Ce jour que l'on attendait plus | Marc & Alicia

Première ennéade
Automne, Barkios 19:XI

Le mois s'est terminé pour moi de la même manière que ceux qui l'ont précédés : fiancée à un homme occupé ailleurs et qui ne désire pas nos noces. Cela semble désespérant dit ainsi mais c’est ce que je ressentais après tout. Même si nous sommes rentrés sur ses terres depuis plusieurs ennéades, l'approche de l'hiver a été une nouvelle raison pour repousser notre mariage. Il y avait beaucoup à faire avant l'arrivée des premières neiges, alors... Je n'ai rien dit et ne m'y suis pas opposée. J'ai acquiescé au contraire, masquant mon désespoir que l'on nous unisse un jour. Nous avons eu beau convenir d'une période, puis d'une date, j'ai involontairement refusé de croire que cela se produirait réellement. Le fait est que nous avons joué de temps de malchance depuis le tout premier jour...

Tandis que Marc-Aurèle était pris ailleurs, je me suis occupée à autre chose. J'ai parfois marché dans ses pas afin de voir ce qu'il faisait. Non pas par doute ou dans un élan de curiosité mal placée... Jamais je ne me serais imposée à lui, par peur de le faire fuir. Non, je voulais simplement comprendre le quotidien de la vie à Terrefière, voir ce qu'il y avait à faire de mes propres yeux, appréhender le fonctionnement du domaine ainsi que les enjeux. En dehors de cela, j'ai travaillé à l'organisation de notre mariage, comme toujours, mais dans l'idée de le célébrer ici-même et non à Arétria-la-ville. J'ai bénéficié de l'aide de Magdeleine, bien sûr, de mes futures belles-sœurs aussi, mais également de plusieurs foyers du village. Il nous fallait emprunter des bancs pour la cérémonie mais aussi des tables pour le repas. Nous avions besoin de tissu pour la décoration et nous avons fabriqué de fausses fleurs pour égayer le tout. Ce fut pour moi l'occasion d'apprendre à connaître mon nouvel environnement et les personnes qui le composent, de faire connaissance et de m'intégrer déjà un peu. J'ai encore le loisir de ne pas être leur suzeraine, même si la perspective du mariage reste bien dans l'esprit de chacun.

Hier, je me suis tenue au milieu de l'esplanade décorée sur la place du village. Tout était prêt... Et la date prévue était pour le lendemain. Rien ne nous a forcé à la repousser encore. Et là... J'ai été prise d'un vertige qui est sans doute passé inaperçu aux yeux de ceux qui m'entouraient. Néanmoins, j'ai croisé le regard d'Allia... Je ne sais si elle a perçu quelque chose mais elle m'a souris, comme pour me rassurer, et j'ai répondu, par politesse, mais je ne me sentais pas mieux pour autant.

Nous y sommes ? Ça y est ?

J'expire, lentement, presque tremblante. Je suis debout devant le miroir. L'angoisse me tenaille toujours. Je suis fin prête pour tout à l'heure. Sans être particulièrement orgueilleuse, je dois bien reconnaître que Magdeleine a fait un travail formidable : je suis très belle, et digne du rang auquel j'appartiens encore pour un court moment. Nous nous marions en ce début d'après-midi devant tous, y compris devant notre Mère. Puis nous mangerons ensemble sur la place à la chaleur des braseros disposés un peu partout pour nous tenir chauds même une fois le jour terminé. Et ce soir... Nous nous éclipserons... tandis qu'ils continueront à faire la fête.

Que signifie "la nuit de noces" exactement ? Qu'est-ce qu'il se cache derrière ces mots ? S'il ne s'agissait que de dormir ensemble, Marc-Aurèle ne se serait pas permis cette liberté avec moi... Je repoussais sans arrêt cette réflexion jusqu’alors mais cela me noue le ventre désormais. Qu’est-ce qui m’attends ? Le sait-il, lui ? Oui, certainement. Parce qu’il faut bien que l’un de nous le sache. Il nous faudra donner une preuve que le mariage est “consommé” je suppose… Je ne sais pas ce qui a été convenu avec mes frères à ce sujet, on ne m'a pas inclue dans ce genre de discussion. Je ne crois pas qu'il y aura de témoin, personne n'a parlé d'installer des sièges dans la chambre...

Je secoue la tête, ferme les yeux et me force à prendre une grande inspiration. Quand je vois l’état dans lequel je me trouve à l’approche d’un moment que j’attendais avec impatience, je n'ose imaginer ce qu'il doit en être pour Marc-Aurèle... Il doit mourir d'envie de s'enfuir par la fenêtre. Je ne suis pas certaine que je lui en voudrais s'il le faisait.

Je sursaute presque en entendant quelqu’un frapper à ma porte. Je me retourne pour voir qui vient me rendre visite alors que l’heure approche et je découvre Thorus dans l’ouverture de la porte. Son regard s’illumine en me découvrant et je lui souris, essayant tant bien que mal de masquer ma nervosité. Il entre et referme prestement derrière lui afin de ne pas entacher l’effet de mon apparition sur la place tout à l’heure et que la surprise reste complète. Il s’approche et recueille mes mains dans les siennes.

