Quand Thanor me manque... | Hjolgrim & Rubis

Premier jour du mois, avant le banquet
Printemps, Bàrkios 20:XI

-Non, tu restes là !

Je peste après Tydrus, ce petit lynx que mon père m'a offert à mon Altrommi. Il a pris l'habitude de me suivre partout et c'est bien parce que j'aime sa compagnie. Il égaie mes journées et il est le seul ici à me témoigner de l'affection quand, il n'y a pas si longtemps, je baignais dans celle de mes parents -et surtout mon père-, de mes frères et de mon clan qui, malgré ses jugements, me porte un amour sincère. Mais, dans cette grande ville partiellement en ruine, je me sens bien seule parfois. Je commence à connaître quelques personnes mais beaucoup me jugent. Soit ils attendent de voir si j'ai vraiment acquis ma place au mérite, soit ils pensent que c'est une façon de placer quelqu'un qui serait inutile autrement. Je dois faire mes preuves et, maintenant que je connais mieux la bibliothèque et mes collègues, il est temps que j'investisse mon énergie dans d'autres activités. Ce soir, c'est une nouvelle fois l'occasion de me démarquer et, avec le monde qu'il y aura, je préfère ne pas emmener mon petit compagnon à quatre pattes.

Je ferme ma porte et je descends les marches qui me permettent de rejoindre la rue. Je me suis faite modérément jolie pour l'occasion. Je porte une robe bleue foncé avec une ceinture dorée et ornée de pierre assortie à ma tenue. J'ai coiffé mes cheveux en un assortiment de tresses assez féminin. Je crois que ça me met pas trop mal en valeur. Bon, mes vêtements soulignent le fait que je ne suis pas aussi corpulente que mes pairs féminins mais ce n'est pas comme si je pouvais avoir la même carrure qu'elles. Et puis, cela ne m'empêche pas d'être solide. Plus que tout le monde ici ne le croit.
Je soupire tandis qu'une pensée me traverse l'esprit. Je n'aurais pas imaginé que quitter ma ville natale serait aussi épuisant. C'était une aventure nécessaire mais je n'avais pas songé que personne ici ne me connaît et que je devrais leur montrer qui je suis... C'est vrai, si on m'avais nommée Zagazkroni à Thanor, ça se serait tellement mieux passé.

Tout en me faisant ces réflexions, j'atteins déjà le palais mais j'ai tellement fait ce chemin que je m'en rends à peine compte et je salue les gardes à l'entrée d'un hochement de tête, presque par réflexe. Alors que j'avance dans les couloirs, je finis par me reconnecter un peu sur ce qui m'entoure. Ce doit être la foule qui me fait cet effet. Il y a beaucoup plus de monde que d'habitude et c'est un peu normal à vrai dire. Je crois reconnaître certains visages (être la fille de Glumtol Barbe-de-fer m'a offert l'opportunité de croiser des grands noms de notre peuple) mais je me contente de la saluer d'un sourire et d'un hochement de tête. J'aurais l'occasion de discuter avec eux plus tard dans la soirée. Là, il faut plutôt que je rejoigne Harald pour prendre mon poste à ses côtés. Bon, je me contente de rester dans un coin à observer pour simplement assister aux grands évènements de sa vie mais, pour ça, il faut quand même que je me trouve à proximité. Quoi que, je me demande où je serais placée pour le banquet, tiens...

La claque que je me prends dans le dos est assez violente pour le couper le souffle un bref instant tout en manquant de me faire tomber. Je me rattrape, évidemment, mais j'avoue que je ne m'attendais pas à une telle agression. Cependant, alors que j'accuse le coup, la voix que j'entends me faire vite oublier tout ça et j'écarquille des yeux ronds avant de me retourner vers le Thane. Un sourire se dessine très vite sur mes lèvres. Moi qui avait le mal du pays il y a une seconde encore...
Enfin, ce retour aux racines est plutôt douloureux et je sens encore l'empreinte de la main sur mon omoplate. Je me redresse et je fais tourner un peu mon épaule pour tenter de le faire passer et garder la tête haute malgré la honte que l'homologue de mon père est en train de me mettre mais je suis si contente de voir un visage connu. Le visage de quelqu'un qui sait qui je suis, non pas seulement de nom... Même si nous ne sommes pas très proches, il connaît mon histoire et me juge sans doute moins que les personnes qui m'entourent en cet instant.

