Paver le chemin du futur

Bercée par le rythme des sabots sur la terre fraîche, le soleil caressant le haut de son visage, Lynn aperçut avec amusement un couple d’oiseaux se chasser entre les branches des arbres touffus. La forêt devenait de plus en plus dense, et les bruits alentours plus familiers. L’elfe inspira à pleins poumons, et ressentit de nouveau cette calme, cette plénitude, si caractéristique du territoire d’Alëandir. Ils étaient enfin sortis de cette terre aride et insipide qu’était l’Annon, qui contrastait terriblement aux expériences des ennéades passées.

Ce voyage, qui avait été si long, et si éprouvant, touchait à sa fin. Dans quelques jours, ils rejoindraient la cité, et retrouveraient leurs proches. La cohorte avançait tranquillement. L’un des soldats chantait un poème enfantin, que tous reconnaissaient avec amour. Lynn se trouvait dans l’avant-garde du petit convoi, juste derrière le roi, et sa fille. Un sourire naquit derrière son masque. Elle était vive, cette petite. Et intelligente. Avec des parents comme les siens, elle allait devenir une elfe importante, cela ne faisait aucun doute.

Et elle-même, qu’allait-elle devenir ?

Ces quelques jours passés chez les Rigwenn’do avaient été forts en émotion, et lui avaient permis de renouer avec son passé. Elle s’était ouverte à des inconnus, et s’était rapprochée d’eux plus rapidement qu’elle ne le pensait possible. Une confiance mutuelle s’était établie, et renforcée avec l’accord passé entre eux et les Taledhels. Son enfance avait refait surface, et avec elle, les doutes et le chagrin. Combien de fois avait-elle contemplé le choix de quitter Alëandir pour renouer avec sa vie d’antan ? Après tout, elle était soignée, ou presque. Elle contrôlait ce qu’elle était. La routine qu’elle avait mis en place dans sa vie lui permettait de taire ces pensées sinistres qui l’occupaient autrefois. Mais toujours, elle avait choisi de rester. Les Lëandrins l’avaient accueilli, elle n’arrivait pas à les abandonner. Elle était Taledhel à présent depuis si longtemps, qu’irait-elle bien faire dans n’importe quel clan ? Mais voilà que moins d’une ennéade passée aux côtés d’Ornedhels lui avait donné l’impression de renaître. Aussi, tout au long de ce long tour d’Annon, elle avait pu ressasser ses souvenirs, et se plonger dans des réflexions longues, qui ne la menaient nulle part. Enfin, jusqu’à aujourd’hui.

Ce matin, une vérité s’était révélée à elle, alors qu’elle se rappelait des mots du roi : « Et pour ce qui est des Ornedhels du cœur, je verrai ce que je peux faire. » L’évidence de la solution était si simple qu’elle se trouvait idiote de ne pas y avoir pensé plus tôt. Maintenant, il restait à convaincre Artiön. Et ça, ce n’était probablement pas une mince affaire. D’abord, parce qu’il ne la connaissait pas. Et ensuite, parce que si Aegden entendait cette conversation, il tenterait peut-être de l’en dissuader. Mais son choix était fait, maintenant. Plus loin derrière, le chanteur finit sa chanson, et en reprit une nouvelle, plus joyeuse, qui cadença la marche de la petite troupe.

Un rapide coup d’oeil en arrière lui confirma que le Mainyth était plongé dans une conversation avec l’un des soldats.Elle avait le champ libre. Lynn sentit son cœur bondir dans sa poitrine, et quelques papillons dans le ventre. Il était temps de se battre pour elle-même. Elle talonna son cheval pour se retrouver aux côtés du père et de sa fille.

« Artiön, Elorëa, bonjour, » souffla-t-elle en retirant ce masque. « J’aimerais te parler de quelque chose d’important. Aurais-tu un moment à m’accorder ? »

Lynn les regarda partir avec un sourire amusé, et prit le temps de descendre de son cheval. Elle tapota son encolure et lui souffla un mot de remerciement à l’oreille en caressant sa crinière, répondu par un léger souffle. Elle s’était faite à cette jument, qui avait su calmer quelque peu son tempérament pour cette dernière partie du voyage. À peine eut-elle fini de murmurer un mot doux qu’elle vit Artiön revenir, sans sa fille. Sa présence ne la dérangeait pas outre-mesure, mais c’était plus simple ainsi.

