Une naissance

Les lourds brocarts cramoisis n’arrivaient pas à étouffer entièrement les cris de la comtesse. Clouée sur son lit, isolée dans ses appartements, Judith souffrait le martyre. Cela faisait déjà neuf mois que le mariage entre le comte d’Ydril et la dame d’Aphel avait été consommé, et bientôt, elle donnerait naissance à son premier enfant, si les Cinq le voulaient. Les circonstances n’étaient pas bonnes : les pirates provoquaient des troubles dans la cité, ainsi que certains de ses soldats, qui avaient été amassés dans Ydril pour protéger le comté de tout agissement agressif de ses voisins. La guerre grondait, fratricide, et le seigneur de la Porte du Sud avait paré à toute éventualité.

Les circonstances n’étaient donc pas bonnes, les augures terribles. C’est pour cela que Judith d’Aphel avait fait appel aux meilleures sages femmes du duché, qu’elle avait secrètement convoqué les sorciers les plus experts dans la protection des nouveaux nés contre les mauvais esprits. Elle avait même envoyé une certaine somme au sanctuaire de Primeprestre, à Ancenis, pour que la déesse Néera la protège et bénisse son enfant.

Pourtant, toutes ces préventions n’étaient pas suffisantes, et elle criait de douleur depuis déjà deux heures. La foule qui l’encerclait, sage-femme, barbiers, médecins, sorciers et dieux n’y changeait rien. Certains contemplaient, horrifiés, cette haute dame hurler à en perdre haleine, torturée par une épreuve féminine des plus douloureuses, d’autres observaient froidement la gestation, murmurant à l’oreille de leurs collègues
quelques sombres messes basses.

La nuit commençait à tomber sur Ydril, et c’est sous la lumière dansante des braseros que l’on extirpa des entrailles de la dame d’Aphel non pas un, mais deux enfants. Des jumeaux ! Une fille et un garçon voyaient le jour aujourd’hui, acclamé par les cris des sages-femmes, bénis par les litanies des prêtres, protégés par les incantations des sorciers.

On tendit les deux créatures à la mère, mais elle était trop faible pour les prendre dans ses bras. On les déposa sur sa poitrine, prenant garde à ce qu’elle ne les lâcha pas. Judith, en nage, les cheveux formant des fleuves rouges tout autour d’elle, offrit un dernier sourire avant de s’évanouir dans
un sommeil sans rêve.