Clochettes

- Nooooooooon !

Prononcé d’un ton désespéré et suivi d’une flopée d’insultes qui auraient fait rougir un marin furent les premiers mots de Fjama lorsqu’elle aperçut Diantra. Pas qu’elle n'aimait pas la cité, juste la marque de son étonnement et son agacement. Évidemment, se retrouver à Diantra en lieu et place de Pharembourg… Il y avait de quoi susciter une réaction déconvenue. Hélas, quand on n’est pas fichue de lire une carte, on apprend à faire avec et improviser !

Deux jours de bains, paresses et quelques excursions en ville plus tard, Fjama retroussa ses manches bien décidée à renflouer les finances et se constituer un petit pécule pour la suite de son voyage. Une fois un barde trouvé au détour d’une ruelle, le plan d’attaque fut conjointement étudié. Il s’articulait autour de trois axes principaux : Un, on trouve une rue passante. Deux, on joue et danse. Trois, on rafle le fric. On avait le sens de la stratégie ou on ne l’avait pas !

Le point un du plan nécessitait une rapide reconnaissance du terrain et une étude approfondie des mœurs des habitants de la cité, aussi Fjama se laissa guider par son compère. Nichés sur une place proche du centre-ville, spectacle fut donné une grande partie de l’après-midi.

Vint le soir, les badauds s’attardaient dans les ruelles profitant du redoux bienvenue avant l’hiver, une sorte de rappel de la légèreté de l’été avant les rigueurs de la saison froide. Le soleil s’étirait encore lascivement. D’un silencieux et commun accord, les deux artistes entamèrent les choses sérieuses. Délaissant les airs de saison, le musicien entonna un air rapide, guilleret, aux accents suaves d’une soirée estivale.

La danseuse redressa le dos et releva la tête, le visage orné d’un léger sourire en coin, entre le taquin et le filou. Les mains s’élevèrent vers le ciel, se tordirent en arabesques, se croisèrent puis se séparèrent, papillon au gré du vent. Le talon marqua un pas en avant. De cette saccade le bassin s’anima. Les doigts cascadèrent lentement vers le nombril, gouttelettes de pluie. Son regard d’ambre s’accrochait à ses spectateurs, presque défiant. La musique gagnait en intensité, les clochettes à ses chevilles s’agitaient.

Au rythme de la danse, les étoffes rouge et or amplifiaient les mouvements, les soulignaient pour les sublimer. Une longue jupe vermeille, un haut assorti, la taille ceinte dans une large ceinture d’étoffe sombre, la tenue ne laissait apparaître que le galbe de la poitrine entre les lacets de la chemise. Aguicheuses les mains encore remontaient, hameçonnaient les passants : « Regardez-moi, aimez-moi » semblait crier le corps tourbillonnant de la demie. La danse s’accéléra. Les jupes se relevèrent haut sur les jambes de la demoiselle, offrant aux passants une vision rapide sur les cuisses de la jeune femme, prémices à des plaisirs plus sensuels. Gestes rapides et précis, les pirouettes s’enchainaient à gauche et droite, entrecoupées de hanches frémissantes. Le dos se creusait, la poitrine arrogante bombée vers les cieux suppliant les derniers rayons de soleil de la nimber encore un instant. Presque brutalement, musique et danse cessèrent. Les deux artistes s’inclinèrent devant les curieux. Certains applaudissaient, d’autres reprenaient leur chemin, quelques uns cependant cédèrent quelques piécettes.

Nos deux vautours virtuoses eurent tôt fait de se les arracher. Chacun fourra sa part discrètement sous ses vêtements. L’union éphémère se disloqua, laissant Fjama, seule, assise sur le rebord de la fontaine.

Douce mélodie que les écus s’entrechoquant dans une bourse. Délicieuse sensation que celle de pouvoir s’attendre à un repas chaud. Toute occupée à saliver sur les perspectives nées de quelques piécettes, la danseuse se laissa approcher sans broncher.

- C'était un bien joli spectacle.