La stature imposante – et si grande – du roi n’allait pas l’aider à s’ouvrir : elle lui arrivait à peine au torse ! Elle regrettait d’avoir mis pied à terre, au moins il n’aurait pas eu à la regarder de haut. Lynn avait envie de se faire toute petite, et c’est d’une voix un peu fluette qu’elle commença :

« Eh bien, vois-tu, j’aurais aimé, enfin, espéré que… »

Elle s’interrompit d’un coup, se rendant compte à quel point elle était ridicule. Elle qui était si sûre quelques minutes auparavant, il avait fallu si peu de temps pour briser son assurance ? Non, c’était n’importe quoi. Elle inspira profondément, et regarda Artiön droit dans les yeux :

« Je veux être celle qui parlera aux Ornedhels. »

Un instant de silence passa, court. Dans les yeux d’une elfe, on pouvait lire de la détermination.

« J’ai bien réfléchi, et je pense être en mesure de les mettre au courant de nos plans. Je les connais, plus que n’importe lequel d’entre nous. »

Ça, c’était vrai. À sa connaissance, personne chez les citadins n’avait passé son enfance au sein d’un clan Noss. Personne n’en avait côtoyé aussi longtemps qu’elle. Si chacun des clans sauvages était unique, avec ses propres traditions, les principes de base restaient les mêmes, et elle saurait s’y adapter.

« Laisse-moi partir à leur rencontre. J’arriverai à leur faire accepter notre… colonisation de l’Annon, et peut-être même les faire participer à leur échelle. »

Ses yeux étaient toujours fixés dans ceux d’Artiön, si petite qu’elle était par rapport à lui. Elle n’avait rien d’autre à dire, alors, elle se tut, et attendit sa réponse. Derrière eux, quelques voix reprenaient en chœur un refrain chantant, accompagnées par quelque oiseau caché dans les branches.

« Un plan, je ne sais pas, mais une idée, un objectif, ça oui. Et il rejoint les tiens. »

Un sourire se dessina sur ses lèvres, et son regard s’illumina. Lynn ne s’étonnait pas de l’attitude mi-figue, mi-raisin, du roi. Après tout, sa réputation la précédait. Beaucoup se comportaient ainsi avec elle, bien qu’ils fissent preuve d’un peu plus de prudence que lui. Elle leva les yeux au ciel en soupirant.

« Loin de moi l’idée de leur imposer quoi que ce soit. Je suis bien placée pour savoir que c’est une très mauvaise idée. Coloniser n’était peut-être pas le bon terme. L’Annon a déjà assez souffert, il serait plus sage de préserver ce qu’il en reste, et tenter de la rétablir. »

Ils en avaient été les premiers témoins. Cette longue promenade à l’issue de leur rencontre avec les Rigwenn’do leur avait révélé que le territoire entier avait été meurtri par la présence des intrus. Pendant tous ces longs cycles, la végétation avait dépéri, et les uns après les autres, les arbres étaient morts, arrachés de la terre, ou simplement tombés à la hache. Ce qui avait été autrefois une forêt luxuriante était devenu une terre aride, parsemée çà et là de quelques bosquets épars. Lynn regarda autour d’elle, appréciant de nouveau la chaleur réconfortante de la Sylve autour d’eux. Elle ressentait non seulement du soulagement, mais également de la tristesse, en imaginant toute la richesse qui avait été perdue.

« Tu peux me faire confiance sur ce point. À dire vrai, mon objectif n’est pas seulement de leur rapporter la nouvelle de l’habitation de l’Annon… » Elle planta son regard dans le sien et baissa d’un ton. « Je suis persuadée qu’Ornedhels et Taledhels peuvent vivre dans une symbiose bien au-delà de ce que l’on a actuellement. Ces derniers mois ont fini de me convaincre. Notre mésentente vient d’abord de l’incompréhension des autres, mais nos mœurs ne diffèrent pas tant des leurs. Certes, dans la forme, nous sommes différents, et nous n’agissons pas comme eux. Mais nos intentions restent les mêmes. Les citadins ne sont plus aussi éloignés de Kÿria qu’autrefois. »

Un instant de flottement passa, pendant lesquelles Lynn se passa la main dans les cheveux.

