A l'ombre des torches.

Début de la seconde ennéade de karfïas, de l'an 18:XI.
Au couché du soleil, au manoir Séviné.

Sur son cheval, armé d’une épée longue et dans son armure, Prudence avançait dans la forêt qui entourait le manoir maudit. Elle adorait la porter, son armure, mais là ce n’était pas simplement pour avoir l’air plus impressionnante ou plus menaçante. C’était pour avoir davantage confiance en elle. Sans pour autant être superstitieuse comme les ploucs qui peuplaient les villages dans les parages, les rumeurs qui courraient sur le manoir et ses alentours lui hérissaient le poil alors sentir une couche d’acier la couvrir était une sensation bienvenue. C’était une armure d’apparat, rien de bien utile en combat, mais elle ne risquait pas de se battre, ou du moins elle l’espérait de tout son Souffle. De plus elle ne pensait pas que son armure chérie la protégerait contre les esprits qui rôdaient. De toute façon elle ne savait pas se battre, elle savait comment tenir une épée mais c’était bien tout, Prudence avait pourtant passé de longues heures à observer son frère s’entraîner avec Fossoyeur dans la cour intérieur de Sorault et un sourire lui venait lorsqu’elle se rappelait Théodoric rouler dans la boue après avoir été violemment désarmé par le chevalier bourru ; après tout le compagnon d’aventure de son père méritait bien son surnom. Sa meilleure option était donc la fuite face aux spectres, à condition que sa monture ne succombe pas à une peur panique car si l’usage de la magie nécessitait une certaine endurance, la jeune femme était une piètre coureuse.

Mais elle n’avait pas revêtu son armure seulement pour se donner du courage. En effet, comme pour la plupart du temps, c’était davantage pour cacher son identité, si elle ne parlait pas ça lui permettait de passer pour un homme et ce malgré sa taille ; le plastron légèrement bombé pour dévier les flèches, carreaux et autres flèches cachait très bien sa poitrine. L’objectif étant de ne pas révéler qui elle était, Prudence n’avait évidemment pas fait marquer l’armure du blason de sa famille, du moins pas dans sa totalité, elle n’avait pu résister à la tentation de faire apposer un dragon d’or perdu dans les décorations, elles aussi d’or, en dessous du gorgerin. Avec son casque sur la tête la jeune femme arriva finalement en vue du manoir.

Si d’ordinaire elle ne le trouvait guère accueillant, elle avait néanmoins l’habitude de le voir éclairé par les fêtes, cérémonies et autres réceptions organisées par le culte d’Arcam qui avait plongé ses racines dans la société langecine. Sans pour autant être une arcamite elle-même, Prudence avait assisté à quelques-unes de ces soirées, elles étaient le lieu de rassemblement de gens importants et dans sa quête de pouvoir, l’héritière légitime du marquisat ne pouvait se passer d’alliés potentiels et ce même s’ils avaient des passe-temps ou des croyances douteuses. Elle aurait même accepté l’aide des cultes draconniques si l’occasion s’était présentée. Après tout elle avait une goute de sang nisétien dans les veines.

 Et elle avait besoin d’alliés, heureusement elle en avait quelques-uns, parmi ceux-là la femme du bourgmestre de Langehack. Si Prudence n’aimait pas Delphine, bien qu’elles aient un ou deux points en commun, elle devait admettre que cette dernière pouvait se montrer très utile. Surtout maintenant. La femme d’une quinzaine d’années son aînée avait l’avantage d’être à la tête d’une part non négligeable du monde criminel qui se trouvait dans les murs de la Cité aux Cinq Portes et elle connaissait du monde en dehors. C’était justement ce dont avait besoin Prudence. Elles s’étaient vues il y a quelques jours, de nuit, sur la place des duels pour en discuter. Se rencontrer là-bas avait amuser Prudence, autrefois un endroit où les hommes d’honneur venaient régler leurs différends devant les yeux des hommes comme des dieux, ce qui avait donné son nom à l’endroit, maintenant la place était devenue un lieu de rencontre neutre pour les criminels ; ce que l’on pourrait appeler, avec un peu d’humour, le code de conduite de la pègre langecine interdisait de tirer une lame au clair de lune, ou de Silène, sur la place. Et d’après les histories qu’elle avait pu entendre, ledit code était scrupuleusement respecté. L’idée que les criminels se montraient autant attachés à un tel code alors qu’un certain nombre de chevaliers crachaient sur le leur avaient toujours amusé Prudence même si elle ne le fit jamais remarquer à son pieux frère pétri d’honneur et de conte de chevalerie. Mais à l’intérieur de ce manoir maudit, que Prudence et Delphine avait pris tant et plus de précautions pour le rejoindre sans être vues, il n’était pas question d’honneur. La personne que la jeune femme devait rencontrer n’était pas un parangone de vertu et de justice, du moins c’est ce qu’elle espérait, c’était ce qu’elle avait demandé.