Un peu vivement, elle remit en sécurité ses deniers, braqua le regard sur la jeune femme en face d’elle. « Fichtre ! Se perdre dans la contemplation de pièce en plein milieu d’une rue ! Voilà un magnifique exemple d’excès de confiance ! Ce n’est pas parce que Diantra semble calme qu’il faut perdre les réflexes d’Ithri’Vaan, gamine ! » se fustigea l’artiste en pensée. Elle esquissa rapidement un sourire, inclina la tête en guise de remerciement tandis que Daneva enchainait.

- Seriez-vous disponible pour discuter ? J'aurais du travail à vous proposer.

Un instant elle délaissa le regard de son interlocutrice pour un examen rapide : Grande, mince, les mains avec les cales discrets d’une bretteuse, le regard avec ce je-ne-sais-quoi de dangereux terriblement attirant. La bourse rebondie fut évidemment notée soigneusement, mais le regard ne s’y fixa pas. Plantant à nouveau ses yeux d’ambre dans ceux de Daneva, elle y décela apparemment ce qu’elle cherchait. Fjama se redressa. Elle s’étira légèrement et annonça d’une voix grave, rauque, presque susurrante.

- Hélas… danser m’a desséchée la gorge. Nul doute cependant que mes oreilles seront ravies de vous écouter durant la dégustation d’un doux nectar.

Oui, on avait connu sous-entendu plus fin. Malgré tout la réponse englobait des points essentiels : Elle acceptait d’en discuter. Elle suggérait d’aller dans un endroit plus tranquille et lui signifiait en même temps qu’elle plaçait une confiance relative en elle, assez pour la suivre, pas assez pour un endroit non public. Qu’une femme pareille réclame ses services suffisait à l’intriguer. Lui accorder l’écoute était la moindre des choses. Évidemment, la danseuse n’ignorait pas le présage d’embêtements divers contenus dans le maintien de la silencieuse. D’un geste gracieux, Fjama invita Daneva à la mener dans la taverne de son choix. Elle lui emboita le pas rapidement, replaçant sur ses épaules sa cape et s’emmitoufla dedans malgré l’air doux.

A la grimace de la Silencieuse, Fjama haussa un sourcil. Les Dieux seuls savaient dans quel bouge elle allait se retrouver. Enfin, à tout bien réfléchir, rien ne pouvait réellement être pire qu’une auberge de Naelis. Sans plus d’hésitation, elle lui emboîta le pas. Sur les talons de Daneva, elle prit le temps de repérer son chemin, pour revenir à son foyer temporaire et fuir le plus rapidement possible si besoin était. Les marchands remballaient leurs produits et elle songea qu’il faudrait qu’elle jette un coup d’œil sur les produits de Diantra plus sérieusement. Et peut-être trouver un forgeron pour cette idée de rapière. Délaissant ses vagabondages d’esprit, elle refixa son attention sur le dos de son interlocutrice. Elle marchait trop vite pour être réellement à l’aise en ville. Une fuyarde ? Un assassin ? Définitivement l’idée de femme trompée et bafouée louant ses services pour faire chanter son époux fut balayée. Quoiqu’elle propose, cela serait dangereux pour les fesses de l’artiste. Machinalement, elle referma sa main plusieurs fois sur la dague noyée dans ses jupes, avant de lisser le pan de sa cape.

« Le Chien Bleu », décidément, peu importe l’endroit du monde où on se trouvait, les tavernes avaient toujours des noms pourris. Après avoir poussé la porte de l’endroit, elle constata qu’il n’y avait pas que le nom de moisi. Certes comparé à certains endroits qu’elle avait fréquenté, il donnait une impression d’Eden, mais tout de même ! Le ménage devait être délaissé depuis des semaines pour réussir à établir une telle couche de crasse sur les tables. En bonne calculatrice, elle raya l’auberge de sa liste de lieu de travail potentiel. Avec le chiffre d’affaire engrangé par le patron, il ne pourrait jamais s’offrir les services d'une danseuse à un prix attractif. Avant de s’installer, elle vérifia le banc, histoire de ne pas s’asseoir dans quelque chose de peu recommandable. Lorsque la serveuse, aussi gaie qu’une tombe, vint prendre leur commande, Fjama opta pour une bouteille de vin, le moins cher. Mieux valait prendre une boisson dans un conteneur fermé, vu la tête des employés…