« Ça, c’est ce qu’ils faut qu’ils comprennent, mais il y a des façons plus subtiles de le leur dire. Je me souviens bien de ce qu’il se passe lorsqu’on essaye de leur mettre l’évidence devant les yeux : ils se braquent et commencent à taper. Non, il vaut mieux qu’ils le découvrent par eux-mêmes… Si j’arrive à me rapprocher d’eux, à ce qu’ils m’accordent leur confiance, peut-être qu’elle s’étendra jusqu’à l’ensemble des Taledhels. » Elle baissa les yeux, regarda sa main, et referma le poing. « Je peux y parvenir, j’en suis sûre. Il me faudra juste du temps. »

À ses côtés, sa jument émit un petit hennissement. Lynn tourna la tête vers elle, et lui caressa l’encolure, avant de reprendre d’une voix douce.

« Je serai donc absente longtemps, probablement...  »

Lynn sentit ses joues rosir lorsqu’il se pencha vers elle. Elle se tétanisa en percevant son épaule saisie par le bras fort de l’elfe, qui l’approcha de lui. Elle le laissa faire, incapable de bouger le moindre muscle. Qu’est-ce qu’il lui prenait, enfin, à devenir si tactile ? Elle le regarda d’un œil interrogatoire, en se tordant le coup. N’avait-il pas grandi, depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu ? Elle lui arrivait à peine au-dessus du nombril, maintenant. Cette différence de taille ne jouait pas en sa faveur, elle se sentait comme une enfant. Pourtant, les mots d’Artiön n’allaient pas dans ce sens.

Il lui montra ses tatouages, œuvres d’un clan qu’elle ne connaissait pas. Ces dessins ne lui disaient rien, même si l’on pouvait discerner les courbes typiques de ceux qui recouvrent le corps de certains Noss. Elle entendit sa mise en garde, et hocha la tête en se dégageant doucement.

« C’est un grand honneur d’avoir reçu ces marques. Ce n’est pas seulement du respect qu’ils t’ont accordé, mais bien plus. Ces tatouages, c’est certainement une manière pour eux de te considérer comme l’un des leurs. Mais tu as raison, ce n’est pas pour autant que les autres clans l’accepteraient tout autant. »

Lynn soupira et récupéra son arc qu’elle avait accroché à sa jument.

« Nous avions une tout autre manière d’accorder cette confiance, dans le clan Neerim. Chacun d’entre nous possédait un arc de ce type, façonné sur mesure pour l’elfe qui l’utiliserait. Voici le mien. On peut les reconnaître en observant la pointe, regarde. »

À chaque bout de l’arc où se mêlaient pierres précieuses, peintures et gravures sur le bois, on pouvait voir le symbole du clan : l’Ëala adossée à l’arbre précieux. Juste en dessous de la pointe haute, le visage de Lynn y était gravé, minuscule, mais plein de détails.

« Il ne doit plus en exister beaucoup, aujourd’hui, mais je sais que je peux faire confiance à celui ou celle qui en possède un. Même si en plus de 300 ans, à part mon père, je ne crois pas en avoir vu un seul... »

Ses yeux restèrent figés un instant, où la vision de l’incendie et de son clan décimé lui revinrent. Elle frémit et secoua la tête, avant de se fendre d’un sourire.

« Qui sait, peut-être que ce voyage sera l’occasion d’en trouver un. »

Lynn répondit par un simple sourire. Les vœux d’Artiön lui réchauffèrent le cœur. La proximité, l’intimité, l’amitié... Tous ces sentiments que l’on peut ressentir l’un pour l’autre. Elle s’en était écartée pendant tant d’années. Ils lui avaient manqué. Ces derniers mois l’avaient rapprochée de plusieurs autres elfes, qui lui témoignaient visiblement de l’affection. Un frisson lui parcourut l’échine, accompagné d’une brève vision d’un souvenir heureux : No’th, et la chaleur de ses bras. Quel terrible choix, que de se séparer de ces émotions pour éviter de ressentir de nouveau la perte, et le deuil. Peut-être un compromis existait-il. Le voyage auquel elle se préparait lui permettrait de se pencher pleinement sur la question, vu la solitude qu’elle ressentirait.

Elle se rendit compte qu’elle n’avait écouté qu’à moitié la question du roi, et elle fit mine de se racler la gorge pour creuser dans son inconscient un sens à son interrogation.

