Cache-cache entre amis | Ybu

Perché sur l'enseigne d'une taverne – la méconnue « Auberge du Poney rieur » – un corbeau observait la rue déserte. La nuit n'était pas encore tombée, mais le zénith n'était déjà plus qu'un souvenir et très bientôt, les ombres languissantes s'étendraient sur Diantra, tant et si bien qu'elles finiraient par en faire leur Royaume, laissant le champ libre aux nombreux noctambules qui avaient fait de la nuit leur mode de vie. En temps normal, Nilah aurait attendu l'avènement de la lune. Depuis toujours victime du soleil cruel, aux rayons trop agressifs pour ses yeux fragiles, elle se terrait chaque heure de la journée. Avec un croassement de mauvais augure, le corbeau prit son envol, rejoignant le cercle sinistre que formaient ses congénères. La sang-mêlé ne se souvenait plus du dernier jour où elle avait pu se sentir vraiment seule. C'était une sensation étrange, que de n'avoir presque aucun lien tangible avec ces semblables mais d'ignorer ce que pouvait être l'étreinte d'une nuit solitaire.

L'enfant avançait lentement, tâchant de rester la plus silencieuse et discrète possible. Elle respirait à peine, toute concentrée qu'elle était sur sa cible : un étrange tonneau, à quelques mètres de l'entrée de la taverne, qui n'avait rien à faire là. Depuis deux bonnes heures, elle était à l'affut, cherchant le détail qui clocherait et indiquerait sa présence. C'était devenu leur nouveau jeu. Il se cachait et elle devait le chercher, qu'importait qu'il lui fallut trois jours pour parvenir à ses fins. Quelle fierté que de finalement le dénicher, ce géant au visage sacrifié !

Le jeu était prétexte à s'exercer. Pour se cacher, Ybu aimait à utiliser ses dons, travestissant la réalité pour se dissimuler dans le décor, pour devenir le décor. Un tel stratagème laissait toujours des traces, indécelables pour le commun des mortels. Mais les deux êtres n'avaient rien de commun, l'un était grand et menteur, manipulateur, joueur devant l'éternel. L'autre était le fruit dégénéré d'un arbre pourri, perverti par la cruauté des monstres orientaux. Mais surtout, surtout, ils avaient accès à un monde totalement différent, aux sensations irréelles et aux dangers féroces. Fermant les yeux, Nilah oublia tout ce qui n'était pas le tonneau. Elle focalisa ses pensées sur lui, le sondant, avec la maladresse qu'on s'attendait à découvrir chez une enfant aux pouvoirs sauvages. Chaque contact avec sa magie était comme un combat contre elle-même. Parfois, elle ressentait l'envie furieuse d'abandonner, de se laisser aller à cette puissance qu'elle ne comprenait pas mais qui l'effrayait. La pire erreur du magicien, l'avait averti Gurt – qu'elle avait affectueusement surnommé Iougourt, sans trop savoir pourquoi – le vieux maître de Ybu.

Avec une certaine déception, elle quitta son état de concentration : le tonneau qui la narguait n'était qu'un simple tonneau.

Quittant sa cachette, Nilah tenta de trouver une idée. Elle savait qu'il n'était pas loin, elle le sentait, sans l'ombre d'un doute. C'était ainsi, restait à le débusquer... et c'était là que les choses se compliquaient. Ybu était bien plus roublard qu'elle, et bien plus doué dès qu'il s'agissait de la magie – même s'il n'était pas aussi bon pédagogue qu'il voulait bien le croire. Levant les yeux au ciel, elle accrocha la danse des noires ramures. Savaient-ils, eux qui les observaient sans cesse, ou se cacher le géant ? Le jeu n'avait que trop duré, comme souvent quand elle peinait à le retrouver, elle venait à regretter de ne pas être plus talentueuse. D'une façon qu'elle ne s'expliquait toujours pas, la présence de l'illusionniste la rassurait et l'enchantait. Il n'était pas Fouineur, petit voleur au grand cœur et aux phrases qu'il voulait éloquentes, ni même le Vieux Monsieur, figure rassurante certes mais trop souvent inatteignables. Il était Ybu, tout simplement, le nouveau roc de son existence, l'homme qui devait lui rendre la vie plus simple en lui apprenant la magie. Les résultats étaient pour le moment mitigés, Nilah n'était pas une aussi bonne élève qu'elle aurait voulu. Elle peinait à atteindre la concentration qu'on attendait d'elle, mais ses succès n'en étaient pas moins encourageant.

Un croassement attira son attention : un corbeau s'était posé un peu plus loin et semblait lui indiquer le chemin en battant doucement des ailes. Sans la moindre hésitation, elle entreprit de le suivre, certaine d'être sur la bonne voie.

Ybu n'avait qu'à bien se cacher, elle venait le débusquer.

Trois jours. Cela faisait trois jours qu’ils avaient échangé les rôles. Trois jours que de nouvelles expériences à regrets naissaient, tout était sujet à l’inventivité des deux compères, le tout avec un bel avantage pour le grand Scarifié. Tricherie ? Non, rien de cela, il ne pouvait pas jurer de ne pas user de ses talents, la petite faisait bien comme elle le souhaitait, elle. Et puis, ce n’était tout de même pas son problème si les chers amis de la douce poupée de porcelaine la démasquaient à l’instant même où le jour pointait son nez et jusqu’à la nuit tombée, voire même lorsque l’obscurité était reine ... Autant dire à n’importe quelle heure, du jour comme de la nuit, son fardeau la suivait et ce jusqu’à même dans leur petit jeu de cache-cache. C’était une évidence, avant de chercher la jeune Nilah, Ybu se contentait de chercher ses démons, ces charognards l’accompagnaient chaque minute, mieux qu’un sentier fléché cette affaire ! Le jeu était terriblement inégal, et c’était terriblement jouissif. La pauvre petite ; une fois le cercle d’oiseaux noirs localisé dans les quartiers de la ville, le magicien n’avait plus qu’à regarder autour de lui et chercher cette petite silhouette cachée parfois derrière la porte d’une bâtisse au bois rongé par l’humidité, ou bien ailleurs. Il était arrivé que la jeune fille ait l’audace de descendre dans les égouts de Diantra, là où la vermine règne. Cette fois-ci, le chasseur avait mis plus de temps à la retrouver. Difficultés diverses ? Pas de celles que l’on pourrait envisager. Il avait du tout d’abord entreprendre une étape de zennification importante qui le pousserait, non pas à ne plus avoir peur du noir, mais à envisager la possibilité qu’il aille barboter avec les rats morts de la peste dernière, à moitié décomposés. Simple étape psychologique.

Cette fois-ci, c’était son tour, et là, tous les moyens étaient bons. Il avait été gentil au début, puis, l’enfant s’était révélée trop futée pour qu’il gère le problème sans magie. Corsons la chose, amusons-nous un peu. C’était un acte lâche et complètement injuste, la petite devrait faire avec et s’adapter, Ybu était joueur, mais très mauvais joueur, même avec celle qui était son amie. Ami. C’était un terme qu’il n’avait plus utilisé depuis des lustres voire peut être jamais. Gurt n’était pas un ami, il était autre chose, c’était totalement différent. La gamine avait su faire chavirer le cœur barricadé de l’illusionniste, elle et ses yeux clairs, sa mine d’ange, sa petite voix frêle suintante d’innocence.

Cette fois, il allait être plus ingénieux et se lancer à l’assaut d’une magie dont il ignorait les conséquences et les ficelles. Ybu était homme d’expériences. Quel fou ! Tester sa magie avec pour cobaye : lui-même. Le mage était parti dans son monde et était prêt à tout … même si ce n’était qu’une manche d’un jeu enfantin. Il avait passé la nuit à rédiger son plan, perché sur une maison proche de la cathédrale de Diantra. Les chats errants qui lui avaient tenu compagnie avaient pu se rendre compte d’une chose : la personne qui s’était assise sur ce toit lorsque le soleil se couchait n’était pas la même que la personne assise à cet endroit même lorsque l’astre s’était réveillé pour entamer sa course diurne. Etrange pourtant, l’individu n’avait pas bougé d’un pouce. La silhouette de ce qui était un homme la veille se redressa et se laissa tomber au sol, sur la rue pavée qui se réveillait elle aussi peu à peu.