-Tu es magnifique, petite sœur. Il se penche pour déposer un baiser sur mon front. Tous les hommes de ce pays ont de quoi être jaloux de ton époux.
-Futur époux… Précise-je.
-C’est pratiquement fait. Et si quelqu’un ose tenter de vous interrompre, je l’occis moi-même. Dit-il d'un ton enjoué.

Je souris, un peu amusée tout de même. Je sais qu’il exagère. Thorus est le moins violent de mes frères et, même s’il est capable de tuer, il aurait la décence de ne pas faire couler le sang le jour de mon mariage, sans compter que ce serait une bien mauvaise raison d’ôter la vie à quelqu’un. Son humour me détend un tout petit peu mais il me connaît trop bien…

-C’est normal d’être nerveux le jour de son mariage.

Je lève vers lui un regard presque étonné devant sa conclusion aussi hâtive que juste. Puis je lui souris de nouveau.

-Je ne suis pas certaine que cela me soulage… Mais merci.
-Tu es prête ?
-Quoi, déjà ?

C’est à son tour de se montrer amusé. Je serais donc devant ma glace depuis une heure ? Je devais reposer mes jambes pour la cérémonie… Je n’ai pas vu le temps passer. Je ne pourrais plus m’asseoir avant que nous n’ayons échangé nos vœux.

-Allons-y avant que ton fiancé ne s'envole. Tu es sûre de vouloir y aller ainsi ? Insiste-t-il un peu inquiet après une requête que je lui ai formulée à son arrivée. Cette fois, je prends un air plus déterminé.
-Certaine.
-D’accord. Finit-il par accepter après un instant de réflexion.

Il m’offre alors son bras et c’est munie de cette seule aide que je m’avance vers la porte de ma chambre. Mes affaires seront transférées dans la chambre seigneuriale sous la direction de Magdeleine pendant les festivités. Je ne dormirais plus ici… Et je me force à quitter les lieux sans un regard pour cette pièce, délaissant mes béquilles dans un coin sans le moindre regret, du moins pour l'instant.

Qu’il était doux et bon de retourner chez soi. Après avoir passer des ennéades entières à se comporter comme un autre homme, à relever des missions non désirées, à faire plus que ce qu’on attendait de lui, à œuvrer comme un damné au bagne… Marc-Aurèle avait pu rentrer chez lui. Il fut soulagé de voir que ses directives avaient été appliquées à la lettre et que son fidèle régent avait été un homme dévoué et compétent. Des rambardes de bois avaient été positionnées dans la maisonnée, de sorte qu’Alicia n’ait point besoin de ses cannes pour pouvoir s’y mouvoir. Les meubles furent également réagencées : point de tapis là où ils n’étaient point utiles, uniquement sous les lits et les meubles, afin d’éviter qu’Alicia ne se prenne les pieds dedans. Les espaces où déambuler furent élargis, de sorte que l’on puisse se mouvoir sans problème.

Les escaliers de bois, vieux, couverts de mousses, furent remplacés par des pierres enduites d’un crépit permettant d’améliorer l’adhérence des chaussures. Plus de surfaces lisses et glissantes, mais des surfaces adhérentes qui maximisent la sécurité des passants, celle de Marc-Aurèle, et celle d’Alicia, y compris les jours de pluie. Le forgeron n’était d’ailleurs point en reste, tout comme l’ébéniste : ensemble, ils œuvrèrent pour construire des barrières au-dehors, afin que la boue ne soit plus un problème, du moins… Plus vraiment.

Tout le hameau de Terrefière avait vécu au rythme des ordres du régent Auguste Hapfer, et ce, dans une ambiance des plus productives et agréables. Car le petit hameau, bien que modeste par la taille, était heureux de voir l’avenir de son seigneur garanti par un mariage en devenir. Un mariage réalisé avec les Terresangs, qui plus est ! Famille suzeraine des Terrefière depuis des générations, et qui, jamais, n’avait été liée avec elle.

Aujourd’hui, le mariage devait avoir lieu. Aujourd’hui, Marc-Aurèle devenait un membre de la famille Terresang, et donc, un potentiel hérité de la couronne Comtale. Et cette idée était… Effrayante. En son esprit, Marc-Aurèle savait que si, un jour, il devait revenir à Arétria pour s’asseoir sur le trône Comtal… Il n’y survivrait pas.

Survivrait-il au mariage, d’ailleurs ? La question méritait d’être posée, en effet… Car de sa vie, Marc-Aurèle n’avait jamais désiré être marié, et aujourd’hui… Et bien cette perspective n’était toujours pas réjouissante pour le fieffé célibataire, plus intéressé par la culture des champs que la procréation et la perpétuation d’une lignée de petit seigneur. Aujourd’hui… Les choses devaient changer.

Marc-Aurèle était là, sur la petite place du village. Un prêtre de Nééra était là, attendant que ne débute l’office. Auguste était là, engoncé dans de beaux habits de velours réhaussés de fourrures. Allia et Frida étaient là elles aussi, belles, resplendissantes, jouant leurs partitions… Ce qui était particulièrement inhabituel pour Frida, elle qui était de nature rebelle, et qui n’appréciait absolument pas le rôle d’une dame de société. Aujourd’hui, pourtant, elle était là, et elle demeurait fière, belle… Et calme. Une prouesse, en quelque sorte.

Marc-Aurèle, lui, était resté fidèle à lui-même : en armure d’apparat, reluisant de la tête au pied, demeurant impressionnant, fort et solide, il attendait. Son esprit était secoué de pensées qui s’entrechoquaient, insupportables et lancinantes… Qu’allait-il advenir de lui.