Une fois qu’elles furent servies, sa potentielle commanditaire passa aux choses sérieuses. Tandis que Fjama débouchonnait sa bouteille elle-même, la serveuse n’ayant apparemment pas compris que son rôle ne se limitait pas à poser brutalement les commandes sur la table en râlant le prix, Daneva se pencha légèrement vers elle.

- Hmm... Donc. Le travail que j'ai à vous proposer n'est pas vraiment conventionnel, et vous pourrez sans doute le trouver dangereux. Sachez donc avant toute chose que si vous parvenez à remplir le contrat, vous serez largement payée

Fjama fronça rapidement les sourcils. Elle n’aimait pas qu’on la prévienne que le contrat serait dangereux. Elle n’aimait pas non plus qu’on lui dise que le plan serait facile, cela en était d’autant plus puant, mais préciser de suite que le boulot comporterait une part de danger sentait mauvais. Confortée dans son idée lorsque l’Ex-Silencieuse dévoila un souverain, Fjama eut un bref mouvement de recul. Quelque soit la demande de son interlocutrice, le denier sur la table signifiait un pré-paiement sur le contrat. Si d’aventure, la mission lui semblait trop périlleuse pour sa carcasse, elle n’aurait qu’à filer avec l’avance ! Laissant tomber le masque de danseuse pour un profil un peu plus sérieux, Fjama se concentra sur la suite des explications.

- Il s'agira pour vous de proposer vos services dans une certaine auberge. D'après mes sources, vous n'aurez aucun mal à vous faire engager. Ensuite vous devrez vous rapprocher de certaines personnes, dont je vous ferai la description, attirer leur attention, les séduire, faire en sorte de gagner un petit peu de leur confiance... Et vous aurez à poser les bonnes questions, pour ensuite venir m'en délivrer les réponses. Si vous vous révélez efficace, vous aurez droit à deux autres souverains, en plus de celui-ci.

Fjama se mordit légèrement l’intérieur de la lèvre pour réprimer un début de rire. Rien que ça ? Rien de dangereux là-dedans ! En gros, elle n’aurait qu’à faire comme à son habitude. Laissant un sourire un brin canaille étirer ses lèvres, elle demanda d’un ton plus sec que tout à l’heure.

- Parlez-moi de la taverne et de ces messieurs. Que vous savez d’eux ? Leurs goûts en matière de femme peut-être ? Quelques habitudes ou traits de caractères ? Peut-être quelque don qui me serait utile de connaître pour éviter les plus gros ennuis ? Et surtout, qu’avez-vous besoin de savoir ?

Elle marqua un temps. Elle acceptait. Évidemment, jusque là, elle ne voyait aucun réel danger pour sa peau. Elle prit une gorgée de vin, puis reposa le verre. Elle approcha sa main de la pièce, tapotant d’un doigt juste à coté.

- Sachez cependant que peu importe le nombre de compagnons que vous ajouterez à celui-ci, vos « amis » n'obtienneront rien de plus que des doux rêves de ma part.

Autant définir, dès le départ, la limite claire de ce qu’elle acceptait de faire. Elle voulait bien offrir son corps à leurs regards, leur prodiguer quelques intérêts, mais hors de question de leur donner plus qu’un avant-goût de ses charmes.

Son interlocutrice se ferait-elle du souci pour sa future employée ? La danseuse en doutait. Enfin, le Royaume humain n’était pas Ithri’Vaan, porter un semblant d’intérêt à la vie d’autrui était, peut-être, coutumier. A la pensée, elle esquissa un sourire enfantin. Oui, dans un monde idéal. Même si, dans cet utopique univers, personne ne louerait des services pour agir contre autrui. Fjama se raffermit ensuite et répliqua, d’un ton posé, un demi-mensonge tout à fait convaincant.

