La bâtarde et l'obèse [PV Oriabel]

"Oh ! Oh ! Les beaux bateleurs que voilà !," gloussa Alcide, ses bras dodus appuyés sur la balustrade du balconnet. Il surplombait la courette fleurie de son manoir. Avant sa visite à Diantra, ses agents s'étaient occupés d'acheter au prix fort une belle demeure dans les beaux quartiers de la capitale péninsulaire. Il était hors de question de s'entasser avec les miséreux ou de louer des appartements. Et l'or n'était pas ce qui manquait au maître marchand. Un tour de transmutation plus tard, et l'or des agents d'Alcide était devenu la belle pierre de ce manoir discret et à l'architecture raffiné.

Dans cette ville où les surins étaient prêt à être dégainé entre deux bouffoneries de funérailles, le gras marchand manquait de lames. Bien qu'il répugnât à faire couler le sang, la situation était si volatile à Diantra qu'il ne pouvait se passer de spadassins. C'est en faisant son marché pour alimenter les cuisines fastueuses d'Alcide qu'Hardi, l'échalas de cuisinier de la maison Argyros, avait reperé cette bande de comédiens. Le maître-espion avait scruté durant une bonne demi-heure cette troupe de sang-mêlés et de bâtards faire leur tour de jongle et bâteleries à une foule conquise.

Mais il y avait trop d'assurance dans leurs jeux de couteaux, des geste de tueurs plus que de bateleurs. Ca et là, les cicatrices trahissait des combats livrés sur d'autres estrades, celle des champs de bataille. Et puis les regards avant tout. Il avait suffi à Hardi de plonger son regard acéré au fond de l'âme d'un des jongleurs pour que celui-ci trahisse ses véritables occupations. Un regard qui a vu de la tripe et du sang. De là, l'ombre d'Alcide avait dépéché un de ses commis pour inviter les bateleurs à venir divertir son noble maître.

Une demi-douzaine de bateleurs s'étaient présentés à la porte du manoir en début de soirée, alors qu'un soleil tiédasse crevait mollement à l'horizon sans tapages.

"-Les beaux, les doux jongleurs ! Quelles pitreries me montrerez vous ?", renchérit l'obèse épicier en tapant des mains.

Décidemment, l'aristocratie avait perdu de sa superbe. Etaient-ils donc si confiants qu'ils s'abstiennent de ratisser des bas-fonds de Diantra afin de monter, à la diable, quelques bandes armées? Espéraient-ils s'éviter de sanglantes négociations? Les fols! Fugacement, la Bastre se surprit à espérer que le pauvre vieux qu'elle avait jeté en pâture à la foule, sous l'accusation de sorcellerie, ait été étêté. Question de nerfs. Il faut dire que la bande s'impatientait de recevoir un salaire. Descendre presque toute la Péninsule, par les trimards, ça avait été une sacrée trotte!

Pour l'heure, les seules pistoles engrangées provenaient de leurs tours de bateleurs. Ca et quelques menus délits qu'il serait inopportun de relever. Aussi, la proposition d'aller divertir quelque gras bourgeois n'avait pu être rejetée. En outre, il n'était pas exclu que l'homme ait des invités captieux en quête de lames. Les sang-mêlés ne pouvaient pas jouer aux fines bouches!

Ainsi, tandis que le Soleil dépérissait à l'horizon et que les premiers monte-en-l'air sortaient faire leur repérage, un quarteron de bastres cogna à l'huis d'un prince thaari. Vêtus de haut-de-chausses jaspés de rose et vert ainsi que de riants pourpoints mauves, la troupe ne manquerait pas de faire forte impression. D'ailleurs, afin de renforcer, si cela était nécessaire, leur truculence ils avaient recouvert leur bahut d'un drap sur lequel était brodé en lettres de quasi or sur fond bleu :

***


Ley

Joyleux Compaings de la Galéjade

Bateleurs

Et austres riants services


***

Comment, dès lors, douter de leur succès? Comme pour faire écho à leur assurance, un amusement tout enfantin semblait naître chez monsieur Argyros. Déjà, il applaudissait, impatient de les voir l'esbaudir de leurs arlequinades. Le "clop clop" étrange produit par le miel qui lui empoissait les doigts s'avérait être un signe encourageant : on est toujours plus généreux après avoir mangé. Autant dire qu'on pouvait attendre une libéralité rare de la part du personnage.