La maison est étrangement calme. Mais c'est parce qu'elle est vide... Tout le monde est déjà dehors à m'attendre. Je perçois quelques notes de musique qui me donnent l'impression d'être en retard. Je me déplace dans la maison, mon frère d'un côté, un mur, un meuble ou une rambarde de l'autre. J'ai été à la fois impressionnée, touchée et mal à l'aise de tout l'investissement que Marc-Aurèle a mis dans l'adaptation de son domaine et de la maison pour rendre l'environnement plus sécurisant et confortable. Tout cela, rien que pour moi... Il a beau ne pas vouloir de moi, jamais je n'ai jouis d'une telle attention. Et c'est ce qui rend son geste aussi plaisant et aussi... dérangeant. Je sais qu'il a fait tout cela pour mon bien-être et je dois l'en remercier mais je ne peux m'empêcher de me sentir gênée. J'ai l'impression d'être un poids pour lui, et ce à double titre puisque nos noces ne sont même pas désirées...

Dehors, l'assistance peut à peine me voir arriver à cause des draps qui servent de tentures. Ornant un encadrement de bois, nous avons reproduit un espace presque clos afin de simuler un Temple. Toutes les matières sont dans des tons naturels et le tissu est blanc, en l'honneur de Néera. Quelques bouquets de fleurs tardives ou factices camouflent les attaches installées de manière régulière en haut des encadrements de cette structure éphémère. Une légère brise fait onduler les tentures, faisant à peine entrevoir ma silhouette immaculée qui se détache du paysage environnant. Et lorsqu'enfin j'apparais à la naissance de l'allée centrale, le silence achève de se faire et tous se lèvent. Thorus et moi marquons une courte de pause afin de laisser à chacun le temps de se mettre en place alors que j'entends enfin la musique dont je ne percevais que quelque notes jusqu'alors.
Debout, sans autre assistance que le bras de mon frère, je me présente à tous avec autant de dignité que cela m'est possible dans ma situation. Je relève légèrement le menton, me forçant à prendre une inspiration qui serait presque douloureuse alors que j'aperçois Marc-Aurèle qui m'attend docilement devant l'autel. Comme le veut la tradition, je suis vêtue d'une robe blanche parée d'élégants motifs brodés en or. La cape aux couleurs de ma famille et ornée des armoiries des Terresang me protège du froid qui s'installera avec plus de vigueur au cours des prochaines ennéades. Mes cheveux sont coiffés de telle manière qu'on les pense libres alors que pas du tout. Des pinces montés d'une décoration florale sont dissimulées, parsemant ma sombre chevelure de minuscules fleurs blanches.

La robe de mariée:

La coiffure (à imaginer sur cheveux bruns):

Tandis que mon cœur bat la chamade et que je me sens comme paralysée, Thorus nous donne discrètement l'impulsion pour poursuivre notre chemin. Appuyée de tout mon poids sur son avant-bras, je marche avec autant de grâce et de concentration que possible afin de ne pas risquer de tomber en cet instant fatidique, sans quoi mon coup de théâtre deviendrait ma honte... Je ne suis cependant pas habituée à fournir un tel effort, je le sens déjà, mais je ne peux renoncer maintenant. Alors je continue, malgré mes muscles qui me tirent, évitant soigneusement d'afficher quoi que ce soit... Et, finalement, j'en oublie presque la raison pour laquelle j'essaie de marcher comme une personne en pleine santé.

Devant l'autel, Thorus m'aide à me placer puis m'abandonne pour rejoindre les bancs dédiés à notre famille, non sans déposer un nouveau baiser sur ma tempe. Mes yeux trouvent alors ceux de Marc-Aurèle et ne les quitte plus... Nous sommes déjà face à face, c'est ce que nous avons convenu avec le prêtre afin que je n'ai pas à bouger de toute la cérémonie. D'ailleurs, il commence déjà à officier et j'ai l'impression de ne rien entendre de ce qu'il dit alors qu'il se trouve juste à côté de moi... Je ne l'écoute pas. Et plus le temps passe, moins j'ai l'impression d'être là. Mes jambes me font de plus en plus mal et je ne réalise pas ce que nous faisons. Heureusement, nous avons tant répété ces noces plusieurs fois repoussées que j'agis presque par automatisme. Je répète ces mots que je me suis maintes fois imaginée en train de prononcer, ne pouvant y greffer le nom de mon futur époux que depuis quelques mois. Je prends la coupe que l'on me donne puis je ressens le froid saisir mes épaules tandis que ma cape choit au sol, rapidement remplacée par celle de Marc-Aurèle qui me semble presque brûlante... Je ne sens presque pas les mains du chevalier qui tiennent le calice avec moi et je bois une gorgée du lait qu'il contient lorsqu'on me le demande.

Puis vient enfin la conclusion de ce cérémonial. La seule partie que nous n'avons pas répétée...
On m'a élevée dans la plus parfaite innocence. C'est mon premier baiser... Et je ne le savoure même pas. Comment jouir de cet instant alors que tout le monde nous épie et que je commence à avoir du mal à dissimuler que je souffre de me tenir debout depuis trop longtemps... Marc-Aurèle le remarque peut-être ? Par les Dieux, faites qu'il ne s'en aperçoive pas. Tous vont vouloir s'approcher pour nous féliciter dans un instant. D'ailleurs, on nous retire le calice... Déjà ? Le baiser est passé ? J'ai l'impression de l'avoir rêvé tant je peine à conserver mon esprit ancré sur ce qu'il se passe autour de moi.
Des applaudissements commencent à retentir, me prouvant qu'il a bien eu lieu. Je m'efforce de sourire mais ce n'est qu'une façade. Je cherche le bras du Seigneur pour prendre appui sur lui et me tourner vers les invités et les gens de Terrefière, essayant de masquer mes difficultés à réaliser une telle opération alors que tous les muscles de mes jambes sont raidis par diverses crampes. C'est censé être le plus beau jour de ma vie et j'ai l'impression de passer totalement à côté... Je ne suis même pas certaine que nous soyons réellement mariés...

De sa vie, Marc-Aurèle n’avait pas vécu instants plus difficiles, ni plus incompréhensibles. Oh, il avait perçu, bien-sûr, les faiblesses des gens alentours, leurs forces aussi, leurs besoins tout autant… Tout comme ceux de sa promise, et dorénavant, son épouse.

Aussi avait-il donné son bras, lorsqu’apparurent bien rapidement les signes de faiblesse. Impossible pour qui que ce soit ici, et plus encore pour Marc-Aurèle, de voir son épouse faiblir, chanceler puis choir. Pas en ce jour, pas en cet instant. Elle devait être la Dame de Terrefière, dès à présent, et jusqu’à-ce que la mort ou la descendance ne prenne la suite. En clair, en résumé… L’avenir du petit bourg de Terrefière se décidait ici, en cet instant.

Le calice devint le réceptacle de cette union ; le baiser le symbole d’un amour naissant ; la cape l’attribut de la protection sacrée sous l’égide de Néera.

Alors que s’achevait la cérémonie, qu’Allia et Frida félicitaient leur frère, qu’Auguste semblait enfin ô combien délivré… Marc-Aurèle, lui, semblait assaillit de doutes, et surtout… Epuisé. Epuisé, comme s’il avait été le héros d’une épopée douloureuse, longue et sans fin.

Ils étaient dorénavant mariés. Aujourd’hui, plus rien ni personne ne pouvait leur dire quoi que ce soit à ce propos, et quand bien même le petit seigneur avait fait son entrée dans la famille de Terresang… L’existence se devait d’être paisible, dorénavant.

Monseigneur et Dame de Terrefière, devant La Mère, et à jamais.

Tout le monde se lève. Nos proches s'avancent et nous félicitent. Je souris, contrainte et forcée par une convention sociale qui m'empêche de montrer en cet instant crucial que je souffre à demeurer ainsi sur mes deux jambes. Cependant, avoir bougé, ne serait-ce que de quelques centimètres, me soulage déjà un peu. Mon frère me taquine en m'appelant "Madame de Terrefière" et, gardant mon expression, je me fige. Oui, c'est fait. Et j'ai l'impression d'avoir manqué cet évènement dont j'étais pourtant l'un des deux principaux protagonistes. C'est nous qui avons tout fait et, pourtant, aucun de nous n'est vraiment réjouis dans son cœur. Je le sais, sans même voir Marc-Aurèle que je n'ose plus regarder... Notre union sonnait comme une condamnation pour lui et le couperet vient de tomber. Je culpabilise... Je sais que ce n'est pas moi qui lui ait imposé ces noces puisque seul Magnus en a décidé ainsi mais je ne peux m'empêcher de m'en vouloir pour ce qui lui arrive. Et je me dis soudain que, même si mon esprit avait vraiment pu être présent pendant le mariage, je n'aurais pas pu m'en réjouir par pure empathie pour lui.

Après quelques minutes dans cette chapelle temporaire où la studieuse assistance se transforme peu à peu en foule désordonnée et bruyante, je quémande enfin un siège, poliment et sans urgence. Si mon tout nouvel époux essaie de se dérober pour aller m'en quérir un, je l'en empêcherai en serrant plus fermement ma prise sur lui. Je ne peux plus me passer de son soutien et je serre discrètement les dents pour ne pas flancher. Je m'assoie enfin, me mouvant avec autant de distinction que cela m'est possible. Tous mes muscles me tirent et me brûlent, j'ai l'impression d'avoir des noeuds depuis mes hanches jusqu'à mes chevilles. Je voudrais me masser pour me soulager mais une telle chose ne se fait pas en public et je n'y parviendrai pas seule de toute manière. Je vais devoir attendre de pouvoir m'isoler ou que la table de banquet soit dressée pour pouvoir m'y dissimuler et m'étirer en toute discrétion.

De son côté, Magdeleine prend l'organisation en main, tel que nous l'avons convenu. Avec l'aide de chacun, les bancs sont écartés sur les côtés de la "salle" et des tables sont amenées. On les couvre de draps blancs pour faire office de nappe, on y dispose à boire et à manger ainsi que des verres pour le vin d'honneur. L'ambiance est conviviale et bonne enfant. On me sert, on me parle, on me fait part de sa joie... J'écoute et j'essaie de participer en oubliant tant ma douleur que ma torpeur.
Après une petite heure, je me sens mieux et je jouis d'une brève pause qui me permet de regarder un peu l'assemblée autour de moi. C'est presque étrange de voir la fête se dérouler sous mes yeux alors que je ne réalise pas encore ce qu'il s'est passé. En tout cas, c'était tout à fait ce que je voulais... Pas de protocole, ni de visages inconnus pour moi comme pour lui. Pas de politesses sans queue ni tête ni d'affaires d'état. Seulement des personnes qu'au moins l'un de nous connaît et aime pour profiter de ce jour avec nous. Une fête qui signifie réellement quelque chose, en somme... Et les gens d'ici tiennent tellement à leur Seigneur que j'aurais été triste qu'ils ne puissent être présents.

Le jour décline et les braséros sont allumés. Les tables vont être redisposées pour le banquet dont nous tiendrons la place centrale. Et tandis que la fête jouit d'une courte pause, le temps de tout déménager et que je me sens grandement inutile, j'attire l'attention de Marc-Aurèle pour lui parler à mi-voix.

-Je prendrais bien un peu l'air. Pas toi ?...

Certes, je ne peux me déplacer sans aide et mes béquilles sont restées dans ma chambre mais je comprendrai qu'il ne veuille pas se retrouver seul avec moi pour le moment. Mais je me rends compte que ma formulation ne lui laisse pas tellement de choix, aussi je me ravise bien vite.

-Je peux solliciter Thorus, si tu préfères.

Les choses se déroulent comme elles étaient sensées se dérouler. Les remerciements allaient bon train, les rires éclataient partout dans le petit village, les sourires s’étiraient sans jamais faiblir ni défaillir. Le couple fraîchement marié recevait les félicitations de tout un peuple – aussi petit soit-il – et Marc-Aurèle, seigneur de ce bourg, prenait sans aucun doute son tout premier bain de foule… Si tant est qu’il s’agisse d’une foule.

Toutefois, l’instant était spécial. Autant spécial qu’il était censé être unique ; aussi unique qu’il était… Inattendu. Marc-Aurèle ressentait cette étrange sensation dichotomique : il était heureux d’être ici, entouré de ses proches, de sa famille et de sa nouvelle épouse… Mais il doutait encore que ce mariage soit réellement un jour heureux.

Magnus de Terresang, Comte d’Arétria, avait été l’instigateur de cette démarche. En tant que suzerain, c’était son droit le plus basique. Par ce choix, par ce mariage politique, Magnus s’assurait la fidélité – d’ores-et-déjà acquise de toute manière – d’un vassal qui, bien que peu puissant, brillait par ses compétences, son code de l’honneur et par sa dévotion pieuse et totale. Et, en plus de cette fidélité assurée, il permettait au jeune De Terrefière d’entrer dans la lignée des De Terresang, certes pas en ligne droite, mais suffisamment proche pour, qu’un jour, en cas de malheur… Le trône comtal soit assigné à un pion des Terresang.

Toutes ces machinations passaient cependant au-dessus de l’esprit bien simple de Marc-Aurèle. Lui ne pensait qu’à l’hiver qui arrivait à grand pas, aux récoltes tardives, aux artisans qui demandaient du bois, de la farine, des graines ou simplement de la viande… Et à ce qui allait advenir de lui et d’Alicia. D’ailleurs, la voix de cette dernière sortit l’homme de ses pensées.

« Heum… Si, bien-sûr. » Dit-il, timidement, avant de se lever et d’offrir son bras à son épouse pour l’emmener loin des préparatifs. Le banquet était en train de cuir, et les habitants s’activaient à placer les tables, les chaises, les nappes et les napperons, les braséros et les couverts, et les deux célébrités du jour, elles, pouvaient vaquer à leurs occupations.

Marc-Aurèle emmena alors Alicia plus loin. Ensemble, ils marchèrent sur plusieurs mètres afin de s’éloigner du centre du village. L’air se rafraichissait, l’ambiance s’assombrissait… Mais l’esprit d’union de tout un peuple avait su déchiffrer jusqu’aux plus insondables pensées : dans les rues et ruelles de Terrefière, des braséros et des torches furent placées. Ainsi l’on pouvait se mouvoir sans craindre de se perdre.

« Tout va bien ? » Demanda-t-il, brisant le silence dans une initiative mûrement réfléchie, comme s’il avait eu besoin du courage de celui qui saute depuis une falaise jusque dans les eaux turquoises d’un lagon enchanté. « Tu attendais et préparais ce jour depuis… Des ennéades. Et tu as l’air aussi heureuse que ces feuilles qui tombent des arbres. Est-ce que ça va ? »

Marc-Aurèle accepte et nous nous éloignons à pas lent dans le faubourg. Je suis accrochée à son bras sans lequel je ne pourrais pas marcher. Je manque d'équilibre et de force alors que mes jambes ne sont plus fonctionnelles depuis longtemps. Ma récente chute et les fractures qui en ont résultées ont permis le miracle que j'ai pu réaliser aujourd'hui : me rendre à l'autel sans béquilles et tenir debout toute la cérémonie. Cependant, je les sens bien plus faibles que d'habitude et je suis bien contente de pouvoir me reposer sur quelqu'un d'aussi solide que mon... époux.

Comme il est étrange de pouvoir l'appeler ainsi... Mon époux.

Nous nous éloignons de la foule mais j'ai l'impression de me noyer encore dans un brouhaha continu dont quelques rires -plus forts que les autres- s'échappent parfois. Pourtant, nous sommes de plus en plus seuls et c'est bientôt le vide qui nous entoure. Il n'y a plus que nous deux... Nous sommes dehors, alors... je n'ai pas vraiment peur de ce qui pourrait arriver. Il n'en est pas de même pour ce soir, lorsque je me retrouverai dans sa chambre, la porte close et rien que nous deux pour la nuit entière.
Une nuit à "consommer" notre mariage...

Marc-Aurèle interrompt le fil de mes pensées et je me tourne vers lui, presque dans un sursaut. Un peu surprise par sa question, je ne sais pas vraiment quoi y répondre jusqu'à ce qu'il s'explique. J'ai alors un sourire attendri pour lui. C'est peut-être le pire jour de sa vie et il pense encore à moi... A mon bien-être. Comment ne pas aimer cet homme ? De jour en jour, j'en suis de plus en plus persuadée alors que je n'ai pas la moindre idée de ce qu'est l'amour et que, sans réciprocité, cela devient difficile de m'en assurer.

-Pardonne-moi. Je suis un peu... déçue et frustrée... C'est que... Tu as raison, je l'attendais avec tant d'impatience. Depuis que je suis en âge de me marier. J'ai voulu me présenter sous mon meilleur jour, pour ton peuple... pour toi. J'ai décidé d'abonner mes orthèses pour une journée. Mais j'étais si anxieuse à l'aube de nos noces que je me suis oubliée moi-même. Je ne me suis pas reposée avant de marcher vers l'autel et j'ai achevé la cérémonie avec des crampes terribles sur toute la longueur de mes jambes. Je n'ai pas voulu que cela se voit mais je n'avais presque que cela à l'esprit, si bien que j'ai l'impression de ne pas avoir assisté à mon propre mariage. Je n'ai pas profité de l'instant. La coupe, les manteaux, les vœux, même notre premier baiser, je...

Je m'interromps. Une rougeur me monte aux joues, je le sens et je baisse les yeux pour tenter de la dissimuler. Et je m'en veux déjà d'agir de la sorte. A cause de notre écart d'âge, j'ai toujours tenté de faire en sorte qu'il me voit comme une femme et non comme une enfant et voilà que je détourne le regard à l'évocation d'un simple baiser. Mais c'était la toute première fois pour moi et je serais bien incapable de la décrire...

-Pardon. Tu ne veux sûrement pas entendre mes états d'âme quand ils sont sans commune mesure avec les tiens...

J'y ai pensé aussi pendant la cérémonie mais dois-je le lui avouer ? Ma tête était vide hormis pour ma souffrance et celle que je provoquais probablement chez Marc-Aurèle. Alors... Comment me réjouir aujourd'hui ? Ai-je été si aveuglée par mon désir de mariage que j'en ai oublié le malheur que je provoquais ? Non pourtant, je le savais... Mais nous ne pouvions rien y faire, ni l'un ni l'autre.

Dichotomie. Ce mot résumait à lui seul ce qui se déroulait, se disait, se ressentait, se voyait entre Marc-Aurèle et Alicia. D’un côté se trouve la belle jeune femme à peine sortie des jupons de sa famille adoptive : souriante, attachante, dévouée, elle rêvait ces instants avec une intensité tout à fait personnelle et une sincérité candide, au point de préparer le mariage pendant de longues, très longues ennéades. Meurtrie par la vie, elle fit autant d’efforts en quelques heures que la plupart des êtres mortelles durant toutes leurs vies.

De l’autre côté se trouve un homme plus âgé, seigneur de son bourg, vassal de la fameuse famille adoptive. Grand, fort, adoubé, plein de principes féodaux, fidèle et mettant l’honneur et la parole donnée aux rangs de règles de vies, il accepte ce mariage car il fut ordonné par son suzerain. Lui qui adorait sa liberté, et se voyait pour toujours être un petit seigneur vivant de la terre et cultivant celle-ci, il n’avait jamais, ô grand jamais, espéré ni même cherché à se marier.

L’une devait vivre aujourd’hui le plus beau jour de sa vie ; l’autre devait accepter son destin et faire en sorte de l’assumer.

Mais la jeune femme était troublée au point d’en ressentir une souffrance autant physique que psychologique. Et, alors que le couple fraîchement marié déambulait dans les ruelles de terres battues, elle s’épanchait sur ses appréhensions, mais surtout… Sur ce qu’elle avait manqué. Jusqu’à-ce qu’elle se ressaisisse… Et ne tente de s’occuper des douleurs du petit seigneur.

« Si je t’ai posé la question, c’est parce que tes états d’âme m’importent. » Dit-il, d’une voix calme sans pour autant regarder sa douce, préférant se perdre dans le noir de la campagne Malelandoise abandonnée par le soleil d’Automne. « Tu as donc beaucoup souffert, le jour où tu étais censée t’épanouir et être plus brillante que l’astre qui réchauffe nos terres. » Ajouta-t-il, serrant la main de sa douce, sans réussir à la regarder pour le moment. « S’il-te-plaît, n’emplie pas tes pensées de considérations trop sombres. Je ne suis pas malheureux. » Précisa-t-il, soufflant ensuite dans une expiration profonde, avant d’inspirer de manière plus grande encore. « J’ai des sentiments pour toi. Je ne suis juste pas du genre à les montrer, ma pauvre mère s’en mordrait les doigts, elle qui était si démonstrative… Seulement, je déteste le fait que notre union soit arrangée et forcée. Et je déteste également tout ce qui tient de ces protocoles… Nous avons eu de la chance de pouvoir le faire ici, loin de la politique Arétane. Mais cesse de te mettre une pression insupportable, s’il-te-plaît… »

Il se préoccupe de moi... Même aujourd'hui. Mes frères ont décidément pris la bonne décision. Pour moi en tout cas. Mais ce que je lui apporte me semble bien maigre en comparaison. Marc-Aurèle fuit mon regard et je le traduis comme une lutte intérieure... Il se doit d'être là, à mes côtés, puisque nous venons de nous le jurer devant Néera. Mais il ne le veut pas... Puis il me compare au soleil et ses paroles sont d'une telle poésie... Cela m'emplie d'autant de joie que de tristesse. Finalement, c'est peut-être mieux qu'il ne me voit pas. Je ne sais même plus comment réagir alors qu'il prend ma main. Je vogue sur un torrent d'émotions qui filent toutes dans des sens opposés tandis qu'il semble peiner à trouver ses mots. Je voudrais lui dire qu'il n'a pas à se forcer en quoi que ce soit pour moi. Les derniers mois nous ont montrés que nous nous entendions assez bien. Suffisamment pour être amis, et c'est déjà plus que ce qu'aurait pu redouter une femme aussi abîmée que je peux l'être.

Mais, oscillant encore entre bonheur et compassion, je ne parviens pas à passer à l'acte de lui dire tout cela... Et c'est lui qui le fait. Soudain, je me fige. Mon regard se fixe sur lui tandis que je ne suis pas certaine d'avoir bien entendue. Ai-je rêvé ? Non, je ne crois pas. Le reste de son propos concorde avec ce que j'ai cru entendre. Et alors que le silence se fait, j'en suis encore à réaliser...

-Tu...

Je ne parviens pas à finir ma phrase. Il vient de m'avouer ce qu'il ressent pour moi. De puis combien de temps le sait-il ? Était-ce déjà le cas cette nuit-là ? S'en était-il rendu compte ou bien est-ce que ce fut de déclic pour lui ? J'ai tellement de questions mais aucune ne sortira de ma bouche. Mes pensées sont encore confuses et, après tout, ce n'est pas ce que je voudrais le plus exprimer en cet instant. Il n'a pas parlé d'amour mais ce n'est pas de cette manière que l'on parle d'une amie... Alors, si cela n'en est pas, je comprends que c'est au moins sur la bonne voie.

-Et moi qui me retenais de... Pour ne pas t'encombrer de mes propres sentiments... Par peur aussi... Qu'ils ne reçoivent pas l'accueil que... que j'aurais espéré malgré moi.

Depuis notre rencontre, je crois que je n'ai jamais tant manqué d'éloquence qu'en cet instant. Même alors que Thorus avait fermé la porte sur nous deux, juste après m'avoir annoncer nos fiançailles, j'avais su rebondir. Je nous avais invité à sortir, à prendre l'air. Le trajet vers ma cour favorite m'avait donné le temps de digérer un minimum la nouvelle qui était parfaitement inattendue, dans tous les sens du terme. Mais là je... Mes mots sortent simplement comme ils me viennent et je ne parviens pas à finir mes phrases car certains m'échappent totalement...

-Alors ce n'est pas un jour si sombre pour toi...

... comme je l'avais tant craint. Il l'admet lui-même, il ne m'en avait rien montré. Les indices étaient bien maigres. Certes, il a pris toutes les dispositions pour m'accueillir ici comme il se doit, modifiant autant sa maison que son domaine lui-même, simplement pour me faciliter la vie. Mais cela aurait pu n'être qu'une attention portée à sa future épouse, presque une obligation pour un homme aussi droit... Tout ce qui pouvait me laisser espérer, c'était cette soirée où il a réclamé de m'avoir dans ses bras pour s'endormir plus paisiblement. Quelqu'un de plus expérimenté que moi aurait sans nul doute compris. Mais j'étais partagée entre mon inexpérience et la crainte de la déception. Il faut avouer que notre rencontre officielle n'a pas placé notre relation sous les meilleurs hospices...

-Marc-Aurèle, regarde-moi... S'il-te-plaît.

Je ne sais pas pourquoi il m'évite mais je veux plonger mes yeux dans les siens. Ces yeux qui, désormais, me rassurent lorsque je doute. Ces yeux auxquels je pense lorsque je m'éveille des cauchemars que je fais encore depuis ma chute. Quand je les trouve enfin, mes doigts se serrent involontairement sur les siens. Mon cœur s'arrête tout autant que le temps.

Un sourire timide s'aperçoit sur mon visage. Je suis en train de comprendre...
Mon sourire se fait plus franc. Je réalise...
Mes lèvres s'étirent encore dans une irrépressible expression de bonheur.

Et des larmes perlent sur mes joues mais elle ne sont en rien liées à la tristesse. Depuis des mois, je crois me marier avec un homme qui ne veut pas de moi alors qu'en fait... Il n'a rien contre nos noces... Seulement contre la façon dont elles ont été conclues. S'il avait eu le choix après notre rencontre... Il m'aurait épousée aussi. De mes épaules, de mon ventre et de mon cœur disparaissent soudain toute la culpabilité, la frustration et la crainte. Il n'y a plus que de la joie dans mes traits et je sens tout mon corps se détendre et devenir plus léger. Alors je pleure, c'est plus fort que moi, mais j'en ai besoin pour laisser toutes ses émotions parasites s'en aller et ne garder que ce qui compte.