- Je n’ai jamais dit qu’ils étaient des tocards, Dame. Je n’ai juste pas pour habitude d’agir sans finesse et sans couvrir un minimum mes arrières. Puis, la somme proposée suffit amplement à m’informer des risques encourus.

Délaissant la ronde du souverain entre les doigts de la Silencieuse, Fjama planta directement son regard dans le sien, en toute franchise.

- Je ne paie que pour les informations que je demande. Vous revenez avec, vous empochez. Je me fiche de savoir comment vous les obtiendrez, ça c'est votre problème, mais vous n'avez nul besoin de vous laisser approcher de trop près par ces porcs.

- Me voilà rassurée sur un point. Les gens ont tendance à prendre les danseuses pour des prostituées. Ravie que vous fassiez la différence.

A la grimace de Daneva et à la lueur de folie brièvement apparue dans ses yeux, l’artiste comprit rapidement que son vis-à-vis ne mettrait pas d’autres femmes à la merci de mâles libidineux. Mais plus encore, qu’elle partageait avec elle une forme de traumatisme face aux débordements fréquents de la gente masculine. Lentement, la demie inclina la tête. Cela se passait de commentaires. Elles se comprendraient, sans doute, par le jeu des lueurs brûlantes dans leurs pupilles. Outre l’appât du gain, une raison supplémentaire d’aider une femme venait de s’ajouter à la liste. Aussi, les explications suivantes de Daneva reçurent un accueil studieux. La posture et l’attention minutieuse lui apportèrent, peut-être, quelques réconforts quant à la motivation de Fjama.

Notant mentalement les noms et détails, la danseuse se contenta de hocher la tête. Tant pis pour les infos préliminaires sur les « clients ». Elle se débrouillerait dans un délicieux flou artistique comme toujours. Silencieux, mine, le prénom avoué lourd de menace, tout se mettait en place à présent. Elle ne s’était pas trompée. A croire qu’elle avait réellement un don de voyance. Fjama glissa rapidement une main dans sa bourse, caressant du bout des doigts les cartes de tarots usées par le temps. Pragmatique, elle ne put s’empêcher de tirer la conclusion son sens de l’observation s’était encore développé avec le temps. Rapprochée de Daneva pour entendre ses confessions, elle bascula en arrière, s’appuyant contre le dossier du banc. Contemplant le mur en face d’elle, elle se permit une seconde de réflexion supplémentaire alors que sa patronne continuait froidement.

- Ces informations, il était nécessaire que vous soyez en leur possession pour le bon déroulement de votre travail, cependant elles ont aussi une importance vitale pour moi. Si il devait arriver que votre langue se délie à se propos, à qui que ce soit... Je vous retrouverai, et je vous tuerai.

Brusquement, elle planta à nouveau les yeux dans ceux de la silencieuse. Un bref instant, on aurait pu croire qu’elle allait lui sauter à la gorge pour l’étriper. D’ailleurs, l’idée lui traversa rapidement l’esprit. Elle n’avait pas vraiment écouté le début, planifiant déjà son coup et les seuls mots à s’être imprimé dans son esprit furent « … je vous tuerai ». La touffeur autour des deux jeunes femmes augmenta. Pas spécialement belliqueuse, la demie conservait malgré tout un sens presque drow de la réplique à la violence et un instinct de survie puissant. Daneva venait tout de même de la menacer ouvertement ! Fort heureusement pour la suite de son séjour à Diantra et sa peau, dans un éclair soudain de lucidité, le cerveau traita le reste des données. La température reprit des degrés normaux, faisant passer l’excès précédent pour une petite bouffée de chaleur. Plus calme et, accessoirement, les paumes bien amochées par des ongles plantés profondément, elle répondit assurée :

- Le message est bien reçu. Donnez-moi les autres détails d’ordre plus pratiques comme le nom de la taverne, les descriptions de vos amis ainsi que comment vous joindre. Naturellement, vous vous doutez bien que vous n’aurez pas de réponse avant quelques jours, peut-être une semaine. Mais si vous le désirez, je peux vous tenir plus régulièrement au courant. A vous de voir.

Au départ de Daneva, Fjama s'empara rapidement du souverain et le fit disparaitre dans les replis de sa tenue. S'assurant que son employeur ne se trouvait plus dans les environs, elle risqua un coup d'œil à ses mains. Elle laissa échapper un long soupire en planquant son dos contre le dossier crasseux du banc. Contemplant les sillons sanguinolents laissés par ses ongles à l'intérieur de ses paumes, elle se blâmait intérieurement de ne pas réussir à étouffer toutes ses bouffées de colères. Certes, une amélioration par rapport aux crises initiales était constatable, mais elle manquait encore cruellement de retenue. Attrapant la bouteille de piquette, elle la vida d'une traite avant de déguerpir des lieux.

Décidant de remettre le début de sa mission au lendemain - un établissement de cette qualité ne recruterait pas une danseuse aussi tardivement dans la soirée - elle regagna ses pénates temporaires. Une fois les plaies si coutumières pansées, elle s'allongea pour mettre au point la stratégie à adopter. Lentement elle sombra dans le marasme habituel de ses rêves étranges : Batailles, exaltation de la victoire, désir de vengeance des battus, orgies dans le sang pour les vainqueurs et toujours cette sensation lui collait à la peau, sans qu'elle ne puisse arriver à la définir réellement. En sueur et sursaut, elle se réveilla.

Quelques heures plus tard, vêtue de charmants atours, elle se risqua à l'intérieur du Colibri - Évitons les commentaires sur le nom du lieu -. Derrière le comptoir, un haut personnage très maigre, d'allure distinguée la dévisagea. Droit comme un piquet, il la reluquait comme un jardinier examine les mauvaises herbes. Dégageant alors un pan de sa mante, Fjama lui offrit un bref aperçu sur sa silhouette et, avec le sourire de circonstance, lui demanda s'il engageait. De nombreuses demoiselles attirées par la réputation de l'établissement proposaient chaque jour leur service, aussi après un premier examen, l'intendant l'informa qu'il ne s'occupait du recrutement et il fit volt-face, s'engouffrant dans une pièce attenante. Quelques minutes plus tard, il revint accompagné d'une femme d'âge mûre à l'air revêche. L'œil tout aussi méprisant que son maitre, elle scruta Fjama tout en essuyant ses mains sales sur son tablier.


"Eh bien, c'est celle là la jouvencelle ? Vas-y un peu, montre voir ce que tu sais faire ! Ronan !"
Un barde surgit avec précipitation de la salle voisine.
"Arkisite ?"
"Joue-nous quelque chose veux-tu ?"

Les premières notes s'égrenèrent dans le grand hall d'entrée. Délaissant rapidement sa cape sur une table en échangeant quelques regards avec le musicien pour mieux ressentir sa musique, l'artiste se mit rapidement à danser. Pas de grand spectacle, elle offrit un simple panel de ses compétences, de la danse gaies à celle qui racontait avec habilité, sans oublier naturellement les mouvements lascifs et sensuels. Parfaitement à l'aise malgré le regard inquisiteur d'Arkisite sur le moindre de ses gestes, Fjama jouait avec les rares clients présents en cet après-midi. D'un ton sec, la vieille mégère réclama que la demie s'approche d'elle, continuant un examen plus poussé. Sans vergogne la bonne femme écarta les jupes de Fjama, étudiant la moindre de ses courbes. Habituée à être traitée comme une pouliche à faire couvrir par un étalon, la demie restait calme et stoïque. Visiblement satisfaite, Arkisite se retira sans un mot pour la jeune femme, hochant simplement la tête pour le grand maigre. L'homme et la danseuse se replièrent vers le guichet. L'intendant ouvrit un grand registre et s'empara d'une plume.

