d’hiver pour qu’elle eut une complète confiance en ses paroles. Dans la pièce, autour de la table de bois, avait été appelés ses plus fidèles conseillers. Mihai qui avait l’habitude de chapeauter ce petit monde semblait tout à fait à son aise ; sûrement avait-elle déjà fait le tour des plus hauts fonctionnaires de leur entreprise, s’assurant elle-même de la bonne tenue de la réunion. Pour cela, la Princesse de Sel lui en était reconnaissante. Grâce à cette maudite rouquine, elle s’épargnait bien des heures de galère. Pour autant, a chaque début de mois, l’Asharite s’en revenait invariablement à ses pénates. Elle y faisait alors le point et s’atteler à donner à chacun ses attributions prochaines. On planifiait ainsi non seulement le recrutement des nouveaux paludiers, mais aussi on évaluait les besoins, les coûts et l’on parlait des projets à venir.

Elle s’attarda sur chaque ligne du registre, vérifiant scrupuleusement toutes les entrées. Comme constaté, le bonhomme allait en vieillissant ; elle craignait que, comme tous les gens d’un certain âge, il ne soit plus apte à ce genre de tâche. Et puis au moins, elle avait une idée des meilleures clients des dernières énnéades, et des postes de dépenses qu’il fallait réduire. Car ce qu’aimait Shaheem par-dessus tout, c’était gagner beaucoup pour un investissement moindre. Lorsque son œil ripa sur l’achat de deux nouveaux esclaves, elle reporta son attention vers Jameel, son maître d’œuvre. C’était lui qui avait la charge de veiller à la marchandise, toute la marchandise. Les esclaves étaient assez chers pour ne pas en remplacer tous les quatre matins. Elle préférait de loin les astreindre à des tâches plus faciles, comme le transport des sacs vers les lieux d’entreposage, que de les voir rongés par le sel et le soleil ; ils étaient tels des meubles précieux. Ceux qui pouvaient s’en offrir un pouvait certainement s’en offrir dix, mais on préférait ne pas changer de décoration trop souvent.

— Je vois que tu as fait la demande de deux hommes supplémentaires. Pourquoi ?
— Un de nos porteurs s’est blessé à la cheville à la troisième ennéade. Une autre a fait sa demande de rachat, votre Altesse.
— Hm.

Ses traits se détendirent. Tout de même, cela lui faisait mal de voir tout cet argent ailleurs que dans sa poche. Malgré tout, elle était fière de voir que le système mis en place fonctionnait ; quelques années auparavant, elle avait fait des pieds et des mains auprès de son oncle pour instaurer un droit de rachat au sein de sa compagnie. Aussi, depuis, chaque esclave pouvait – s’il en avait les moyens – payer la Princesse de Sel pour recouvrir sa liberté au sein de la cité d’Ashaï. C’était un moyen simple et efficace d’instaurer l’ordre et la discipline en faisant fermer en chacun l’espoir. Et l’espoir était un artefact puissant, pour qui savait l’utiliser ; bien plus puissant que la peur. Ils étaient peu nombreux à avoir pu quitter le navire de cette façon, mais juste assez pour entretenir la flamme. Un cercle vertueux en somme. Il était toutefois dommageable de constater que la plupart de ceux ayant bénéficié de cet arrangement étaient avant tout des femmes, qui pensant s’acheter une liberté se voyaient contrainte d’accepter un mariage. Mais, ça, ce n’était plus du ressort de Shaheem ; après tout, elle était bien plus charitable que la plupart des autres Prince-Marchands !

Sur l’ensemble de son exploitation, moins de dix pour cent était de la main d’œuvre achetée. La plupart des sauniers étaient des travailleurs à la journée, que Jameel faisait embaucher le matin et payait le soir-même. Cela offrait à quiconque dans la cité d’émeraude un emploi, pour peu que l’on souhaitait se retrousser les manches. Et jusqu’à présent, ils n’avaient jamais été à court de bras ; à croire que la décence permettait la prospérité. C’était en tout cas, un système dans lequel elle croyait – assez du moins pour ne pas avoir eu à resserrer la vis. C’était bien arrangeant. Les braves gens avaient un a priori assez bon sur la Princesse de Sel, et cela servirait plus tôt que tard ses intérêts.

— Bien. Vous m’avez tous donné pleine satisfaction. Je n’en attendais pas moins de vous, cela dit. Mais j’ai encore à vous parler avant de vous libérer. Mihai, peux-tu porter la carte je te prie ?

Les boucles rousses s’affolèrent alors qu’elle se leva d’un bon félin, allant à la desserte voisine pour en saisir un épais rouleau. Un sourire s’était accroché à son visage alors qu’elle tendait l’objet à son amie, qui eut tôt fait de tirer un frisson de malaise. Cette femme l’obnubilait autant qu’elle la dérangeait. C’était une aversion passionnée, un amour haineux qu’elle n’aurait su décrire avec de simples mots. Elle la rendait folle, simplement, et pourtant elle n’aurait su se passer de sa présence. Elle voulait – non, elle avait besoin de respirer son air, de la voir et la sentir si proche et tout à la fois si distante. Et cette garce le savait bien. La sorcière malfaisante s’amusait d’elle ainsi, en public ! Elle lui aurait volontiers retourné une gifle histoire de lui apprendre, mais s’en abstint. Elle réglerait cela plus tard, dans l’alcôve de ses appartements privés. Plutôt, elle entreprit de dérouler le planisphère, qui prenait bien trois quart de la surface disponible de la tablée. Se dessinait alors sous leurs yeux la côte Vaanie.

— Que savez-vous de cet endroit ? Son doigt, délicatement déposé sur la papier, pointait un bassin au sud d’Ys.
— Le bassin de Nahl ?
— Oui-da.
— Un endroit paisible, parsemé de trouble ces derniers temps si l’on en croit les rumeurs.
— La Grise Sirène y avait ses affaires. De l’huile et des vergers si ma mémoire ne me fait défaut.
— C’est exact. Et aujourd’hui, l’endroit est en proie à de nombreuses dissensions. Personne n’a réussi à y ramener le calme qu’on lui connaissait. Je ne connais pas la teneur exact des griefs qui agite la région mais une chose est sûre…
— On y fait du sel.
— Nos principaux concurrents, si l’on omet les bassins de Geresh.
— Qu’attendez-vous de nous, votre Altesse ?
— Je veux que vous vous renseigniez sur l’agitation qui règne. Envoyez des espions, infiltrez les compagnies de sel mais ne vous faites pas remarquer. Prenez note de tout ce qui vous paraitra utile ; car d’ici peu, je m’en irai proposer mon aide pour ramener l’ordre. ».

Ses plus fidèles administrés la regardèrent un moment avant d’opiner du chef. Chacun avait bien compris les projets de la Princesse sans qu’elle n’eut à les formuler pleinement, et aucun ne sembla tout à fait étonné de l’affaire ; c’était dans l’ordre des choses. Ils avaient carte blanche pour satisfaire ses désirs, et s’y attelerai dès le lendemain à n’en pas douter. Et lorsqu’elle reviendrait, elle aurait à son office plus de grains qu’elle ne pouvait moudre.