« Un peu des deux, » dit-elle finalement. « Nous étions tous responsables de la sécurité du bosquet, donc, nous étions tous formés au tir à l’arc, et à quelques autres pratiques martiales. Chacun et chacune avait donc bien son arc à lui, ou elle. Mais à dire vrai, il nous servait surtout à la chasse. Nous étions rarement en danger, tu sais. C’était un havre de paix, et nous n’avions pas d’ennemis réels... En tout cas, pas aux alentours. Du coup, beaucoup n’utilisaient leur arc moins d’une fois par ennéade, et seulement histoire de ne pas perdre la main. »

Raconter ses souvenirs, et des histoires sur son clan, n’était pas vraiment dans ses habitudes. À dire vrai, on ne lui posait que rarement des questions à ce sujet. Et pour cause, elle gardait rarement son calme quand elle en parlait. Mais la sérénité de retrouver Alëandir, et la paix qu’elle ressentait au fond d’elle, avait visiblement un grand impact sur elle. L’elfe continua donc, caressant rêveusement l’encolure de sa jument.

« Nos arcs étaient fabriqués avec le bois même de l’arbre que nous nous étions jurés de protéger. Nous les recevions quand nous passions à l’âge adulte, au cours d’une cérémonie qui menait toujours à une grande fête. Il était également de tradition que notre druide enchante l’arc des élites du clan, lorsqu’ils prouvaient leur dévotion à Neerim, mais toutes ces armes ont disparu dans les flammes, aujourd’hui. Tout comme leurs propriétaires... » Elle se mordit la lèvre, puis se tordit la nuque en inspirant profondément. « Anaëh a beaucoup perdu, ce jour-là. Tous ces Souffles, tous ces œuvres, brûlées et devenues cendres... Mais je persiste à croire que leur sacrifice n’a pas été vain. Je suis certaine que l’esprit de l’Ëala a pu s’échapper. Et même si je ne suis personne, mon clan survit à travers moi, et les quelques traditions que je peux encore respecter. »

Elle lui lança un regard plein de mélancolie, mais son visage semblait toujours radieux. Elle croyait en ses mots, et au fond d’elle-même, ressentait pour la première fois depuis très longtemps, une étrange fierté.

À s’être ouverte ainsi, elle ne put s’empêcher d’essayer d’assouvir sa curiosité. Elle demanda alors d’une voix douce, d’un ton à peine comique :

« Mais dis-moi, tu n’aurais pas grandi depuis la dernière fois que je t’ai vu, à Naelis ? J’ai entendu dire que tu étais parti en pèlerinage, mais quel genre de quête pousserait un roi à se séparer de sa famille, et de son peuple ?

Lynn écoutait avec attention les paroles du roi. L’elfe se sentait peu à peu bercée, mais elle ne parvenait pas à savoir d’où provenait cette sensation particulière. Certes, l’histoire qu’elle entendait valait son pesant d’or, mais les mots, et les gestes d’Artiön restaient, dans une moindre mesure ordinaire. Ce n’est qu’au moment où il évoqua les grands dragons qu’elle se rendit compte d’une chose rare : le murmure de la Symphonie semblait accompagner les paroles du roi. Elle appuyait les fins de ses phrases, et son volume montait et descendait par vagues apaisantes. Lorsqu’il lui montra le symbole qui s’était fait une place dans son dos, Son chant devint fort une fraction de secondes, et une pulsation sourde résonna encore quelques instants. Lynn ne put s’empêcher de mettre des doigts face à sa bouche, le regard trouble.

Elle avait entendu parler de ces fameuses créatures, si majestueuses et imposantes, à la sagesse inégalée. Elle ne se souvenait pas qu’un elfe ait jamais pu les côtoyer, parler avec l’un d’entre eux, et ressortir vivant et marqué de cette rencontre. De telles écailles pouvaient signifier tant de choses. Elle resta un moment ébahie, murmurant quelque prière à Kÿria pour elle-même, avant de tendre la main pour effleurer du doigt ces écailles dorées. Elle reprit la parole d’une voix tremblante, ses longues oreilles un peu affaissées.

« Ir Iarwin est témoin. La signification de ce que tu me dis et de ce que je vois m’échappe, mais Elle te fait confiance, alors je n’irais pas chercher plus loin. » Elle écarta sa main et posa trois doigts sur son propre front. « Je ne sais comment le Peuple réagirait à de telles révélations. Alors je te retourne tes propres conseils : méfie-toi de ce qui peut sembler une grande victoire. Les Taledhels te font certainement tous confiance, mais si la rumeur que tu as été touché par l’un des grands dragons parvient aux oreilles des Ornedhels, qui sait comment ils pourraient réagir... »

Lynn souffla et vida l’air dans son poumon en fermant les yeux. L’exercice l’apaisa, elle lança alors un regard confiant au roi.

« Il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Tout cela doit avoir bon augure, après tout. »

Ces dernières paroles étaient bien plus pour elle-même que pour Artiön.