"Il semblerait que vous correspondiez au profil que nous recherchons. Combien de temps souhaitez-vous travailler chez nous ?"

Plusieurs minutes ensuite furent nécessaires à régler les formalités diverses d'engagements. Première étape du plan accomplie !


Le soir même, les clients se mirent rapidement à affluer au sein de l'établissement. La soirée commençait à peine et pourtant déjà on devinait la lueur des bougies derrières les tentures colorées. A l'étage, la salle de jeu, les gentilshommes se rassemblaient et pariaient autour des jeux de cartes et de dès. Fjama, bien obéissante, suivait le moindre ordre la mégère, poupée docile entre ses mains. Elle se plia humblement à la moindre des règles de la maison, sans chercher à imposer quoique ce soit, se contentant de faire ce pourquoi on la payait avec le plus brio possible.

La soirée battait son plein. Arkisite et l'intendant se frottaient discrètement les mains. La nouvelle danseuse faisait fureur et de nombreux regards suivaient le moindre de ses mouvements gracieux. Après son tour de danse, Fjama fut conviée à quelques tables. Pragmatique, elle se saisit de la chance d'approcher les clients. Prodiguant attentions, quelques mots, soufflant sur les dès pour porter bonheur, Fjama laissait trainer une oreille dans les diverses conversations. Finalement elle localisa sa cible. Cyprien de Lordan se trouvait comme renseigné assis à une table dans la grande salle. Le larron, bien plus bel homme que ne l'avait laissé entendre sa commanditaire, parlait fort en gesticulant des mains. Un de ses compères héla la danseuse qui commença alors à s'occuper de leur table. Par devers elle, Fjama esquissa un sourire amusé : Seconde phase du plan accomplie.


Jour après jour, les soirées se déroulaient de manière sensiblement similaire. Danser, jouer au jeu de la séduction, écouter les conversations badines, enregistrer les informations éparses, créer un semblant de confiance afin que sa présence et ses questions paraissent anodines et naturelles.

Puis vint la soirée à thème. Drôle d'idée des gérants, les serveuses et danseuses affublées de costume d'animaux, aussi charmants que proche de l'inconvenance, titillait une clientèle agitée par les chairs dénudées offertes en spectacle. En plus des spectacles habituels, le Colibri proposait ce soir-là quelques réjouissances mettant en scènes les danseuses grimées. De plus, les plats de venaisons exotiques alléchaient de leurs senteurs dépaysantes les gourmands convives.

Héritant de la panoplie de la tigresse, Fjama se para du masque ad hoc, farouche et féline. Loin d'être ravie de devoir s'adonner ainsi à la lubie des patrons, il lui était facile d'incarner le gros chat sauvage : Feuler, grogner, montrer les griffes, ronronner, mais aussi, faire pattes de velours, quémander les caresses. Capturer par Lordan lui-même, elle se plia de bonne grâce - le blond monsieur possédait un charme indéniable- à sa lubie de l'installer sur ses genoux, tout contre lui. Soufflant sensuellement sur les dès pour lui attirer chance, elle se lovait contre le riche pourpoint, griffant légèrement l'étoffe de ses ongles peints. Afin de contenter ces messieurs en divertissement, elle menaça d'un sourire charmant et d'un petit "grrr" les adversaires de Cyprien. Ce dernier, en veine, taquinait ses amis de quelques bons mots tout en gardant l'exclusivité sur l'attraction principale, la tigresse.