Un nouveau personnage ajouté au jeu du magicien, celui-ci était beaucoup plus complexe et lui avait demandé beaucoup plus d’efforts. Ybu n’était plus homme d’apparence, en vérité, il était tout autre personne. Le Scarifié était devenu femme. Ainsi, l’hurluberlu s’était vu gratifié d’une poitrine menue, d’yeux en amande, d’oreilles en pointe telle une elfe, avec la peau d’albâtre qui allait de paire. Il avait du conserver la même taille pour une raison de dépense trop importante d’énergie. S’il avait du abandonné momentanément ses douces marques cicatrisées sur le visage, il les avait troquées pour de sinueuses arabesques coulant de part et d’autre de ses yeux, courant le long de ses joues. Une longue chevelure brune parfaitement coiffée lui descendait sur les reins. La simplicité d’une robe sombre enveloppait l’étrange créature nouvellement crée. Il y avait quelques failles dans le personnage, dont la voix qu’il n’avait pu modifier faute d’expérience pour faire tenir toutes ces illusions à la fois. Le jumelage du corps de femme et de la voix d’homme était cocasse, pauvre fou qu’il était.
Son plan était machiavélique, la pauvre Nilah n’avait aucune chance de pouvoir gagner cette manche sans une aide des dieux eux-mêmes. Ainsi, la créature qu’il nomma … qu’il nommerait plus tard, commença à se diriger vers le quartier qu’il savait être leur lieu de prédilection à tout les deux.
Arrivé sur les lieux, chose étonnante pour la situation, c’est lui qui se mit à chercher la jeune fille, sans succès pour la journée. Il la savait aimante de la nuit, il aurait sans doute plus de chance de la débusquer une fois la lune levée.

La nuit commençait à tomber et il se dirigea vers une taverne au hasard, histoire de boire un verre avant d’entamer sa recherche. Rejetant deux ou trois ivrognes précoces attirés par la présence féminine qu’il voyait alors s’attabler devant eux, il finit par sortir de cet endroit, agacé par le trop d’importance qu’on lui portait. Oui, c’était assez paradoxal en effet, lui qui ne réclamait qu’odes, acclamations et regards, habituellement, était là d’humeur bougonne et ne souhaitait être vu que d’une personne. Que Nilah daigne trouver la supercherie. Il l’avait aperçue plusieurs fois durant ces quelques jours, en effet, il ne lui servait à rien de se cacher vu que son déguisement mystique le cachait suel. Tenir cette barrière physique était plus éreintant qu’il ne l’avait imaginé et il devrait rapidement se résigner à oublier quelques détails de son accoutrement.
Il guettait le ciel, cherchant des corbeaux, étant mi proie, mi chasseur à l’heure actuelle. Cette nuit-là, le ciel accueillait un véritable ballet aérien semblait-il. Les charognards voletaient dans tous les sens comme un jour de fête des mises à mort.

Au détour d’une rue, le petit chaperon blanc qu’il avait espéré voir depuis tant d’heure surgit avec son cortège de volatile telle une princesse des ténèbres. Le paradoxe était là, la blancheur de l’innocence face à la noirceur de la mort qu’elle trainait jour après jour derrière elle. Revoir son doux visage afficha sur son nouveau visage un sourire qui devenait radieux grâce à ses nouveaux traits.

Petite Nilah, je m’offre à toi en cet instant, murmura-t-il pour lui-même. Le Chapardeur bondit vers l’avant et vint se diriger vers la jeune fille. Il sortit alors une pomme rouge de son unique poche – la prochaine fois, se procurer une robe un peu plus fonctionnelle, nota bene pour lui-même. Ybu s’arrêta devant la petite fille qu’il toisait d’une bonne poignée de centimètres et lui tendit le fruit sans rien dire, sachant que sa voix le trahirait. Il avait faim, la magie le fatiguait vite mais il se retint de trembler. Une perle de sueur ruissela néanmoins le long de sa tempe.
Combien de temps réussirait-il à jouer l’elfe muette ? Son état en disait long, ce n’était qu’une question d’heures voire de minutes.