Sodo le Pasquin fut le premier à se lancer, veillant à détendre le petit monde par quelques bouffonneries dont il avait le secret, le temps pour les autres de se préparer. Kaewët, dit le Baladin ou l'Inverti, ne tarda pas à le rejoindre afin de régaler l'assistance de sa belle voix qui, accompagnée d'un luth, pouvait tant vous chanter douce christabeloyse jolie que la drôlesse de Sharas. Néanmoins, tandis que Veerena et Dentelin s'apprêtaient à entamer un gentil numéro de saltimbanque, les deux membres restants de la bande entreprirent de prendre la température. A savoir montrer qu'ils pouvaient aussi bien distraire que suriner.

Cela amena donc Oriabel et son compère, dit Triple-Quintal, à entreprendre un numéro de jonglage impliquant d'honnêtes hachettes. Avisant cela, Veerena et Dentelin parurent leur murmurer quelque chose avec acrimonie, ayant peu apprécié d'être interrompus alors qu'ils s'apprêtaient à effectuer une pirouette scylléenne et partirent fourrager dans le bahut. De là, ils extirpèrent deux  arcs de belle facture avec lesquels ils entreprirent d'abattre des balles jetées par le Pasquin, qui ponctuaient chaque tir d'une sémillante boutade.

Bien que tout cela était réalisé sous des airs de bonne vieille pantalonnade, qu'on y enchaînait des blagounettes à s'en taper les cuisses, il n'en demeurait pas moins qu'un œil avisé aurait reconnu là des gestes bien sûrs dans des compétences bien martiales chez les bateleurs. A bien des égards, cela se rapprochait des codes pratiqués dans établissements interlopes. Seuls les intéressés les comprennent et ont à les comprendre. L'Ogre du Levant était-il membre de ces cercles ou simple voyageur égaré?

Alcide ne savait rien au maniement des armes mais il faisait confiance à Hardi pour être certain des capacités meurtrières des prétendus bateleurs. Quoique l'intérêt de cette troupe résidait justement dans leurs talents de jongleurs et amuseurs. Même l’œil profane du maître marchand pouvait voir que leurs hachettes et leurs traits, s'ils se fichaient dans des balles de jongle, pouvaient aussi vriller le crâne d'un ennemi. Le gras négociant s'affala dans un fauteuil aux dimensions cyclopéennes, fabriqué sur mesure pour sa graisse fortunée. Ses doigts poisseux couraient d’une jarre d’amuse-gueule à une autre, arrosant les friandises de grands traits de vins d’Hautval. Les caves du manoir avaient été garnies avant son arrivée, en prévision de sa soif légendaire. Entre deux rots, Alcide claquait la graisse de ses mains en guise d’approbation.

“-Bravo ! Bravo ! Encore !”

L’obèse semblait au sommet de la joie. Pourtant, l’ambiance de la cour était étrange. Mis à part Alcide, aucun courtisan ou esclave assistait au spectacle, mis à part deux belles doeben qui éventait le maître marchand à l’aide de plumeaux massifs.

“- Que l’on serve du vin à ces bonnes gens !”, beugla un Alcide tout enjaillé.

A ces mots, une nuée d’esclaves apparut d’entre les colonnades pour poser forces flacons de vins et liqueurs sur les tréteaux disposés autour des saltimbanques. Les beaux éphèbes et les hétaïres lascives s’empressèrent de servir les drôles. Une fois les rafraîchissements distribués, Alcide se pencha en avant :

“- Mes joyleux compaings, que diriez-vous de réitérer vos farces et tours d’habileté devant une glorieuse et noble assemblée ? Vous serez grassement payé, en or et en célébrité ! Buvons !”

Pour l'heure, la coterie était parcourue par un affreux sentiment : la crainte de s'être si bien mussée dans un rôle de bateleurs qu'elle peinerait à s'en extraire. C'est qu'entre nervi et pasquin la paie n'était pas la même! Néanmoins, il convenait de savoir apprécier les menus avantages qu'elle pouvait tirer de la situation présente. Ainsi, ils ne fut pas nécessaire de lui répéter l'invitation deux fois:  pareils aux nuées de sauterelles des légendes, les bastres asséchèrent promptement quelques flacons - ne laissant que brocs vides en lieu et place d'ossements blanchis - s'émerveillant au passage sur la qualité des breuvages. Dame! Quand on était habitué aux piquettes qui vous vrillaient l'estomac, les hypocras et autres vins framboisés représentaient un tout nouveau monde!