Après avoir délaisser la compagnie du jeune bourgeois pour un nouveau tour de danse, Fjama fut à nouveau demandée à sa table. Attirée par les riches joueurs, une danseuse-chauve-souris s'était mis en quête de s'attirer les bonnes grâces de Lordan. La prédatrice lui dévoila une lignée de dents-perles cruelles, simple avertissement pour le moment. S'occupant comme il se doit du reste de la tablée, elle put constater que les enjeux pécuniaires de la partie étaient plus qu'élevés. Les parieurs, un peu plus tendus, échangeaient de nouvelles banalités. De cette manière, Fjama apprit quelques détails supplémentaires sur sa cible. Sans vergogne pour sa concurrente, elle s'approcha de Cyprien et laissa crisser ses ongles sur le plastron de soie. Malgré le regard courroucé de la chauve-souris, Fjama s'était rappelé au bon souvenir du blond gouailleur. Hélas pour l'adversaire de la demie, Lordan avait une nette préférence pour les félins et il remplaça la suceuse de sang par la fauve. Rebondissant sur quelques taquineries des amis du bellâtre, elle lui proposa de lui tirer les tarots pour diagnostiquer la façon de conjurer un "mauvais sort" pesant sur la nuque du jeune sieur.

Attablés dans une alcôve, derrière une lourde tenture, Fjama écoutait Cyprien lui livrer quelques nouveaux renseignements de bonne grâce. Éméché et séduit, il n'avait fallu que quelques mots choisis pour qu'il lui livre ce qu'elle cherchait. Malgré tout, Fjama ne s'enfuit pas à toutes jambes. Tarots tirés, les deux jeunes gens se rapprochèrent encore un peu, jusqu'à une phrase glissée à l'oreille de la demie.

A la fin de la soirée alors que la taverne se vidait, sur le pas de la porte, Lordan guettait la sortie de sa tigresse. Attirée par le charme délétère du sieur, Fjama s'en fut avec lui dans la nuit de Diantra.


A la fin de sa semaine de labeur, quelques deniers en plus en poche et un amant aussi dangereux que charmeur en sus, Fjama errait à nouveau en ville dans les quartiers où elle avait précédemment rencontrer Daneva.

Après avoir errer pendant quelques heures dans les rues du quartier où elle avait rencontré Daneva, Fjama se résolut à la cruelle vérité : Elle devait retourner au "Chien Bleu". La taverne crasseuse ne lui avait laissé qu'un souvenir exécrable. A contrecœur, elle poussa la porte des lieux. A peine la première bouffée d'air vicié aspirée, l'odeur âcre et puante de la fumée froide et de la saleté lui amplit les narines. Sérieusement, comment le patron pouvait-il réussir à faire tourner son commerce avec un taudis pareil ? Peut-être bien avec les rares clients désirant être certain de ne croiser personne. D'ailleurs, l'idée était à creuser. En tendant bien l'oreille ici, on devait en apprendre des vertes et des pas mûres.

Rapidement, elle localisa l'ex-silencieuse et sa petite troupe. Après les salutations d'usage, elle se joignit à leur table. Par réflexe, elle vérifia le tabouret. Une bouteille de rouge commandée - la même que la première fois pour éviter les déconvenues -, elle interrogea Daneva du regard. Des gens de confiance ? Soit ! Elle était la patronne après tout et les informations à transmettre ne cassaient pas trois pattes à un canard.

Cependant, quelque chose mettait la danseuse mal à l'aise. Ah ! Voilà ! Guel'na la dévisageait. Un peu étonnée de la voir arborer si fièrement son métissage, Fjama en resta bée l'espace d'une seconde. Se réassenant rapidement, elle joua ensuite le jeu. Elle posait pour son homologue sang-mêlée. Jambes croisées, les jupes relevèrent négligemment haut sur les cuisses fuselées et caramel. Un coude sur la table, elle tapotait sa joue. Peu à peu, ses lèvres s'étirèrent en sourire mêlant sadisme et taquinerie. Elle battit des paupières sur ses yeux mélangeant allégrement l'ambre et le rubis. Moins farouche qu'à son habitude - sans doute dû à l'assurance de Guel'na -, elle frôla son foulard, soulignant du bout des doigts la forme pointue de ses oreilles. Après deux bonnes minutes de spectacles à l'attention exclusive de la seconde demie, Fjama se retourna vers Daneva. Dénué des pointes sensuelles habituelles à l'artiste, le ton se dévoila ferme, sérieux voire sec.