Une fois arrivé devant les marches du manoir, elle mit pied à terre, avec plus de difficulté qu’à l’accoutumé. Si elle aimait porter son armure et monter à cheval, elle n’était habituée ni à l’un ni à l’autre et encore moins aux deux en même temps. Il fallait dire que monter à cheval, s’habiller en homme, porter l’armure et un ceinturon d’arme ne ferait que lui rendre la tâche plus difficile lorsqu’il était question de se faire des alliés dans la noblesse alors elle n’avait pas souvent l’occasion de le faire.

Cependant elle y arriva, faisant cliqueter son armure à cause des pièces qui s’entrechoquaient, au moins on ne pourrait pas l’accuser d’avoir voulu prendre par surprise les gens qui devaient se trouver dans la cour intérieure du manoir. Lâchant la bride de sa monture, une main sur le pommeau de son épée, le dos droit et la tête haute sous son casque, comme si ça descente de cheval un peu ridicule n’avait jamais eu lieu, Prudence monta les marches une à une.

Le manoir était déjà dérangeant lorsqu’il était allumé et animé par la présence des fidèles d’Arcam qui l’investissaient de temps à autre, vide, ou presque, il l’était davantage et la jeune femme frissonna. Heureusement que la rencontre ne s’était pas faite de nuit, pensa-t-elle, les mâchoires serrées. Elle ne savait pas vraiment ce qui lui donnait cette profonde sensation de malaise dans ce lieux abandonné mais il était présent, toujours ; c’était probablement le fait de se sentir observé malgré l’absence de qui que ce soit.

« Ah, te voilà! » Lança Delphine, feignant sans difficulté la surprise alors qu’elle l’avait parfaitement entendu descendre de son cheval. « Je te présente mon bon ami, Enguerrand. Je suis certaine qu’il saura te satisfaire. »

Un sourire innocent passa sur les lèvres de Delphine qui fit à nouveau frissonner l’héritière légitime du marquisat. Elle ne savait pas s’il s’agissait là réellement de son ami ou bien si c’était par politesse mais elle s’en moquait bien, et de toute façon elle n’était pas certaine de vouloir le savoir.

En arrivant fin d'après-midi au fameux manoir hanté, Enguerrand avait dû se résigner à ne pas emmener avec lui ses lieutenants, le Mesquin et l'Archidiacre, tant les deux âmes étaient tourmentées par la réputation de l'endroit. Si le premier était seulement mal à l'aise, le second en était presque hystérique, et avait maintes fois au cours de la traversée demandé à son chef de renoncer à une telle rencontre. C'était pourtant nécessaire, au vu de l'état dans lequel se trouvait la compagnie : amoindrie, conspuée, elle avait un besoin urgent de se donner un second souffle. Nulle mince affaire, dans un royaume prospère...

L'Archidiacre resta à distance respectable du manoir, perdu en prières derrière un grand arbre, mais le Mesquin avança quant à lui jusqu'à voir les premiers murs, avant de se fondre dans les bosquets alentours. L'Outremer était seul, juché sur Rosalinde, quant il pénétra la cour de l'ancien manoir pour y retrouver Delphine, la pas si honorable femme du bourgmestre. La bougresse trempait dans tout un tas d'affaires pas très nettes, et connaissait autant les Hommes du Roi par réputation que pour avoir déjà fait appel à leurs services dans une sombre affaire de cheptel.

Sans d'autres mots qu'une simple salutation de forme, Enguerrand alla s'adosser à l'ancien puits de la maisonnée, lorgnant le fond à la recherche de pièces. C'est le son d'une armure mal graissée en mouvement, et le hennissement d'un cheval qui le firent se concentrer sur autre chose que la possible fortune des eaux. Le soudard plissa les yeux sur les marches, montées par un lourd cavalier. Puis ses mirettes s'élargirent d'un coup lorsqu'il constata que le chevalier se dirigeant vers eux n'était autre qu'une femme... ou un de ces éphèbes particulièrement androgynes qui nourrissaient les contes sur les palais d'Ithri'Vaan.

