Au coeur de l'invisible [La Ronce]

La Lune, redevenue enfin maitresse des cieux, imposa de nouveau quelques lumières sur la scène, apportant une meilleure vue sur la situation. Une meilleure vue peut être, mais pas forcément une meilleure compréhension.

A deux pas d'un peuplier millénaire, sous les branches d'un saule trop occupé à pleurer pour s'occuper de lui, quelqu'un creusait. Face à un cheval qui avait décidé de rester de marbre face à l'étrangeté de la situation, un homme agitait une pelle. De bas en haut. Ce détail peut paraître anodin sans l'être. Par ailleurs, il était même particulièrement important, indiquant que cet homme déterrait quelquechose, au lieu d'enterrer quelquechose... ou quelqu'un.

Une cape à haut col, de celles que l'on porte par les jours de grands vents, pendait abandonnée à une branche à quelques pas de là. Elle tenait compagnie à un sabre laissé au fourreau et à une veste, visiblement postée là à observer les environs. L'ouvrier de mi-nuit manipulait la terre sans grand effort, non que ses muscles visibles sur ses bras laissés à nus furent surdimensionnés, non, mais parceque la terre semblait meuble autour de lui, comme si on l'avait déjà manipulé il y a peu. Tout entièrement à sa tache, il n'avait point entendu le Duc approcher. Soudainement la pelle produisit un bruit trempé, qui arracha un soupir légèrement écoeuré au pelletier, signe qu'il venait de trouver quelquechose... ou quelqu'un.

D'un geste sec, il ficha la tête de la pelle dans le sol et retira ses gants, qu'il jeta d'un mouvement au pied de l'arbre qui avait collecté la moitié de ses possessions - cheval, veste, cape, sabre et maintenant, gants - matérielles. De ses mains à nues, il déplaça la terre, travaillant le sol avec la douceur d'un sculpteur manipulant l'argile. Sans qu'on puisse bien y voir, on pouvait imaginer à ses mouvements qu'il créait dans la boue une forme humaine, dégageant du sol une hypothétique tête, une paire d'épaules et peut être, un buste armé de deux bras. Il soupira lassement.

" Ah... Te voilà donc... Benvolio... "

Il manipula le corps d'un bord, puis de l'autre, cherchant un possible indice sur la manière dont le cuisinier avait trouvé la mort, sans succès. Le corps était certes bleuis par les coups et d'une certaine manière, par l'arrêt des fonctions vitales, mais la trace du coup mortel se faisait discrète.

" Voilà une absence d'indice qui en soit... est un indice... " dit il à mi voix.

Par acquis de conscience, il fouilla les poches et revers des vêtements. Il chercha une doublure, sans en trouver, un tatouage, invisible, une oreilles percée ou tout autre signe distinctif... sans succès. La piste de l'accident était à exclure, de même que celle d'une bagarre ayant mal tourné. C'était bête à dire mais il fallait une certaine dose de cran pour traîner un corps de Diantra à ici, au risque de se faire pincer par la garde. Mais pourquoi... pourquoi éliminer un simple commis de cuisine... Pourquoi... Et surtout... Pour quel résultat...

Le Cheval renifla rudement. L'homme et la bête s'observèrent un instant. Miles Vorkosigan, que l'on surnommait le plus souvent la Ronce de Diantra, se passa la langue sur les lèvres en se redressant. Il observa son sabre, à plusieurs pas de là, puis sa veste, au même endroit. D'une main ferme, il tira la pelle du sol. Pelle dont le bois était sec et rude, et dont la tête pouvait fendre une tête à défaut d'une armure. Sa langue claqua contre son palais alors qu'il se tournait dans la direction approximative qui retenait l'attention de son cheval.

" Et bien... Approchez... Approchez... " dit il d'une voix qu'il voulait rassurante, mais que la scène gachait au plus haut point.

P.S : Encore un grand Mea Culpa. L'épisode de mes déboires techniques est définitivement clôt

Le son du métal et de la chair retentit dans les bois, infime grésillement incapable de troubler la paix millénaire des lieux. Mais la paix du jeune duc, elle, n’était plus qu’un souvenir tout juste palpable avec nostalgie. Les battements de son cœur restaient réguliers, mais tapaient contre ses tempes avec une force que même le plus brutal des contacts ne saurait égaler. La forme, cambrée là, à quelques pas de lui, prenait dans la pénombre des allures de monstre au gigantisme unique. Il sembla à Valadiel, que le moindre pas qu’elle esquisserait à l’avenir déclancherait des secousses sur le sol, et que les arbres l’entourant hurleraient de frayeur.
Il tenta en vain de trouver dans le regard de la monture effarouchée un signe, une incitation silencieuse qui le pousse à aller de l’avant. Mais seul le vide et le silence omniprésent lui répondirent. Il était seul avec lui même, la main tendue vers ce qu’il lui restait de candeur.