Alpagués par leur hôte, ils abandonnèrent, un peu à contre cœur, les tréteaux afin d'écouter sa proposition. Si, jusqu'ici, le Ventripotent Négociant s'était révélé avare en opportunités, ses dernier propos modifiaient la donne. Encore qu'il convenait d'être méfiant. Après tout, chacun donnait du "noble et glorieux" selon son bon plaisir. Foutus grimauds! Bien souvent, à tout prendre au mot, on finissait par l'avoir au cul. Oriabel jugea alors préférable de tâter un coup le terrain, par prudence. Histoire d'éviter de mettre le pied dans une fraîche.

- Les Compaings, fort joyleux, de la Galéjade vous remercient Ô Opulent Effendi! Généreux de nos talents, nous ne demandons que l'heur d'en faire démonstration a gran fuisson! Nommez donc cette riante assemblée que nous nous ferons fort d'ébaudir! A hauteur de votre bonté, cela s'entend.

Restait plus qu'à espérer que le beau ne la joue pas mystérieuse. C'est que quelqu'un allait finir par y laisser un doigt avec ces conneries de hachettes! Néanmoins, à en juger par les chambranles armoriées, les boiseries peintes et les fenêtres à vitraux le bougre pissait des rotins. Par conséquent, on l'imaginait mal donner bal pour les frères-mendiants. Jouer les amuseurs pour le drôle fournirait une occasion en or de laisser traîner une oreille ici et là. Qui sait, peut-être même qu'un mécène se présenterait.

Dans un autre registre, la huscarl des Wandres commençait, pour le dire crument, à se sentir carrément conne, dans sa tenue de scène. Prolonger indéfiniment le plaisir de la farce n'était pas trop à son goût. Contrairement à Sodo, qui paraissait rayonner dans son costume. Mentalement, elle fit la promesse de lui envoyer son poing dans la gueule la prochaine fois qu'il se mettrait en tête de raconter la blague de l'Eracin unijambiste.

Alcide regarda avec contentement ses nouveaux employés vider de traits rageurs les précieux flacons. La boisson ne trahissait pas : seul des soudards habitués aux pires gnôles pouvaient engloutir de telles quantités de liquide, avec le déchainement de ceux qui ne reverront pas de telles boissons de sitôt.

Celle qui devait assumer le rôle de chef ou de héraut de la bande lui répondit conformément à ses attentes. Sa voix trahissait un certain agacement, la fatigue de l’acteur. Une très bonne actrice au demeurant, seuls les cabotins pouvaient garder indéfiniment le masque. Alcide garda le sien encore quelques instants, acquiescant avec de nombreux sourires aux paroles mielleuses de la rustaude jongleuse.

“- Vous êtes donc dorénavant au service de la maison Argyros ! Trouvez vous en ces lieux la semaine prochaine avec vos meilleurs compagnons et vos meilleurs tours. Apprêtez vous avec les atours à la dernière mode. Le gratin diantrais sera de la partie. Voilà qui devrait couvrir vos frais.”

Le marchand achevait à peine son propos que déjà un esclave posait une bourse des plus dodues sur les tréteaux. Au bruit qu’elle donna, l’assistance put confirmer qu’Alcide ne pissait pas mais chiait plutôt les rotins. Ce dernier gloussa, levant un index boudiné et encore fébrile :

“- Ô, et j’insiste pour que votre compère nous conte de nouveau cette plaisanterie sur l’Eracin unijambiste, elle était fort cocasse !”

Et le masque tomba. La voix d’Alcide devint plate, mécanique :

“- A mes yeux, vous n’êtes dorénavant que des saltimbanques, mes saltimbanques. Quant à vos autres talents, des instructions vous seront données en temps et en heure. Servez-moi loyalement, et vous pourrez cesser de jouer les bouffons. Soyez en ces lieux dans une semaine exactement, avant le coucher du soleil, où vous chierez vos tripes par le nez, croyez-en mes flacons. Parlez de cet entretien et ça sera par les oreilles. J’aime la ponctualité et abhorre les traîtres. Le bonsoir.”

Le monstrueux fauteuil sur roulette disparut alors dans l'ombre des colonnades. D'épaisses portes de chênes claquèrent et un silence de mort retomba sur le jardin.