Présenté sans ambages par la Delphine, Enguerrand se contenta d'un sourire malicieux et d'une œillade appuyée, avant de rétorquer :

- Salut... gente dame.

Il s'était finalement prononcé sur son sexe, une fois la baguenaude assez proche. Avec le soleil déclinant et la distance, les interprétations étaient allées bon train dans sa caboche confuse.

- On m'a dit que vous cherchiez quelques gars motivés pour un petit coup pas très net dans les environs ? Je vous écoute alors. Qu'est-ce qui fait venir une dame comme vous dans un endroit pareil ?

Sous la cale rembourrée encadrant sa tête de lard, l'Outremer caressait son abondante et auguste barbe.

Retirant son casque suite aux présentations, Prudence le cala sous son bras libre, sa main gauche toujours posée sur le pommeau de son épée, qui était là davantage pour faire bonne figure que pour être utilisée, vint repousser les mèches qui encadraient son visage. A chaque fois elle se disait qu’elle aurait dû s’attacher les cheveux avant de mettre son casque, ou mieux, son armure directement, et à chaque fois elle ne le faisait pas lorsque vint le temps de l’enfiler à nouveau. Peut-être que si elle avait davantage d’occasion de la revêtir elle y penserait systématiquement.

« Bonsoir... messire. » Répondit-elle avec un sourire en coin en ajoutant le prédicat. « Delphine. »

Elle ajouta un hochement de tête pour toute autre salutation alors qu’elle continuait d’avancer pour rejoindre sa co-conspiratrice et, peut-être, son employé. Lorsque ce fut le cas elle fit surprise, mais pas négativement, de voir que l’homme peu amène en face d’elle en venait tout de suite aux raisons de leur présence ici. L’habitude de la vie de cour et de devoir faire des tours et des détours avant de finalement arriver là à ce que l’on veut avait fini par lui faire oublier la simplicité de la roture. Simplicité qui, parfois, n’était pas bienvenue, c’était pourquoi elle préférait laisser ça à Delphine. Cette dernière, d’ailleurs, les mains dans le dos lança un regard à ses deux connaissances avant de s’éclipser.

« Sur ce, je vais vous laisser à vos affaires. »

Elle ne quitta pas le manoir pour autant, c’était un peu comme une résidence secondaire, ou tertiaire, pour elle, ce qui mettait Prudence d’autant plus mal à l’aise lorsqu’il était question de cette femme aux mœurs et aux goûts étranges. A la place l’épouse du bourgmestre disparut derrière l’une des portes qui menaient à l’intérieur. La jeune femme n’avait pas souvent eu l’occasion de rentrer à l’intérieur, principalement parce qu’elle ne le voulait pas, et son poil se hérissait rien que d’y penser. Avant de répondre à Enguerrand, elle regarda un instant autour d’elle pour voir s’il n’y avait pas quelqu’un qui les épiaient. Une fois qu’elle fut certaine que ce n’était pas le cas elle se racla la gorge.

« On peut dire ça comme ça. Marchez avec moi. »

Elle se dirigea vers le bassin, au fond de la cour, duquel sortait une grande statue d’une femme nue, dos à un pilier, elle tendait les bras et était d’ordinaire illuminée par deux braseros à ses pieds mais pour l’occasion ces derniers étaient tristement éteints. Entre les nénuphars qui peuplaient le bassin en question, des petites barques qui n’embarquaient que des petites poteries de diverses couleurs surmontées d’une mèche permettait de créer des îlots de lumière à la surface d’une eau recouverte d’une brume peu épaisse donnant l’impression qu’ils n’étaient pas tout à fait réel.

« Dans les environs, c’est vite dit, ça serait à environ deux jours à pied. Un bon ami a pendant longtemps demandé que les villageois de Mende lui payent ses redevances au lieu de son rival et même s’il a porté l’affaire devant son suzerain, ce dernier ne lui a pas donné gain de cause. »

Alors qu’elle approchait du basin elle se tût pour laisser les sa dernière phrase vibrer dans l’air quelques instants.

« Vous comprendrez aisément que s’il ne peut pas obtenir les fruits de ses revendications, personne ne peut. » Elle se retourna alors vers le mercenaire pour étudier sa réaction.

Enguerrand suivit l'étrange femme de fer vêtue, marchant en direction d'un petit plan d'eau encadrant une statue qui n'aurait guère plu à l'Archidiacre. Les seins rondelets et les hanches suggestives de la sculpture attirèrent un moment le regard de l'Outremer, se rappelant soudain à quel point les mamelles durcies de la Raymonde commençaient à lui manquer. Malgré ces réminiscences érotiques, Enguerrand entendit les paroles de l'harnachée. Une histoire entre deux seigneurs, assez classique. Mais dès lors, pourquoi donc envoyer si noble dame requérir son concours, plutôt que de venir par lui-même ?

- Oh si, moi je peux, gloussa-t-il. Et c'est pour ça que vous avez demandé les Hommes du Roi. Mais dites-moi, pourquoi votre ami envoie donc si charmante jouvencelle deviser avec un meurtrier notoire ? Ai-je si bonne réputation ?

Enguerrand se mit à tourner autour du plan d'eau, observant à la fois la statue et la petite mare, encore une fois à la recherche d'une quelconque pièce brillant dans la vase.

- Vous voulez quoi, exactement ? Que je récolte la taxe, ou que je leur fasse payer le prix de leur déloyauté ?

Elle voulut le corriger, lui dire que ce n’était pas ce qu’elle voulait dire, mais c’était superflus, inutile même. Il semblait avoir compris de toute façon. Et puis elle préférait le laisser parler, c’était plus sûr.

« Exact. » Se contentat-elle de répondre à son affirmation, ce qui n’était évidemment pas nécessaire mais c’était toujours mieux que de rester silencieuse, du moins selon l’avis de Prudence. Puis les questions virent. Des questions auxquelles elles s’étaient attendues, qui n’étaient d’ailleurs pas mauvaises.

« On peut dire ça comme ça. » Répondit-elle avec une pointe d’amusement dans la voix. Les mains dans le dos, la jeune femme jeta à son tour un coup d’œil à la statue, se demandant s’il ne s’agissait pas là d’une représentation pervertie de la DameDieu. Elle espérait que ce n’était pas le cas mais parmi les arcamites se trouvaient de grands dégénérés et elle ne préférait présumer de rien. « Prenez ma présence comme un compliment. Mon ami n’a malheureusement pas pu se déplacer, il est trop surveillé, mais ce n’est pas mon cas voyez-vous. Du moins pas autant que je le devrais. »

Tournant cette fois la tête vers le mercenaire, Prudence lui fit un clin d’œil complice. Pour le moment elle avait mit un point d’honneur à être aussi discrète que possible et pour ceux qui la connaissaient de nom, avoir un père marquis était très utile à l’intérieur même du marquisat. Ça l’était toujours en dehors, évidemment, mais un peu moins.

« Quelque chose dans ce goût-là, oui. » N’ayant toujours pas bougé, Prudence, regardait Enguerrand faire les cents pas. « Allez récolter les impôts que Mende doit à mon ami et si les villageois refusent ou, que les dieux les en gardent, vous résistent : envoyez-les tous dans le doux royaume de Tyra. Evidemment, pour votre peine, vous pourrez garder une partie des impôts récoltés. »

La donzelle avait l'air tout droit sortie d'un castel, avec ses manières et sa droite posture. Pourtant, Enguerrand ne se rappelait pas avoir déjà vu la moindre dame de compagnie portant l'armure. La rosière l'intriguait, et ce petit clin d’œil qu'elle lui réserva n'était pas sans lui titiller son orgueil de mâle. Ses paroles restaient tout de même énigmatiques, comme si elle marchait sur des œufs. Enguerrand avait connu des clients discrets et souhaitant rester anonymes.

L'Outremer sentit une brise froide le prendre au niveau du cou, et il en frissonna, rehaussant un peu plus son écharpe. Puis son regard se leva sur le manoir. Était-ce là un simple vent, ou quelque sinistre spectre était-il effectivement à l'oeuvre dans ces ruines maudites ? Le regard de u routier se perdit un instant dans le mur sombre devant lui, où une craquelure béait. Un abîme profond, dont la noirceur fit remonter de sombres souvenirs au mercenaire. Il eut beaucoup de mal à s'en détacher.

Mais lorsqu'il posa à nouveau les yeux sur la damoiselle près de lui, il acquiesça en se grattant la barbe, et dit :

- Il y a des prévôts dans le coin, ou j'ai le champ libre pour opérer ? Après, je dois vous dire que je suis plutôt rapide pour mettre les vilains au pas.

Et pas qu'un peu. L'Outremer se targuait d'être l'un des pillards les plus efficaces encore en activité. Et malgré l'évincement d'une partie de la concurrence, ses tendances à l'arson, elles, ne s'étaient pas amoindries.

- Puis si ça vous dérange pas, gente damoiselle, j'aimerais qu'on discute de ce fameux pourcentage des impôts. Parce que si Mende c'est juste un tripot et deux fermes, vous vous doutez bien que j'irais pas y récolter grand-chose.

Prudence tourna la tête sur le côté, vers l’une des ailes du manoir. Il lui semblait que quelqu’un avait dit quelque chose dans cette direction. Quelque chose qu’elle n’avait pas compris, c’était à peine un murmure. Pourtant Delphine était allée de l’autre côté. Peut-être un de ses hommes de main avaient eu l’idée déplaisante de jouer un tour à la jeune femme restée dans la cour intérieure. Serrant les mâchoires, elle lutta contre l’envie de mettre son casque et se bras se raidit pour l’empêcher d’aller se poser sur le pommeau de son épée. Lorsque cette fois elle entendit quelqu’un parler près d’elle, Prudence sursauta. C’était le mercenaire qu’elle était venu engager mais ça ne rendait pas la surprise moins pénible.


« Je… je ne sais pas s’il y en aura ou pas et je ne peux pas les empêcher de s’y rendre, vous et vos hommes allez devoir choisir sagement le moment de frapper. Malheureusement Mende ne fait pas partie de mon fief mais le village se trouve à la frontière avec Missède, au nord du domaine ducal, dans la forêt, à l’ouest de Lanval, juste de l’autre côté de l’Ayafel, au nord de Reolansor. Mais nous parlerons des détails techniques plus tard. »

La question à propos de ce fameux pourcentage la fit sourire. Comme elle s’en doutait c’était bien ce qui l’intéressait le plus. Après tout c’était bien pour ça qu’elle avait demandé des mercenaires au lieu de faire appel à des gens qui lui étaient liés, ou à sa famille, par serment. Et parce qu’il ne la connaissait pas. Elle se tourna vers lui et fit quelques pas dans sa direction en discourant.

« Je comprends votre inquiétude mon brave. C’est un village assez prospère d’un peu moins d’une centaine de Souffles dans mes souvenirs, j’avoue ne pas avoir les registres des prêtres néerites en tête, mais je peux vous donner une réponse simple : vous conserverez la moitié des impôts que vous récolterez et ce peu importe ce que vous… récoltez. » Elle n’avait aucune idée de ce que ça pourrait représenter et elle s’en moquait éperdument. Alors qu’elle parlait elle se rapprochait toujours davantage du brigand jusqu’à arriver devant lui, à un peu moins de deux pas. La situation l’aurait presque fait rire, pour une fois elle n’avait pas à lever les yeux pour regarder quelqu’un en face, elle était même légèrement plus grande, d’une poignée de centimètres à peine mais c’était toujours ça de pris comme on dit. « Si au contraire les paysans osent vous résister vous aurez le droit de tout garder, personne ne viendra vous réclamer une quelconque part du bu… des impôts. Est-ce que ça vous va ? »

Ses deux dernières phrases, qu’elle avait prononcée en plongeant les deux émeraudes qu’elle avait à la place des yeux dans les prunelles grises du mercenaire, avaient été dites en baissant d’un ton ; elles furent dites d’une voix à peine plus forte qu’un murmure.

L'Outremer se répéta mentalement les différentes informations pour localiser le village. Il connaissait mal la région de Langehack, ce qui n'était guère le cas du Mesquin. La troupe se terrait pour l'heure dans le Bois Clair, à se cacher de la population et des partis de noble pratiquant la chasse. Une fois retrouvé son bras droit, Enguerrand et lui rentreraient voir leurs soudards et les mettraient en ordre de marche. Traverser tout le Langecin, direction Missède, et aller récupérer les dons désintéressés de la basse-cour.

En parlant de dons désintéressés d'ailleurs, la dernière remarque de la donzelle, qui s'était indolemment rapprochée de lui, fit sourire l'Outremer à pleines dents. Ses yeux pleins de malice scrutaient avec intensité ceux de la damoiselle. En voilà une ribaude qui n'avait pas peur. A moins qu'elle ne sache à quel point l'homme devant elle était couvert de sang ? De toute manière, elle ne pouvait avoir peur de ce qu'elle n'avait jamais vu : la barbarie qu'elle s'apprêtait à laisser s'abattre sur le village de Mende lui paraissait sans doute si lointain. Ce serait l'Outremer qui commettrait tout le mal. Son expérience ferait en sorte qu'elle puisse sentir dans l'horreur même des récits du sac toute la sauvagerie dont pouvaient faire preuve les Hommes du Roi.

Aussi, avec ce même sourire plein de vilenie, il fit siffler un ricanement entre ses dents, et avança son avant-bras en direction de la fille tout de fer vêtue, penchant la tête sur le côté.

- Un peu mon n'veu, gloussa-t-il. Les Hommes du Roi seront attachés au service de votre ami dès que vous aurez scellé le pacte !

Dans ses orbites brûlaient deux feux. L'un rougeoyait sous la cendre, comme un tison prêt à reprendre. L'autre braisait d'orange et d'or, brûlant comme le souffle d'un dragon. Et bien que ces feux fussent tous deux à l'opposé l'un de l'autre, ils semblaient bien à leur place dans le regard du mercenaire, comme un ordre naturel, une vérité exhibée.

Car à l'instant-même, l'Outremer reprenait du service.

Elle haussa un sourcil devant les paroles, et l’avant-bras du mercenaire. L’idée de toucher une telle brute ne l’enchantait guère mais elle avait fait bien pire. Elle attrapa son avant-bras et le serra fermement, du moins pour elle, la force de Prudence laissait à désirer.

« J’ose espérer que les Hommes du Roi ne décevront pas mon ami, c’est quelqu’un de haut placé qui ne peut pas vraiment se permettre l’échec. » Son regard s’était durcit avant qu’elle ne poursuive. « Moi non plus d’ailleurs. »

Après avoir lâché l’avant-bras de son nouvel employé, ou du moins celui de son ami, la jeune femme regarda derrière elle et fit la moue en se rappelant que son cheval attendait en dehors du manoir.  Que sa monture l’ait suivit à l’intérieur aurait été plus pratique mais visiblement même lui n’avait pas envie d’entrer dans cet endroit hanté.

« Attendez-moi là, j’ai quelque chose qui va vous intéresser. » Et ça elle en était certaine. Prudence tourna alors le dos à Enguerrand pour se diriger vers sa jument qui mangeait paresseusement un brin d’herbe ou deux de temps en temps. La jeune femme poussa un soupir de soulagement lorsqu’elle franchit l’entrée du manoir mais malheureusement elle savait qu’elle devrait y retourner. Elle attrapa les rênes de son canasson pour qu’il se tienne tranquille puis elle se dirigea vers la selle pour ouvrir une sacoche qui l’attendait sagement. Elle en sortit une bourse avant de la refermer et de retourner, bien malgré elle, dans le manoir Séviné. Avalant la distance qui la séparait du mercenaire, Prudence se planta à nouveau devant le chef des Hommes du Roi. « Pour le déplacement. »

Avant de lui tendre la bourse elle plongea la main dedans pour en sortir une pièce. Cette dernière était différente. De la taille d’un écu, noire, la pièce avait sur son côté face un dragon et un e majuscule sur son côté pile.

« Allez à La Rosière à Langehack et demandez Miroir. Montrez-lui cette pièce et dites-lui qu’Elise vous envoies, elle vous paiera pour chaque jour que vous devrez attendre et vous dira quand agir. Est-ce que c’est clair ? » Prudence remit la pièce noire dans la bourse remplit d’une dizaine de souverains avant de la tendre au mercenaire mais elle ne la lâcherait qu’une fois que ce dernier eut répondu par l’affirmative.

L'Outremer nota l'effort dans l'empoignade qui s'ensuivit. La belle avait beau porter des canons d'avant-bras, elle n'était pas encore dotée de cette force virile qui faisait le charme d'une bonne poignée de main. Du moins, si elle avait un jour le temps de se perfectionner dans l'art de se frictionner les poignets. Il fit l'impasse sur l'inévitable couplet concernant l'échec, maintes fois servi, toujours hors de propos. Les Hommes du Roi n'échouaient jamais : ils s'adaptaient toujours aux circonstances !

Puis soudain, la donzelle alla porter son doux parfum ailleurs, quittant le bras d'Enguerrand dans une précipitation qui fleurait le louche. Le routier, flairant une possible avance, resta bien sagement à son endroit en tentant de ne pas lorgner la fissure béante du manoir, qui devenait de plus en plus large à mesure que la lumière du jour s'estompait. Une légère goutte de sueur ruissela sur sa tempe. Et avant même qu'il n'eut l'irrésistible déplaisir de plonger à nouveau ses prunelles dans l'abîme, il fit quelques pas en avant, faisant sortir la malheureuse faille de son champ de vision. Son regard se concentra alors sur la silhouette de la jeune femme, revenant de l'entrée armée d'un sac. Un fort beau sac, put dire Enguerrand en l'entendant cliqueter.

L'Outremer tendit la main bien avant qu'elle ne lui donnât la bourse. Le mercenaire resta ainsi, la main immobile, pendant que la cuirassée lui donnait les instructions à suivre pour ce qui concernait cette étrange pièce noire comme l'onyx. Au fur et à mesure qu'elle parlait, son sourire s'agrandissait entre ses poils broussailleux, et sa tête se perdait en de multiples acquiescements.

- La Rosière. Miroir. Payer chaque jour. Attendre que... hein ?

Le mercenaire recula légèrement la tête, fronçant les sourcils et faisant la moue.

- Ne m'aviez-vous point dit, s'aventura-t-il, que nous frapperions lorsque nous le déciderions ? Il faudrait savoir, quand même. J'attends l'hallali, ou je sonne le cor moi-même ?

Outre ce menu détail, qui avait tout de même son importance, Enguerrand lorgnait intensément sur l'or qu'il distinguait entre deux plis du tissu de la bourse. Des souverains d'or... voilà une éternité qu'il n'avait plus eu la possibilité d'en admirer de si près !

Il semblait avoir presque tout compris, du moins la majorité. Elle ne s’étonna pas qu’il ne retienne que le nom du bordel, quelqu’un à voir à l’intérieur et qu’il serait payé chaque jour, à rien faire. Tout ce qui l’intéressait en somme. Alors que le problème vienne de l’exécution de la mission qui lui fut confiée était à attendre. Retenant un soupir en se raclant la gorge, elle lutta contre l’envie de se masser les paupières. A la place elle reprit calmement ses explications en cachant son impatience comme elle savait si bien le faire.

« Si, je vous ai dit que vous devrez sagement choisir le moment où frapper mais vous ne choisirez ce moment opportun qu’une fois qu’il vous en sera donné le signal. Les évènements doivent s’enchaîner dans un ordre bien particulier et si vous jouez votre partie trop tôt, comprenez bien que tout risque de s’écrouler. Ce qui serait regrettable pour tout le monde. »

Elle ne savait pas s’il avait réellement compris ce qu’elle venait de lui dire, ou bien s’il en avait quoi que ce soit à faire mais elle savait une chose, une vérité universelle pour tout mercenaire que celui qu’elles avaient en face d’elle avait confirmé au moins deux fois : l’or l’intéressait ; s’il n’était pas tout à fait stupide il ferait ce qu’on lui dit afin d’en obtenir davantage. Langehack n’avait pas été touché par la guerre depuis fort longtemps et ça avait permis à la région de prospérer là où d’autres grandes parties du royaume souffraient. Sauf si on comptait Merval mais personne ne comptait Merval. Ainsi s’il y avait bien un endroit où on pouvait trouver de la monnaie c’était bien ici et sans doute une compagnie de mercenaire dans un royaume en paix ne passerait pas à côté d’une telle occasion. Du moins c’était ce que pensait Prudence et si elle savait que l’or permettait d’obtenir une part non négligeable de ce que la majorité des gens pouvaient vouloir, lesdits gens étaient souvent décevants.

« Est-ce plus clair maintenant? »

A en croire les mots en demi-teintes de la donzelle, l'affaire semblait plus complexe qu'une simple rivalité féodale. L'Outremer soupçonnait quelque chose de plus gros, de plus sournois de se tramer dans les parages. Langehack était après tout terre fertile pour les comploteurs, comme l'avait montré la précédente guerre. Est-ce que cela changeait quoi que ce soit pour l'Outremer ? Que nenni, le voilà payé en espèces sonnantes et trébuchantes, logé sous une enseigne au nom suggestif, et assuré d'avoir de l'action dans peu de temps. Il y aurait peut-être un problème avec la compagnie se cachant dans le Bois Clair, mais rien qu'Enguerrand et sa fine équipe ne puissent gérer sans trop de difficulté.

Aussi, il se contenta d'acquiescer avec le même regard chafouin qu'à l'accoutumée, prenant possession de ses pièces d'or, avant de déclarer :

- Limpide, gente dame !

Puis avec un aboiement rieur, le voici qui saisissait l'outre à son flanc gauche pour la ramener à sa trogne, tétant le goulot et étreignant la panse de brebis servant de récipient. Une fois désaltéré, il retira la gourde de sa bouche, la présentant à l'envoyée engoncée dans son acier.

- Un p'tit coup, peut-être ? Avant de nous séparer sur un si bel accord ?

Elle hocha la tête, maintenant que toute incompréhension était écartée et que le chef de la bande de mercenaire savait quoi faire, et qu’il saurait quand le faire bien assez tôt, le problème était réglé. Ou presque. Ce n’était désormais plus qu’une question de temps. En réalité tout restait à faire mais elle préférait rester un peu optimiste. Finalement elle lâcha la bourse qui tomba d’un centimètre dans la paume de son nouvel employé.

Toutefois la proposition d’Enguerrand ne l’enchantait guère. Si elle ne savait pas ce qui se trouvait à l’intérieur, elle était prête à parier que ce n’était pas un hautvalois. Si l’alcool ne la dérangeait pas, ça ne l’intéressait pas tant que ça non plus, surtout s’il était fort et Prudence préférait éviter les surprises, surtout mauvaises, ainsi elle déclina d’un hochement de tête. Toutefois elle se sentit obligée d’ajouter quelques mots, pour ne pas vexer l’homme ne face d’elle.

« Je suis désolée mais je n’ai pas soif et puis j’ai encore beaucoup de travail devant moi or je préfère avoir l’esprit clair, surtout pour ce que j’ai à faire. Une prochaine fois peut-être. » Ajouta-t-elle avec un sourire amical en se disant que ça n’arriverait sans doute pas à moins qu’on l’y force. Son expression un tantinet jovial disparut cependant bien vite alors qu’elle poussa un soupir. « Sur ces charmantes paroles, je dois vous fausser compagnie, comme je vous l’ai dit j’ai beaucoup à faire et vous étiez bien la seule personne à qui je peux déléguer quoi que ce soit. Je vous souhaites une agréable soirée et nuit, que les dieux vous gardent. »

Elle en doutait vivement mais après tout, lesdites divinités avaient bien protégés des êtres abjects par le passé alors une de plus ou de moins ne changerait sûrement pas grand-chose à l’affaire. Après un geste de la main Prudence s’en retourna enfourcher son cheval pour disparaître dans les bois qui encerclaient ce manoir maudit. Lorsqu’elle fut sur sa selle elle enfila son casque mais, comme à son habitude, oublia de s’attacher les cheveux ; sans doute la jeune femme se maudirait lorsqu’elle aurait à l’enlever.

L'Outremer, pas rancunier, rattacha l'outre à sa ceinture, se fendant d'un sourire bon enfant.

- C'est vous qui voyez, dit-il.

Puis la damoiselle prit congé, laissant l'ami Enguerrand seul avec ses pensées. Une pensée pour la maison hantée écarta cependant l'Outremer de son fil, et après un frisson d'horreur lui secouant l'échine, Enguerrand ne tarda pas à prendre congé de Delphine d'un signe de main adressé aux fenêtres morbides du manoir. Il bondit sur la selle de la vieille Rosalinde, puis décampa bien vite du lieu maudit sous les piaffements de l'animal.

En remontant le chemin, il finit par trouver le Mesquin, qui lui posa tout un tas de questions sur la rencontre. Le bougre avait vu son mystérieux commanditaire de loin alors qu'il remontait sur son cheval, et demandait à l'Outremer s'il s'agissait d'un petit nobliau maigrelet. Sa surprise fut double lorsqu'il apprit qu'il s'agissait d'une femme. Puis en s'enfonçant plus avant sur le chemin, les deux compères finirent par retrouver Bernardin qui, de guerre las, avait cessé ses prières pour attendre les compaings en jouant à jeter des glands.

Quand les deux margoulins furent à hauteur du prêtre déchu, celui-ci leur demanda :

- Alors ? Ce manoir est-il vraiment hanté ?

Ce à quoi Enguerrand répondit avec tonus :

- Je n'en sais rien Bernardin, mais ce que je sais, c'est qu'on va se refaire la main dans pas longtemps !

Et devisant les termes du contrat, sans oublier de décrire le minois charmant de la dame, Enguerrand et ses âmes damnées avançaient en direction du Bois Clair, où la compagnie au complet taillait ses longues dents.