Tremblant de tous ses membres, Valadiel resserra autour de lui sa cape, ternie par des mois de voyage, et avança, avec lenteur, prudence, vers la pelle et la chair. Sous ses pieds, la terre meuble prit une inclinaison progressive, jusqu’à ce qu’il distingue le trou, et dans ses profondeurs, une masse blanchâtre, qu’il ne put qu’identifier immédiatement.
A la stupeur de la découverte, pourtant prévisible, s’additionnèrent l’horreur et le dégoût. Il fit une embardée vers l’arrière, se prit les pieds dans une racine, et tomba à la renverse en poussant un grand cri. Il se débattit un instant, et leva une paire d’yeux au comble de la panique vers la forme, qui plus que jamais le dominait de toute sa hauteur.

« Qui était il ? », chuchota-t-il, tellement ses nerfs menaçaient de lui faire défaut.

Ses doigts mordant le sol, il jaugea son interlocuteur, non pas comme un chevalier observe un combattant ennemi, mais comme un enfant curieux appréhende le fossoyeur du village. Bonnet et sac lui avaient fait faux bon, au cours de sa chute, et le reflet de la lune laissait apparaître, brillant, le blason de la maison d’Eteniril, que seul les membres de la famille ducale étaient en droit de porter. Si ce détail parut sans importance au jeune duc, il ne devait échapper au regard de personne, en l’entière Miradelphia.

Evitant avec soin de croiser à nouveau du regard le corps inanimé à quelques pas de lui, il se releva, la cheville douloureuse, le cœur toujours affolé, mais l’esprit un peu moins embrumé. D’un geste qui se voulait brusque, il dégaina son épée, et la planta sur le sol, face à lui, en posture d’attente.

« Sachez que, de celui de nous deux qui rejoindra ce malheureux, je préfère être le plus serein. »

Mais chaque muscle de son corps démentait la noblesse d’esprit à laquelle il aspirait. Aux yeux d’autrui, Valadiel affichait sa jeunesse, sa contradiction.

La garde de l’épée du duc trembla, lorsque le corps du défunt pâtissier roula mollement sur le côté. La vision de cette peau décharnée, de ces os devinés, et de ces yeux rongés par la terre, était insupportable. Valadiel avait déjà vu le résultats de massacres, y avait ponctuellement participé, mais l’envers du décors, une fois le champ de bataille rendu silencieux, ne lui avait jamais été présenté. Il eut un haut le cœur, et déversa son dernier repas sur le sol boueux. Chacun de ses doigts tremblait, il manquait de sang froid.

« Combien en avez vous tués de similaires, pour être à ce point insensible ? » cracha-t-il au visage de son interlocuteur. Cet homme l‘intriguait, l’effrayait, le fascinait. Sur lui, il posait un regard nouveau, presque extatique. Il aurait pu l’écouter des heures déblatérer son lot d’immoralité, respirer une ironie mal placée.

« Permettez que je vous nomme plutôt Fossoyeur de Diantra. Légiste de plein air. Et pourquoi pas nécrophile patenté » décréta-t-il avant de se relever péniblement, le visage encore plus pâle qu’à l’accoutumée. « Vous me faites vomir, à l’évidence » ajouta-t-il, une once de détermination nouvelle perçant en ses mots. « J’ai croisé toutes sortes de spécimens étranges, à commencer par moi… mais vous, vous battez tous les records ».

Le visage de ces demi-drows, qui quelques jours plus tôt s’étaient autoproclamés ses parents, revinrent à l’esprit du jeune duc. Il ne s’agissait que d’un songe, mais il était hanté par cette vision. Il repensa au tavernier nain qu’il avait escorté à Diantra, malade d’avoir parié sa cave à bière contre une exploitation de feuilles de menthe, et d’avoir perdu. L’expression disgracieuse de sa mère écrivant aux jeunes filles à marier de la région apparut fugacement, elle aussi, telle une nouvelle contrainte auquel Valadiel voulait échapper.
Mais échapper au « légiste de plein air », c’était une autre histoire.

Il rit. De sa propre malchance, de l’étrangeté de la situation dans laquelle il s’était fourré, de son incapacité à poser de nouveau le regard sur le défunt, et de la boue sur chaque parcelle du corps de ce Monsieur de Vorkosigan, qui rendait la scène si cocasse. « Votre cheval si maniéré risque de ne pas apprécier votre tenue, une fois la besogne accomplie. Je ne saurais que trop vous suggérer de prendre un bain… si toutefois cela ne vous fait pas vomir », chanta-t-il avec l’entrain artificiel qui convenait à ceux de son rang. Il semblait réaliser les implications de ses provocations. Noble fierté, que celle du chevalier piqué dans son honneur, rétorquant avec tact, sans se soucier du prochain acte.

« En parlant de bain… je doute que le sieur Benvolio se soucie de la qualité de sa bassine. Et vous, êtes vous réellement préoccupé par le conteneur, ou plutôt par Benvolio et ses possessions, secrets ante mortem ? Car je doute que, aussi admirable que vous soyez, vous vous rendiez au chevet des morts pour un salut qui n’est peut être pas avéré » termina-t-il, les yeux pétillant d’une malice toute elfique. Nul n’aurait cependant pu dire si elle était originaire d’elfes sylvains, ou de drows.