- Faisons simple et concis.

Elle débouchonna la bouteille enfin servie par la craintive serveuse.

- Les hommes rencontrés ne savaient rien de probant sur vous ou le petit. D'ailleurs, ils avaient pour mission de vous retrouver et de vous arracher ces données.

Une longue gorgée. Une nouvelle grimace. Par les Cinq ! Quelle piquette infâme ! Comment pouvait-on décemment servir cela dans une taverne !

- Concernant leur mandataires, ils ont mentionné avoir des soucis avec lui à présent, du fait de leur échec à vous capturer. Apparemment, il s'agirait d'un noble scylléen extrêmement bien placé : leur régent, le Comte Aetius d'Ivrey.

Évidemment, elle se doutait que l'ampleur de la tâche à venir pour Daneva ne la réjouissait pas. Mais, à présent, cela ne la concernait plus vraiment. Elle n'était payée que pour récolter les informations, pas les traiter. D'autant plus qu'elle ne se voyait pas débarquer chez un noble pour amasser un complétement pour le compte de l'ex-silencieuse.

- Sur ses moyens, la taille de l'organisation, aucune idée. Mais bon, vu qu'il s'agit d'un homme public, y a fort à parier qu'il est fichtrement bien entouré.

A part la personnalité en cause, pas de quoi casser des briques. Pas de révélation fracassante. Pour la danseuse, cela ne changeait pas grand chose. Un noble restait un noble. Comte, baron ou petit châtelain, les avoir en ennemis signifiait uniquement une montagne d'ennui à gérer. Elle n'avait ménagé aucun suspens. Elle s'était contenté de satisfaire les demandes de sa cliente. Ni plus, ni moins. Elle empoigna à nouveau la bouteille, rassasiant sa soif de quelques gorgées. Après avoir frémi dégoût à cause du goût ignoble du breuvage, elle planta son regard dans celui de Daneva, neutre. Silencieuse, elle attendait que sa commanditaire la paie et éventuellement propose une autre mission.

Patiemment, avec un sourcil circonflexe, Fjama écouta l’échange de sa commanditaire avec le partenaire de l’autre demie. Elle retint tout commentaire. Elle n’en pensait bien évidemment pas moins. Assurément, Daneva était complètement à la masse. Se rendre dans la demeure d’un noble pour l’assassiner ? Quelle riche idée ! Voilà une bonne manière de terminer sa vie alors qu’elle aurait pu la passer tranquillement auprès de son fils. N’avait-elle cependant pas le même type de réaction et d’intention vis-à-vis d’un sombre inconnu ? Les situations étaient certes différentes, mais pouvait-elle se permettre de juger la décision de Daneva ? Elle haussa les épaules.

Au paiement de ses honoraires, Fjama l’empocha avec célérité et fit disparaître les souverains, presque comme par magie.

- Cela ne me regarde pas, mais on dira que je vous aime bien… Vous devriez suivre le conseil de votre ami et retourner auprès de votre fils. Risquer votre vie alors que vous pourriez la passer avec lui… La vie d’un orphelin est trop triste.

Se redressant déjà, elle attrapa sa bouteille de piquette et remit de l’ordre dans sa tenue malmenée par son jeu avec la seconde sang-mêlée. Elle s’inclina bien bas, fort théâtralement. Elle adressa un clin d’œil taquin à Guel'na.

- Madame, ce fut un plaisir de travailler pour vous. Je me réjouis de recroiser à nouveau vos routes à tous les trois et si, d’aventure, vous avez besoin de mes services pour une autre mission, je ne doute pas qu’il sera aisé pour vous de me retrouver. Puisse Néera veiller sur vos vies et votre liberté.

Elle tourna les talons après une nouvelle révérence et quitta le bauge infâme. Dans les rues de la Grand Diantra, elle sillonna la nuit, songeant à son propre objectif-suicidaire, avant de décréter qu’il était grand temps de profiter des activités nocturnes et trépidantes offertes pas la capitale humaine.