-Hjolgrim ! Je suis contente de te voir ! Je ne savais pas que tu venais au banquet d'aujourd'hui.

Je ne cache pas ma liesse et mon enthousiasme, même si je suis moins expansive que lui. Si les dawis qui se tiennent à proximité peuvent m'entendre, ce n'est pas le cas de ceux qui sont à l'autre bout du couloir. Contrairement à lui...

-Moque-toi mais je suis sûre que mes prestations à la taverne te manquent, ne serait-ce qu'un peu !

Je plaisante mais en fait je n'en sais rien du tout. Et les Nains sont si francs qu'il pourrait me balancer dans les gencives qu'il n'avait même pas remarqué mon absence, ou même ma présence pendant ses soirées avinées. Mais je suis une tresse et je l'encaisserai avec le sourire, même si ça me ramènerait à ma totale inutilité aux yeux de nombre de membres de notre peuple.
Dans le cas contraire, j'avoue que je serai un peu touchée quand même ! Mais je ne vais pas me faire de faux espoirs maintenant, ils ont trop souvent été déçus dans mon cas...

-Qu'est-ce qui t'amène à Kirgan ?

Je lâche un faux rire jaune à sa plaisanterie sur mon absence. Je manque sans doute à mon clan et à ceux qui écoutaient mes histoires mais, à lui, je suis loin d'en être certaine. Déjà parce qu'on ne se fréquentait pas vraiment et puis parce qu'il porte sans doute plus attention à sa bière qu'au ménestrel de la taverne. Comme nombre de dawis... Alors je ne peux pas vraiment lui en vouloir. Même quand j'ai fait mon spectacle ici la dernière fois, tout le monde ne m'écoutait pas et c'était difficile de garder l'attention de mon auditoire malgré les quelques éclats de voix de perçaient la salle de temps à autres.

Hjolgrim me retourne finalement la question mais ne me laisse pas le temps de répondre qu'il bifurque déjà sur mon père. Ouais, lui non plus ne veut pas entendre parler de mon travail... Il n'y a qu'à papa qui me prête une oreille parfaitement attentive. Je vais donc nous épargner le dérangement pour lui et la déception pour moi en passant directement à ce qui l'intéresse : la situation de son copain de beuverie.

-A ma connaissance, il n'est pas là. J'ai bien peur que nous soyons les deux seuls représentants de Thanor, même si, dans mon cas, je ne suis pas là pour ça.

Pareil. Je ne vais pas l'ennuyer avec ça. Il n'est pas de notoriété publique -pour l'instant en tout cas- que j'ai décidé de me consacrer à la rédaction de la saga d'Harald mais cela ne ferait sans doute pas la moindre différence aux yeux de Hjolgrim. Le fond reste le même : une plume, de l'encre, du papier et des mots... Pas le moindre intérêt pour lui.

-D'ailleurs, je devrais peut-être rentrer, prendre ma place près du Roi. Contrairement à certains, je ne suis pas ici pour m'amuser !

Je lui lance un petit regard accusateur et amusé. Il aura sans doute des petites affaires à mener de son côté aussi mais ça ne l'empêchera pas de boire comme un trou et de manger autant qu'il le peut en fin de compte. Moi, je vais éviter la boisson cette fois... D'ailleurs, j'espère que le type de la dernière fois n'est pas là...

Mais pourquoi il faut que je repense à ça maintenant, moi ?!

Affalé contre son mur convenant davantage à un rêveur de fond de choppe qu'a un thane quelconque, il ne releva pas vraiment le rire jaune de sa jeune interlocutrice, ne comprenant qu'un rire comme un autre. Sans doute ne la connaissait-il pas assez afin de pouvoir lire en elle comme dans un livre ouvert - ce qui serait un comble pour une bibliothécaire - mais il savait néanmoins reconnaître un minimum quand quelque chose ne tournait pas tout à fait rond avec les plus jeunes, sans doute car il passait son temps à en tartuffier quelques uns.