Et le voilà... Le soleil dont il parlait.

Est-ce qu’un chevalier pouvait ressentir l’angoisse ? La peur ? La sensation de l’inconnu ? Oui. Au milieu d’un champ de bataille penseraient certains… Ou face au suzerain, ou même face au Roy de la Péninsule, ordonnant moults missions dangereuses, annonçant une guerre à venir, ou commandant tout simplement un chevalier de tenir son serment. Oui, dans pareilles circonstances, n’importe quel chevalier se sentirait aussi petit qu’un insecte et aussi vulnérable qu’un nouveau-né.

Mais l’instant était bien différent. Marc-Aurèle n’était pas face à son suzerain, Magnus de Terresang. Il n’était pas non plus face au Roy de toute la Péninsule, Nord, Médian et Sud confondu. Il n’était pas non plus à la tête d’une colonne armée prête à fondre au milieu d’une bataille sanglante, violente et cruelle. Il était seulement là, au beau milieu de la campagne de Terrefière baignée d’obscurité, face à son épouse, laquelle se rendait enfin compte de tout un tas de chose. Il pouvait sentir les soubresauts dans ses doigts, les palpitations de son cœur, l’haletant de sa respiration.

Lorsqu’elle lui demande de se retourner pour la regarder, Marc-Aurèle baisse préventivement le regard, et expire à nouveau. Puis, il s’arrête, se tourne à moitié sur sa droite, et lui fait face. Et le voici, le spectacle qu’il s’attendait à voir, la lumière qui allait devenir celle de sa vie, la chaleur qui devait réchauffer ses nuits, apaiser ses maux, calmer ses pensées. Lorsqu’Alicia pleurs, sourie, ris, lorsqu’elle se fait luisante et radieuse, Marc-Aurèle a un sourire sincère qu’il ne parvient ni à contrôler ni à réfréner, pour la première fois de sa vie.

Il ouvre alors ses bras, et accueille son épouse, de sorte qu’il puisse la protéger. De ses épais muscles, il l’entoure. De sa carrure, il la protège. De sa chaleur, il l’a réchauffe, et, sans jamais oublier quoi que ce soit de ce qu’elle lui avait avoué tout à l’heure quant à ses douleurs… Passe ses bras sous ceux de la jeune femme, et voûtant son dos mais redressant ses jambes… La soulage du poids de son corps, sans pour autant lui faire décoller les pieds du sol.

Le voir sourire avec moi étire mes lèvres d'autant plus. Je crois que je ne l'ai jamais vu sourire aussi franchement depuis... Toujours, si l'on peut compter les rares fois où je l'ai aperçu avant notre rencontre officielle. Marc-Aurèle, toujours sérieux, toujours solennel, me semble de plus en plus doux chaque jour. Je me sens soudain si légère... et mon cœur vibre d'autant plus de lire dans ses yeux le reflet de ma propre affection pour lui. Nous avons une chance inouïe... Et je doute soudain bien moins de mes sentiments.

Mon époux s'approche... et m'étreint. Je suis... un peu surprise et je me sens maladroite. Je n'ai jamais eu le moindre soupirant jusque là donc je ne suis pas très familière de tout cela... Les câlins, les baisers, les caresses... Je n'ai pu que les lire dans quelques ouvrages. Thorus et Magnus ont parfois eu des attentions pour leurs épouses devant moi. Voilà où s'arrêtent ma connaissance des relations de couple. Mais je me laisse volontiers faire et, après une seconde ou deux d'hésitation, je referme à mon tour mes bras sur lui. Je pose ma joue sur son cœur que son armure m'empêche d'entendre.
C'est très différent de cette nuit-là. Je ne sens pas sa chaleur et assez peu son odeur. J'aimerais pouvoir passer à travers le métal pour me rapprocher de lui et trouver l'homme qui est en-dessous. Mais je vais m'en contenter. Après tout, il est souvent en tenue de combat ou de parade.

Et puis, une voix appelle au loin. La personne est un peu éméchée mais à la pudeur de ne pas vouloir trop s'approcher pour nous laisser notre intimité. A moins que quelqu'un ne le retienne ? En tout cas, il nous fait savoir que l'on nous attend pour continuer la fête. Les tables doivent être installées et garnies. Je me redresse et j'aperçois la trace de ma joue et de mon oreille sur le métal luisant. Je ris et je cherche aussitôt à l'effacer à l'aide de ma main. Lorsque c'est fait, je relève les yeux vers Marc-Aurèle. Mon humeur a changé du tout au tout. Je suis heureuse, enfin. Et je souris timidement en détournant le regard tandis qu'un peu de rouge me monte aux joues.

-Nous devrions y retourner...

Je n'en ai plus vraiment envie et je préfèrerais rester ici, dans l'intimité que nous offre la nuit, pour profiter de ces sentiments tout neufs que nous partageons. Mais il faut bien célébrer notre union. Nous n'aurons qu'aujourd'hui pour le faire. Mais je sens que la soirée s'annonce bien différente de ce que je craignais il y a encore quelques minutes.