Entre les mailles

- Hola, pecore ! Vire-moi le fourgon de là devant, tu vois pas que tu bloques ?
- Que nenni c'est pas lui ! Ouvre donc l'oculaire, vieux pépère ! Encore devant que ça traîne, et la Veole elle peut rien pour y faire !

Des bouchons, l'apanage des cités. Pour dire vrai, ça ne lui avait pas manqué, à la Veole. Assise telle une grande dame sur le siège de conduite, elle se redressa légèrement pour tenter d'apercevoir la cause de cet arrêt fort peu à propos. Sa petite roulotte bariolée n'était pas sans fantaisie et les regards alentours s'y attardaient bien trop pour lui plaire.

- T'y touches t'y payes, corniaud ! Deux pièces une caresse et la mienne sur ta joue en violence si t'y poses la plate main ! PARFAITEMENT QU'ELLE Y CAUSE DE SA VOITURE, BOUGREUX !

D'un mouvement d'humeur, elle envoya claquer sur le bois la longue trique de mène sur l'essieu avant, près duquel le curieux s'était empressé. Sans doute un énième que les dorures peintes avec goût avaient émoustillé. Elle n'aimait pas qu'on y pose les doigts. Les doigts, c'était sale, bien trop sale, surtout en ville. L'homme sursauta et recula avec prudence, encore plus lorsqu'il croisa le regard furibond de la saltimbanque. Cette nana là, elle était pas nette. Elle était pas nette du tout.

Faut dire, Veole n'était pas vraiment moins criarde que sa roulotte. Emmitouflée dans sa longue cape rapiécées de morceaux d'étoffes colorées aux motifs exotiques et coiffée de son couvre-chef de voyage - un turban écarlate planté de plumes turquoise et canari, à la racine desquelles s'entremêlaient de petites chaînes dorées supportant parfois quelques grelots tintabullants, ses grands yeux cerclés d'une poudre de la même couleur que sa tignasse échevelée et flamboyante... Rien n'était vraiment propre à passer inaperçu. Cela incitait même à une certaine prise de précautions pour une populace aussi pieuse que celle-ci.

Le chariot au devant s'ébranla enfin et le convoi hétéroclite de marchandises, voyageurs et transporteurs divers put reprendre son lent cheminement à travers les entrailles de la cité. Veole et sa petite maison-roule furent de ceux-là, du moins jusqu'à ce qu'elle ait la possibilité de s'engager sur une route moins fréquentée. Celle-ci menait jusque, semblait-il, aux quais, mais la saltimbanque s'arrêta bien avant.

Alors que le ciel se parait lentement des couleurs chatoyantes du crépuscule, elle fit stopper la mule de trait sous l'auvent des petites écuries d'une auberge discrète, toute serrée entre ses boutiques de voisines dont la bedaine aguicheuse débordait allègrement sur la cour centrale qu'elles avaient en commun.

- Ayay, l'animal. Ici cesse ton sabot. N'aimes-tu pas ce pavé beau ? T'y cherches un poil t'y trouves peut être une verte pour ta panse.

Tandis qu'elle s'affairait à désharnacher sa mule, on vint s'enquérir de ce qu'elle désirait en ce lieu. Le jeune garçon, sans doute le fils de l'aubergiste, ouvrit de grands yeux en découvrant l'allure de la visiteuse et se fit violence pour ne pas prendre les jambes à son cou. Veole s'accroupit alors pour lui faire face et l'aura de mystère qui enveloppait la jeune femme tout autant que son parfum étrange aux relents d'opium subjugua le gamin. Il se tint coi.

- Pour l'heure, quoi l'importe au d'abord c'est fourrage pour la bestiole, et bienveillance pour la maison qui roule. Ca peut se tenir là ? Pour la nuit il suffit. Des pièces on en a, mais rien d'un trésor, dame ! Le souper, il faut bien en parler, on avale goulument, et si la chanson elle suffit pour la paye, alors grand plaisir aux oreilles de tous les croquants qu'assistent au paysage de nuit celle-ci. Va ! Va donc voir le maître et demande quoi qu'il en dit !

Elle le prit par les épaules et, d'autorité, le fit pivoter sur ses talons avant de le pousser aux fesses vers la porte de l'auberge par laquelle il s'engouffra bientôt, comme si il avait le Mal aux trousses. Ce fut le père lui-même qui sortit quelques minutes plus tard et Veole obtint de lui le fourrage et la bienveillance demandés, contre lesquels elle donna quelques sous en grimaçant. Quand il fut question du dîner, et de l'animation proposée, il se fit suspicieux, jaugeant longuement les vêtements, les manières et la carrure de la jeune femme. Il s'arrêta un moment sur la pieuvre de chair qui labourait sa joue gauche et cilla. Néanmoins il finit par acquiescer en grognant son approbation et Veole le suivit à l'intérieur.

A la rose pénombre succéda la chaleur rougeoyante d'une gigaille plus agressive que Veole ne l'avait prévu. Le tumulte des voix et la pesante moiteur des gueux en frénésie l'assaillirent aussitôt et l'enveloppèrent  toute entière tandis que son nez, rosi par l'air encore frais du printemps timide, se mit à frétiller. La bectance fleurait bon, c'était bien assez pour l'inciter à faire bonne demi-figure.

- Foutraufesses ! Ce serait là manière de faire l'accueil de si grande dame que voici ?

Vive et fugace comme une éventuelle lueur de discernement dans l'oeil d'une dame de cour, sa main pâle surgit de sous la cape pour capturer en vol les piécettes qui venaient rencontrer son visage rieur avant de s'en retourner en tanière forte de son butin.

- Formidable. Voilà que déjà jouvencelle est conquise !

Elle gratifia ledit héros d'un large sourire de malice. Se hissant sur la pointe des pieds, elle releva sa jupe d'une main - juste assez pour laisser voir ses bas rayés de mauve et d'orange et ses chevilles alourdies de grelots avant de se tourner dans un long mouvement fluide. La cape se déploya un instant, carrousel multicolore, puis s'envola jusqu'au portant proche pour découvrir la frêle carrure de la bateleuse.

Elle était vêtue d'un corset de lin vert d'anis décoré d'arabesques dorées et de sa longue jupes aux multiples volants dépareillés qu'on avait pu apercevoir auparavant. A ses hanches, une escarcelle de cuir clair à triple pochettes sur lesquelles s'étalait un étrange sigle vaguement runique faisait office de fourre-tout. Le turban plumé avait suivi la cape, libérant l'épaisse crinière enflammée qui auréolait désormais la petite face mutine au sourire tordu et à la pieuvre triomphante. Le regard, le regard surtout, était dérangeant. Après avoir dévisagé sans vergogne les ahuris membres de ce public en liesse avant l'heure, il se posa sur le pauvre collègue que l'on malmenait à quelques pas de là. L'épaule roula et le bras se tendit pour porter un doigt accusateur à l'odieuse scène - qui ne sembla par ailleurs pas émouvoir notre amuseuse outre-mesure.

- Lâche !

L'ordre avait fusé, claironnant, et elle n'avait cessé de sourire comme si tout cela n'était qu'une vaste farce. Hardie, elle arracha d'un geste sec le pan de sa jupe des mains d'un audacieux et grimpa sans effort sur la table la plus proche. A petits pas précis elle s'insinua entre verres et assiettes jusqu'à l'immense barbare qui tenait le bardillon. Ainsi parée de couleurs improbables et filant avec l'aisance d'un courant d'air, quelque aviné pourrait bien y avoir vu un papillon.

Tendue face au géant, elle chercha son regard pour y ferrer le sien avec un aplomb déconcertant. Ces deux billes dorées nimbées de feu, et la pieuvre, toujours, ne quittèrent pas l'attention première de l'incriminé. Pendant ce temps le petit corps, rarement immobile, s'inclina lentement dans la parodie d'une courbette que la gaucherie feinte rendait gracieuse. C'était ainsi qu'elle communiquait, elle n'avait pas d'autre voix.

- Elle danse, elle danse, d'accord. Mais tu lâches, d'abord !