[Auberge du Crin d'écume] L'art de la séduction - Eänwen

Quel spectacle fascinant que de voir ce jeune coq tenter d’invoquer l’homme en lui et échouer si misérablement à la tâche, mais la réaction de la jeune femme était encore plus divertissante. Elle avait l’attitude de celles confrontées trop souvent à ce genre de client et qui savait exactement comment les contrôler. Il allait apprendre une leçon très importante aujourd’hui et qu’il allait retenir s’il avait un semblant de jugeote dans sa petite tête : si une dame dit non, c’est non. Pas le moindrement démonté par l’attitude de l’aubergiste, il tenta le tout pour le tout en lui volant le baiser. Il eut à peine le temps de s’approcher qu’elle lui assénait un coup dans les parties, faisant éclater de rire Zaahrian. Il riait encore après qu’elle eut ramené l’adolescent à son père. Celui-ci, nullement offusqué par la réaction de l’aubergiste, en ajouta plutôt une couche en donnant une claque derrière la tête de sa progéniture. Au moment où la jeune femme revint à sa table, l’assassin riait encore au point d’en avoir les larmes aux yeux.

« Vous savez le plus tragique dans cette histoire ? Demain, ce garçon aura probablement tout oublié ou presque. Je l’ai vu marcher jusqu’au comptoir et c’est tout juste s’il tenait sur ses pieds. »

Enfin, ça ou il va agir comme s’il avait tout oublié, trop humilié par la tournure des événements. Son moment de gloire se présentera bien un jour ou l’autre. Pour mettre toutes les chances de son côté, il devrait peut-être se rabattre sur un bordel. N’était-ce pas un passage obligé dans la vie ? Lui-même avait commencé par-là bien des années plus tôt. Zaahrian s’essuya les yeux, son hilarité se calmant enfin.

« Et le compliment… De la grande poésie, à n’en pas douter. Mais le meilleur moment, c’est quand vous lui avez sonné les cloches. Mon statut de mâle devrait avoir provoqué un élan d’empathie, mais non. Je lève mon verre à votre santé. »

Zaahrian leva sa chope et salua l’aubergiste. Entre-temps, il avait retiré le capuchon qui lui couvrait la tête, dévoilant son visage aux traits tirés par la fatigue, mais le regard brillant d’amusement.

« Je crois être déjà passé par ici il y a quelques années, mais je n’ai pas souvenir que l’endroit ait été aussi bien tenu. Enfin, pas que ce fut un trou à rat, je n’ai pas dit ça… Je… » Zaahrian se passa une main sur le visage. « Je viens de passer les derniers jours sur la route, je suis fatigué et par conséquent, je dis des bêtises plus que la normale. Je propose donc que l’on recommence cette conversation à zéro. » Il lui offrit son plus beau sourire. « Je m’appelle Zaahrian et je tiens à souligner que ce truc est délicieux. » Il pointa son assiette dont il ne restait que les vestiges de son repas.

Une fois de plus, Zaahrian était passé tout près de se mettre les pieds dans les plats. Il ne cherchait pas à l’insulter et se sentait mal de l’avoir fait sourciller de cette façon. La fatigue embrouillait ses pensées. Il confondait peut-être cette auberge avec un autre établissement fréquenté par le passé. Zaahrian voyageait beaucoup, alors c’était tout à fait possible. Heureusement, il parvint à se racheter et ramena un sourire sur le joli visage de l’aubergiste. Il profita de son départ pour replonger dans son assiette sans prêter plus d’attention à ce qui se passait autour de lui. Toutefois, un mouvement attira son attention et il leva les yeux juste à temps pour voir que l’un des marchands avait changé de place. En soi, ce ne serait pas grand-chose si l’homme ne le regardait pas maintenant avec intérêt. Zaahrian connaissait ce regard. Ce type savait. Ces gens dans la salle, ils avaient tous entendu parler de lui. Si on leur demandait, ils raconteraient probablement une version largement embellie des faits, mais l’essentiel de l’histoire serait quand même là. Zaahrian était le demi-elfe qui avait défendu Thaar. On admirait ses talents de guerrier, allant même jusqu’à lui attribuer des exploits qui précédaient sa naissance de quelques dizaines d’années. Aussi ridicule que ça puisse être, il ne cherchait pas à rectifier les faits. Les gens ne voulaient pas de la vérité, seulement de bonnes histoires à raconter et s’il ne vivait pas toujours très bien avec cette notoriété, elle lui était utile. En contrepartie, il y avait aussi des gens qui connaissaient la véritable identité du héros de Thaar, qu’il n’était pas qu’un simple mercenaire talentueux. Cet homme était de ceux-là. Ça se voyait dans ses yeux, entre la curiosité et le questionnement. Zaahrian revenait à peine d’une mission, ce n’était pas le moment. Il lui lança son regard le plus antipathique et le marchand se tassa légèrement sur sa chaise. Bien, il possédait encore un instinct de survie, mais ça ne suffit pas à le décourager entièrement. Il haussa un sourcil dans un questionnement silencieux. Zaahrian répondit à la négative d’un bref signe de la tête. Non, il n’égorgera pas quelqu’un dans cette auberge. D’ailleurs, la tenancière revenait vers lui avec un plateau chargé de douceur, mettant brusquement fin à cet échange. Il regarda le contenu et sourit.

« Avec plaisir ! »

Il prit l’un des bonbons qu’il engouffra aussitôt. C’était sucré et délicieux au point qu’il en viderait le plateau si on le laissait seul avec. Il connaissait une petite fille qui en ferait autant et se demanda s’il ne pourrait pas en prendre avec lui. Il avait promis à Aya de lui rapporter quelque chose à son retour. La jeune femme lui demanda s’il s’appelait Zaahrian comme le héros de Thaar. À sa connaissance, il était le seul à s’appeler ainsi. Il allait lui répondre, mais ce ne fut pas nécessaire. Elle arriva d’elle-même à la conclusion. Devant son embarras grandissant, il ne put réprimer son sourire même s’il sentait ses propres entrailles se tordre. Si seulement elle connaissait la vérité.

« C’est une vieille histoire, il ne faut pas y accorder trop d’importance. » Il agita la main. « Croyez-vous que ces bonbons survivraient à la route jusqu’à Thaar ? Je connais une petite fille qui aimerait certainement y goûter. » Voilà une façon de détourner la conversation. Il espérait qu’elle ne poserait pas de question, mais si elle le faisait, il lui répondrait aussi gracieusement que possible même si ça le tuait de l’intérieur.

« Oui, ils sont pour ma fille. » Il y avait beaucoup de fierté dans ces quelques mots. Chaque fois, il souriait malgré lui comme s’il ne croyait pas ce qu’il disait. « Et ces bonbons ne vont pas durer quelques mois, je peux vous le garantir. » Ils n’en auront tout simplement pas le temps.

En lui remettant le paquet, la jeune aubergiste lui demanda s’il avait un peu de temps à lui accorder. Pour la remercier de sa générosité, Zaahrian accepta. Il avait déjà une petite idée de ce qu’elle allait lui demander. Comme tous les autres, elle voulait probablement les détails scabreux. Comment l’avait-il tué ? Quels furent ces derniers mots ? Pour ces questions, ses réponses étaient déjà toutes faites. Il se préparait déjà à les répéter pour la millième fois au moins, quand la question d’Eänwen coupa promptement le fil de ses pensées. Zaahrian la regarda, complètement interdit. Il cligna des yeux une fois, deux fois, puis s’esclaffa. Il plaqua aussitôt une main sur sa bouche. Elle était visiblement embarrassée, mais il ne riait pas d’elle. Non, il riait du fait que personne ne lui avait posé cette question. Il espérait ne pas l’avoir vexé. Zaahrian réfléchit un instant. En toute honnêteté, il n’arrivait pas à se souvenir. La statue du grand marché de Thaar avait été commandée à une époque où il passait la majeure partie de son temps complètement ivre. Cette époque n’était qu’un vaste brouillard percé de quelques éclaircies. Il lui arrivait de se souvenir de détails complètement par hasard même des années plus tard.

« Je n’ai pas posé pour la statue en elle-même. L’artiste est venu chez moi et m’a dessiné… »

Oui, ça commençait à lui revenir. Il était tout seul dans cette grande maison vide, elle aussi, un cadeau pour le service rendu avec des esclaves choisit pour leur physique plutôt que leurs aptitudes. Ils avaient tous fui.

« Je me souviens, il était obsédé par mes mains. » Zaahrian les regarda, les paumes tournées vers le haut. Il possédait de grandes mains calleuses et barrées de cicatrices, mais étonnamment élégantes. « Je crois qu’il avait du mal à les dessiner. Il en a fait de nombreux croquis, mais aussi de mon visage qu’il a dessiné dans tous les angles et le reste de mon corps. Quand il a eu terminé, il est retourné à son atelier et deux mois plus tard on inaugurait la statue. » Zaahrian ne comprenait toujours pas pourquoi. Lorsqu’on lui avait soumis l’idée, il l’avait trouvé tellement ridicule qu’il avait accepté. Son ego en fut grandement flaté, mais il ne pensait pas que c’était sérieux. « Ça doit dépendre de la façon dont l’artiste travaille, mais je doute que vous ayez à poser des heures durant. Quelle torture ! » Il s’esclaffa une nouvelle fois. « J’aurais préféré qu’on m’approche pour les mêmes raisons que vous. Vous êtes ravissante. Ils veulent immortaliser votre beauté. Je suis séduisant aussi, mais ils ont plutôt fait une statue de moi parce que j’ai tué quelqu’un. Grâce à eux, personne ne va jamais l’oublier. »

Elle était un livre ouvert. Ses émotions défilaient sur son visage à la vue de tous et il suffisait que leurs regards se croisent pour qu’elle rougisse. Évidemment, Zaahrian en était flatté. Savoir que l’on plait à quelqu’un est toujours agréable et, dans ce cas, mettait un peu de soleil sur une journée passablement maussade pour l’assassin. D’ici peu, il serait de retour chez lui, mais il venait de traverser une période compliquée qui ébranla sa confiance bien plus qu’il ne l’imaginât. C’est pourquoi il choisit de ne pas s’en amuser. Ça serait facile de la taquiner, mais il préféra faire comme s’il ne voyait rien de ses joues rougies. D’un point de vue plus pragmatique, elle était la propriétaire de l’auberge et Zaahrian espérait vraiment dormir dans un bon lit cette nuit. Se faire mettre à la porte après l’avoir vexé était la dernière chose qu’il souhaitait.

Ses mains se refermèrent autour du pichet de bière alors qu’il l’écoutait. Légèrement penché vers elle, un sourire sur les lèvres, la jeune femme avait clairement toute son attention. Son expression se mua en amusement lorsqu’elle lui assura qu’il pouvait ne pas répondre à sa question.

« Les questions délicates sont les plus intéressantes. »

Certes, il avait tout entendu, mais une fois encore, Eänwen trouva le moyen de le surprendre. Il s’attendait à ce qu’elle lui demande s’il était célibataire. En général, c’était ce qui intéressait les jeunes femmes. Son sourire s’effaça et Zaahrian la regarda. Vraiment, il la fixa pendant un moment. Il n’était pas fâché. Rien chez lui ne montrait frustration ou agacement. Non, il réfléchissait. On pouvait presque voir le processus de sa réflexion sur son visage. S’il optait pour la franchise, ça pourrait se retourner contre lui. S’il mentait ouvertement, elle ne le croirait probablement pas. Elle voyait quelque chose chez lui. Pourquoi poser la question sinon. Il choisit de se coller le plus près possible à la vérité tout en omettant les détails sensibles.

« Que savez-vous des événements qui se sont produits ? »

Elle rougit. « Je euh et bien euh que vous avez défendu la ville de Thaar et par conséquent toute la sécurité du pays et que sans vous on serait peut-être dans une posture difficile. »

Zaahrian acquiesça doucement. « C’est une façon de voir les choses, une version de l’histoire. Il y en a des tas, je vous l’assure. J’ai entendu des choses absolument incroyables sur mes supposés exploits. Déjà, il n’y avait qu’un seul elfe, pas une armée et mon père est mort durant cette attaque. » Il se redressa sur sa chaise et son regard se posa sur le pichet de bière alors que repassaient dans sa mémoire les images de l’attaque. « Lors de l’attaque, je me suis joint au Guet pour arrêter l’elfe. J’ai réussi à le rattraper, mais j’étais mal préparé face à sa magie et il m’a blessé. J’ai eu les deux jambes fracturées. J’ai passé près d’une ennéade dans un temple plongé dans une sorte de sommeil magique le temps qu’on s’occupe de moi. À mon réveil, une amie m’a annoncé la nouvelle. Halandarin, mon père, avait trouvé la mort. Je ne savais pas qu’il était en ville et, en toute honnêteté, nous n’étions pas si proches. Pendant longtemps, j’ai cru que… enfin, ça n’a pas d’importance. J’étais furieux et motivé par la vengeance. J’avais précédemment perdu mon frère, je n’avais plus rien, j'étais seul. Alors, dès que j’ai été suffisamment rétabli, j’ai traqué Lœthwil avec la conviction que je n’allais pas m’en sortir. Je ne voulais pas m’en sortir, mais j’ai survécu… Non seulement j’ai survécu, je l’ai vaincu. Les choses ne vont pas toujours comme on le voudrait » Son regard revint sur la jeune femme. Zaahrian sourit, une éclaircie bienvenue après un récit plus dur qu’il ne l’avait souhaité au départ. « Les gens ont fait de moi un héros sans savoir que mes motivations étaient égoïstes au départ. Certes, je vais toujours défendre et protéger Thaar. C’est ma maison et j’aime cette ville et son imperfection, mais pour en revenir à votre question à savoir si je suis heureux de mon statut de héros… » Zaahrian ne dit rien. Il se pencha à nouveau vers elle, toujours souriant, mais avec une pointe de regret. Il la laissait à sa propre opinion. Il venait de lui donner sa version de l’histoire, celle que peu connaissait. À elle de décider s’il était heureux ou non de son statut de héros ou même s’il méritait d’être traité comme tel.

Ça n’avait jamais été son intention d’attrister la jeune femme avec ses histoires. Il regrettait d’avoir été aussi honnête, mais parler l’avait étrangement apaisé. Il comptait sur les doigts d’une main le nombre de personnes avec qui il pouvait tenir ce genre de conversation et là, il venait de s’ouvrir à une pure inconnue, une aubergiste qui plus est. Il n’y a pas pire commère que les tenanciers, tout le monde sait ça. D’ici une ennéade, tout Thaar risquait d’en avoir entendu parler. Ou peut-être pas. Il y avait quelque chose de très honnête dans le regard de la jeune femme. Elle disait vrai, elle comprenait réellement ce qu’il ressentait. Il la regarda dans les yeux et la remercia d’un sourire. Zaahrian la laissa retourner à ses occupations et il s’égara dans ses pensées sans relever le double sens dans les propos d’Eänwen.

Il se faisait tard, l’assassin voulait rejoindre sa chambre et son ardent désir de prendre un bain ne lui était finalement pas sorti de la tête. En se relevant, son genou droit craqua assez fort pour être entendu. Zaahrian grimaça. Il ne tenait pas particulièrement à donner l’impression de tomber en morceaux. Il était juste resté assis trop longtemps sur cette chaise et maintenant, tout son corps protestait, faisant maintenant du bain chaud une nécessité. D’une démarche raide, il se dirigea vers le comptoir où Eänwen comptait les recettes de la journée. Il n’y avait pratiquement plus personne dans la grande salle et ceux qui restaient ne leur prêtaient pas attention.

« Vous ne devriez pas compter ainsi votre argent. La plupart des aubergistes et des taverniers que je connais s’enferment dans une pièce verrouillée et sans fenêtre pour le faire. Certains voleurs se montrent particulièrement créatifs et tenaces bien que je ne doute aucunement de vos aptitudes à vous défendre. » Assura-t-il avec un sourire. « J’aimerais avoir ma chambre pour la nuit et je sais que ça demande du travail pour chauffer l’eau et la transporter, mais je suis prêt à ramper à vos pieds pour un bain. Notez, toutefois, que si je le fais, je ne pense pas être capable de me relever sans aide. Ce fut un très long voyage. »

Lorsque la jeune aubergiste l’amena jusqu’à sa chambre, Zaahrian dut déployer des efforts surhumains pour résister à l’envie de se vautrer sur le lit. Il salirait les draps en faisant ça. Non seulement ça embêterait la propriétaire des lieux, mais c’est lui qui dormirait dans sa crasse alors qu’il cherchait justement à s’en débarrasser. Il avait fréquenté des auberges plus luxueuses dans sa vie, mais l’ambiance ici lui plaisait. Chaleureuse, c’était sans doute la meilleure façon de la décrire. Ce n’était pas sa maison et encore moins son lit, mais il pourra dormir confortablement et récupérer en vue des derniers kilomètres qui le séparaient de Thaar et de sa fille.

« C’est parfait. Vraiment, merci pour tout. »

Zaahrian profita de l’absence d’Eänwen pour se déshabiller. Aucunement pudique, il retira avec un grand soulagement la tunique crasseuse qui lui collait à la peau. En dessous, un bandage lui aussi sale qui lui entourait le torse. Un coup d’épée qu’il n’avait pas réussi à esquiver. Une coupure, rien de plus, mais qui nécessitait d’être bandée le temps de la guérison. Naturellement, l’aubergiste revint alors qu’il était en train de le retirer avec délicatesse. En chemin, la blessure s’était rouverte et saignée, faisant adhérer le pansement. S’il ne faisait pas attention, elle saignerait de nouveau. Très concentré sur sa tâche, il ne portait plus vraiment attention à la jeune femme jusqu’à ce qu’elle vienne poser la main sur le bandage. Il se figea, un peu surpris par son audace. Certes, ce n’était pas la première fois qu’on osait le toucher, mais il ne s’y attendait pas de la part d’Eänwen. Il regarda successivement la main sur son torse et les yeux de la jeune femme. Zaahrian parut déstabilisé comme s’il ne savait pas quoi faire. L’impression ne dura qu’un bref instant avant qu’il ne se ressaisisse et sourit.

« Les gens ont l’habitude de trouver toutes sortes de prétextes pour me toucher. Je peux difficilement leur en vouloir. J’ai même déjà eu quelqu’un qui a plongé la main directement dans mon pantalon, mais il faut dire que j’étais dans un endroit où l’on peut s’attendre à ce genre de chose. » Zaahrian ne pouvait résister à l’envie de la taquiner. « Je vais prendre le bandage et je ne dis pas non pour un peu d’aide. Vos mains sont plus délicates que les miennes. Vous pourrez peut-être le retirer sans trop faire de dommage. Mais bon, une cicatrice de plus ou de moins… »