Invisible [Solo]

Pahanos, Ie ennéades du mois de Verimios, An XVII, Cycle XI

Quand la nouvelle tomba, Caley sentit l’air quitter ses poumons comme si elle avait reçu un violent coup dans le ventre. Elle ouvrit la bouche comme pour avaler l’air, mais il ne passait pas. Le sang battait à ses oreilles et le bruit enfla jusqu’à en devenir assourdissant. Elle voyait bien qu’ils lui parlaient, mais elle ne comprenait plus rien à ce qu’ils disaient. Elle voyait seulement leurs lèvres remuer. Puis, le monde autour d’elle commença à s’assombrir et des points lumineux, comme de petites explosions, envahirent son champ de vision. Prise de vertige, elle allait tomber quand, enfin, elle hoqueta et parvint à prendre une inspiration. Elle en prit une autre et une autre encore. Caley força l’air à l’intérieur de ses poumons, respirer était maintenant un effort conscient. On continuait de lui parler comme si de rien n’était. Soit ils ne voyaient rien de son malaise, soit ils le voyaient, mais avaient choisi de l’ignorer. C’était probablement cette dernière option. Des gens qui avaient décidé de donner Ascanio aux drows ne pouvaient pas faire preuve de compassion.

Livrer Ascanio aux drows…

Caley sentit la panique lui nouer les entrailles avec une telle force qu’elle en eut la nausée. Elle se plia en deux et vomi sur le sol, le contenu de son estomac éclaboussant leurs riches vêtements. Il y eut un soudain mouvement de recul et des exclamations indignés. Un cercle se forma autour d’elle. Ils l’observaient maintenant en gardant leur distance. Il y avait de la méfiance dans leur regard, mais Caley ne le voyait pas. Elle tremblait maintenant, son corps secoué d’un violent frisson. À travers les battements assourdissants de son cœur, elle crut entendre un enfant pleurer. Oui, un enfant pleurait. Puis elle sentit cette présence contre elle. Vahram… Oui, Vahram était là. Caley l’avait amené avec elle. Maintenant, le garçon pleurait contre sa mère, mais il ne pleurait pas le sort de son père. Non. Lui, il voyait dans quel état était sa mère. Il la voyait sombrer et ça lui faisait peur. Il l’appelait inlassablement, mais Caley réagissait à peine. Le regard écarquillé d’horreur, elle regardait plutôt les gens qui se tenaient devant elle et qui continuaient de parler dans la plus parfaite indifférence. Finalement, Vahram lui donna un coup et son regard laissa enfin l’assemblée pour se poser sur son fils et la vue de l’enfant éveilla quelque chose en elle. Caley tressaillit pour revenir brusquement à elle. Elle serra convulsivement la main de son garçon.

Ainsi, on lui laissait une maison et de quoi vivre convenablement jusqu’à la fin de ses jours. Comme si cela allait suffire! Comme si cela allait changer quelque chose au fait que son époux allait mourir de la plus ignoble des façons. Pourquoi avait-on épargné le même sort aux deux autres? Pire encore, l’un d’eux s’en sortait avec seulement une amande! Quelle justice est-ce cela? Pourquoi ne payaient-ils pas tous le même prix? N’étaient-ils pas tous en faute? Caley avait envie de crier, mais elle préféra se taire. Elle s’écrasa sous le poids de ces regards inquisiteurs. À leurs yeux, elle n’était rien. Elle n’était que la femme de l’autre, un être minable à qui l’on faisait la charité.

C’est tel un fantôme que Caley retourna à l’imposante demeure des Vossula. Le choc initial passé, Caley se sentait vide comme si une part d’elle venait de mourir. Pourtant habituée à se débrouiller lors de situations dramatiques, elle ne savait plus quoi faire maintenant. Ascanio était le seul homme qu’elle ait vraiment aimé. Il était le seul à l’avoir vu alors qu’elle était invisible au reste du monde. Elle n’entendrait plus jamais son rire. Elle n’entendrait plus les ridicules noms qu’il lui donnait. Elle ne verrait plus son regard s’illuminer quand il la voyait entrer dans la pièce. Toutes ces petites choses qui la rendaient heureuse cessaient à jamais. Avec sa mort disparaissait aussi sa capacité à aimer. Caley en était convaincue, elle ne sera jamais plus heureuse. Elle ne pourra pas non plus pardonner. Comment accepter cette décision? Ils venaient de sacrifier Ascanio pour se sauver du courroux des Drows, mais pensaient-ils vraiment acheter la paix de cette façon? Ils viendront tôt ou tard. Ils sont comme le ressac des vagues, se retirant pour ensuite déferler avec plus de force. Caley avait vu Amblère. Elle savait.

Elle traversa la maison et se rendit jusqu’au fumoir, témoins d’un grand nombre de leurs discussions. Caley s’assit dans le fauteuil où avait l’habitude de s’installer Ascanio et prit sa pipe préférée en ivoire. Elle caressa l’objet taché de tabac et éclata en sanglots. Elle pleura de longues minutes et elle commença à prier tous les Dieux qu’il lui vînt à l’esprit.

« Je vous en pris, laissez-le rentrer à la maison. J’ai besoin de lui… Il ne doit pas mourir. Je vous en pris, je ferais tout ce que vous voulez. Je… Il ne doit pas rester seul. Il a besoin de moi, là-bas… Il… Il ne mérite pas de mourir comme ça. Il voulait protéger sa famille… S’il vous plaît, rendez-le-moi. Je suis même prête à mourir à sa place s’il le faut… Je ne veux pas rester seule... »

Elle finit par s’endormir, épuisée par le tourbillon d’émotions. Caley avait encore ses enfants, dont celui qui grandissait, dans son ventre. Elle le savait, maintenant. Elle avait un devoir envers eux, mais ils étaient bien la seule chose qui la retenait dans ce monde. Sans eux, elle aurait rejoint Ascanio sans hésiter. Elle aurait choisi la mort à ses côtés plutôt qu’une vie entière de solitude, une vie à être invisible. Pour ses enfants, elle devait rester et vivre sans vraiment vivre.

HRP: