Les terres oubliées du Narâg-bizar

Le cri lancinant du corbeau déchira l'air, accompagné de quelques bruissements et d'une demi-douzaine d'autres bruits propre à la forêt. La mine sombre, Threll se redressa légèrement. Evitant soigneusement la lueur chaleureuse du feu du camp, il discerna les silhouettes des sentinelles. Comme aucune ne semblait endormie ou soucieuse, le guerrier changea légèrement de position en resserrant la fourrure autour de ses épaules. Toussotant légèrement, Threll posa sa main sur l'épaule de son voisin et le secoua légèrement. Ethnerk passa vivement du sommeil au réveil en agrippant le manche de sa hache et en se redressant. Threll secoua la tête et montra le ciel. Malgré l'épaisse brume du Nivor et le froid glaçant, on devinait que le soleil ne tarderait guère à se lever. Ethnerk hocha la tête et rajouta quelques bûchettes au feu.

Tandis que le reste du clan s'éveillait et commençait à se préparer aux affaires, Threll sortit une longue pipe de sous son armure. Pinçant et tassant le tabac entre ses doigts, il réfléchit longuement à sa mission. A la tête d'une quinzaine de dawis, ce rusé d'Ogar, qui ne déméritait son nom, avait réussi à faire envoyer Threll et ses hommes mener une petite expédition dans le Nivor. Les assauts des engeances de Brissea s'étaient récemment accentués sur la frontière orientale d'Almis et il avait été décidé qu'il était plus que temps que repousser un peu plus celle-ci. La mission de Threll était simple, repérer les traces des créatures impies puis les éliminer au possible ou venir faire un rapport. Les combats contre les engeances étaient toujours difficiles car ils étaient des frères dawis. Malgré tout, lorsque le marteau de Threll enfonçait un crâne, il n'éprouvait aucune culpabilité. Sa lame avait été trempée du sang de vrais nains bien longtemps auparavant. Il ne ressentait rien devant le corps de ces créatures impies.

Cet endroit pue la mort. Même les Elgi n'en voudraient pas. laissa échapper Ethnerk tout en mangeant une maigre cuisse du lapin attrapé la veille. Le gras auréolait sa barbe blonde d'une couche brillante, accentuant son regard ironique. C'est à se demander quel intérêt on y trouve.
Les nains des marécages y trouvaient de quoi nourrir Almis et des richesses pour les artisans de la ville. répondit laconiquement Threll. Il n'était pas sûr de ce qu'il avançait. Avant l'assaut contre les fanatiques mogarites, il n'avait jamais mis les pieds dans l'Almion. Or il n'en restait plus grand chose à sa première visite.De toutes façons, ce n'est pas comme si on allait reconquérir ces terres. Oeil-de-Bronze dit que nous ne pourrons pas nous enfoncer plus d'une vingtaine de kilomètres dans la forêt sans avoir trois ou quatre hardes sur le dos. Contentons nous de traquer et éliminer les plus proches. Ils seraient bien assez heureux d'en sortir vivant. Dis à Vitma de regrouper nos frères, nous partons. Tirant une longue bouffée de sa pipe, Threll jeta un coup vers le ciel qui s'éclaircissait. Il n'avait pas prié Mogar depuis de longues années mais le guerrier ressentait le besoin de lui adresser au moins une petite pensée. Il avait le sentiment que la rage du Père des Batailles ne serait pas de trop dans les terres oubliées du Narâg-bizar.

Poussez ! Poussez !

Dans un mélange cris étranglés et de tintement de guerres, les flancs de la ligne des nains commencèrent soudainement avancer. Le mur de bouclier sembla se soulever alors que les puissants fils de la montagne poussaient leurs adversaires à reculer. Les hurlements des engeances redoublèrent d'intensité et les craquements du bois et du métal résonnèrent longuement sous les arbres du Nivor. Les griffes et les crocs essayèrent d'enfoncer les remparts de chêne et d'acier cerclés en vain. Threll recula, profitant la légère pente pour observer la bataille.

Les guerriers dawis étaient tombés sur la harde d'engeances à seulement deux jours de la limite des rares patrouilles sur la partie orientale de l'Almion. Une dizaine de guerriers pour faire face à sept monstres. Cependant, ceux qui avaient autrefois les fils de Mogar connaissaient la forêt et se battaient comme des bêtes sauvages ainsi que leur nouvelle maîtresse leur enseignait. Threll avait longtemps hésité avant de jeter ses forces dans une chasse pareille. Il fallait parfois jusqu'à trois nains pour mettre à bas une engeance. Seul le terrain, à son avantage, l'avait décidé à pousser les créatures à se frayer un chemin jusqu'à leur camp.

Embusqués en bas d'une proéminence, cinq lanciers - à leur tête Threll armé de son marteau - avaient vaillamment chargé les deux premières créatures. Celles-ci s'étaient empalées sur les pointes acérées des guerriers. A l'image des sangliers, elles avaient cherché de remonter le long de la hampe pour déchirer de leurs griffes les pauvres guerriers. Cependant, les hommes de Threll s'étaient préparés à une telle issue. Chacun des porteurs avaient tiré leur arme dans une position opposée, déchirant les chairs des créatures et excitant leur sens. Suffisamment blessées pour le les approcher, Threll avait bondi, enfonçant leur crâne de son marteau. Même les os renforcés par la magie de Brissea ne résistait pas à un coup descendant et les deux créatures étaient mortes avant même que le reste de la harde, sept engeances, les rejoignent. A leur tour, les guerriers restés en retrait s'étaient élancés, formant un mur de bouclier. Désormais, ils poussaient les créatures vers le centre de la formation, vers les piques dressées des guerriers et surtout...

Nous sommes prêts !.
Vitma, Ethnerk, Varek, reculez à gauche ! Thorond, Gamerk, à votre droite !

Les lanciers réagirent aussitôt et libérèrent l'espace. Aussitôt cinq nains, menés par Oeil-de-Bronze, le meilleur éclaireur de leur troupe, épaulèrent leurs monstrueuses arbalètes. Extraordinairement lourdes, elles étaient capables d'abattre un aigle géant à plus de deux cent mètres. Autrefois, Threll avait vu un de ces immenses carreaux laisser un impact de la taille d'un poing dans une lourde porte en bois. Fragiles, transportées dans des toiles spécialement traitées pour les protéger, elles étaient longue à charger mais dévastatrices. A moins de quinze mètres, les engeances n'avaient aucune chance. Threll demanda la grâce de leurs âmes face au Père des Batailles lorsque le déclic des ressorts parvint à ses oreilles. Il put presque ressentir la puissance des carreaux filant dans les airs avant qu'ils ne fassent littéralement exploser la poitrine de ceux qui avaient autrefois été des dawis. Cinq des sept créatures s'effondrèrent dans un dédale de membres. Les dix nains se jetèrent aussitôt sur les deux survivants et les taillèrent en pièces.

En dix minutes, l'affaire était close. Il ne fallut guère plus d'une seconde à Threll pour se rendre compte que c'était pas dix nains mais seulement neuf qui achevaient leurs ennemis...