Nilah savait le géant capable de merveilles : elle avait plus d’une fois eu l’occasion de le voir faire montre de son talent. Mais changer son apparence, ça, jamais. Il lui avait caché ce don, et c’était faible de son ignorance qu’elle s’était lancée à sa recherche. Des murs étrangement placés, des tonneaux maladroitement abandonnés, elle y prêtait garde ; mais les passants, c’était une autre histoire. La pauvre, si elle avait su, elle n’aurait plus su où donner de sa tête. Ses dons n’étaient pas encore assez développé, sa pratique demeurait trop fragile pour qu’elle put d’un coup d’œil démêler le vrai du faux. Il lui fallait silence et concentration, temps et effort. Alors sonder une ville, elle en était autant capable que de se rappeler le visage de sa mère.

Triste constat.

Pour autant, la jeune enfant n’avait pas dit son dernier mot, ses alliés de poids encore moins. Ses noirs suivants – à moins qu’elle ne fût, elle, la suivante des noires ramures qui traçaient son chemin depuis une petite décennie – n’étaient décidément pas que de simples corbeaux. S’ils n’étaient sans doute pas magique – quoique l’idée eut son charme – ils en possédaient la fibre. Où, comment, pourquoi, ces questions avaient souvent agité l’esprit de la fillette, mais elle n’avait jamais trouvé de réponse formelle ; Ybu avait été tout autant incapable d’expliquer cette étrange capacité qu’ils avaient de toujours le retrouver, à un moment ou à un autre. Pourtant, les faits étaient là, c’était plus souvent eux qui le débusquaient. De quoi adoucir le jugement de Nilah à leur égard.

Quand, finalement, une silhouette de grande taille apparut dans son champ de vision, la sang-mêlé crut avoir atteint son objectif, avant de se raviser : si elle avait effectivement la taille du géant, elle n’était pas lui et pour cause, elle était femme. Elfe, qui plus était, et Nilah savait l’affection que portait son grand ami pour tout ce qui n’était pas humain. Il ne le savait sans doute pas, d’ailleurs, mais rien que le fait qu’il l’eut acceptée aussi facilement l’aidait à se sentir plus normale, moins… monstrueuse. Le doute avait longtemps substituée, elle savait d’où elle venait, elle savait l’étrange physionomie de ses oreilles, elle savait l’handicapante faiblesse de ses yeux et si ces questions n’étaient pas celle d’une enfant, peut-être le fait d’avoir traversé en longueur le monde connu l’avait-elle fait mûrir trop vite.

Avec un croassement sinistre, l’un des oiseaux de malheur se posa au sol, à quelques mètres de l’elfe surgie de nulle part, et darda son bec vers elle, comme il l’aurait fait avec Ybu. Ce détails troubla Nilah, qui n’aimait pas qu’on osât confondre son charlatan avec la première venue. Dardant un regard furieux vers le fautif, elle manqua ignorer superbement la pomme tendue. Portant ainsi ses yeux légèrement plissé vers le fruit, elle marqua son incompréhension par son absence de réaction. Comme agacé par sa lenteur, le corbeau prit son envol, et après quelques battements d’ailes, se posa sur l’épaule de l’inconnue avant d’y planter – profondément ou non, ce serait à sa victime d’en juger – ses serres.

Pendant quelques secondes, Nilah crut voir les joues albâtres se zébrer de marquer bien connues, pas assez pour qu’elle pût se convaincre de leur réalité, mais de quoi largement semer le doute.

Etait-ce seulement possible ?

Ce devait être une sorte de signal, pour le cortège funèbre, qui se rua vers l’elfe, l’Ybue ou quoique fut la chose qui lui faisait face. Sans aucune intention de le blesser, non…

Juste de révéler au grand jour ce qui, jusqu’alors, demeurait caché.