C'est principalement le fait qu'elle insiste sur le sérieux de sa présence à deux reprises qu'il suppose qu'elle a peut être l'envie d'en discuter ; car lui, ne savait absolument pas pourquoi elle était présente à Kirgan en cette heure, même si il se doutait ou était sa destination, car elle n'était guère occultée.

- Avec ton animal d'compagnie, dit-il alors sans détour, c'la pourrait bien faire trois r'présentants de Thanor.

Le fait qu'un gros chat soit vu ci et là n'était guère une information qui pouvait échapper à la folie d'un peuple fermé et communautaire. Sans doute pouvait-on se cacher de certaines choses, mais pas des plus originales.

La petite remarque sur son non-amusement ainsi que la pique qui lui était destinée le fît sourire, et quand bien même il aurait répondu par l'identique à un dawi de son clan, il avait tout de même un peu de tact. Hjolgrim parlait fort, parlait vrai, n'était pas très intelligent, mais n'était pas non plus totalement insensible au social ; il en fallait quand on parlait à son niveau.

- Une journée ou tu t'amuses pas à faire c'que t'fais est une journée d'perdue, rétorqua t-il en prenant des mains une choppe qui était tendue par le fils de Varnök, qui passait non loin de là les mains remplies de boissons qui disparaissaient d'ailleurs au moment ou il franchit plus loin, la porte d'une des salles.

Il déposa la choppe sur un meuble dans un bruit sourd après en avoir bu une gorgée.

- Si c'sont pas des affaires confidentielles relatives au clan, t'vas conter alors ? demanda t-il, j'ai une bien belle histoire pour toi, cel'd'la chute dans l'escalier du cadet de Varnök ! T'auras pas b'soin de tous les savants musiciens, il jouera le tempo avec son fessard, s'exclama t-il en riant à gorge déployée.

Une choppe vola non loin de lui en  signe de désapprobation et se fracassa sur le mur. Hjolgrim leva les bras en l'air, feignant l'incompréhension alors que son visage Rubicon parfaitement amusé affichait un large sourire.

- JE TE PRENDS A LA TAILLE QUAND T'VEUX COGNE-FESSE ! rétorqua t-il en tapant du poing sur son torse tout en fixant dans sa direction.

L'un des nains à l'origine du début des hostilités leva le bras par dessus la tête, notifiant clairement au thane d'aller se tailler un roc, alors qu'un vif échange s'ensuivit et des railleries commencèrent à fuser à droite et à gauche, sans grandes gravités. Un jeu plus qu'une dispute.

-Bien essayé mais j'ai laissé Tydrus chez moi. Il est encore jeune et indiscipliné, il n'aurait fait que des bêtises et ce soir je peux pas passer mon temps à lui courir après à ce fripon !

C'est vrai que Hjolgrim était à mon anniversaire. Parce que, vu que je suis partie seulement quelques jours plus tard, ce n'est pas ancré dans la tête de tout le monde que j'ai un animal de compagnie. Bon, ça n'aurait choqué personne là-bas... C'est clair pour tout le monde que je suis une excentrique alors un peu plus, un peu moins...
Je suis presque surprise par la phrase de mon confrère thanorite. Elle sonne vraiment comme un conseil et ce serait bien la première fois que je le verrais attentif et attentionné. Est-ce que j'aurais vraiment trouvé une oreille pour m'écouter ? J'en sais rien et j'essaie de lui répondre normalement mais je sens bien que je ne vais pas tenir.

-C'est pas ça. J'aime ce que je fais, c'est juste... Je me libère finalement d'un soupir d'abandon. J'y arriverai manifestement pas à faire comme si ce n'était rien. Il est rare que je me départisse de mon sourire mais là, il se fait moins franc que d'habitude. A Thanor, je connaissais tout le monde et tout le monde me connaissait. Ça n'empêchait pas qu'on me jugeait un peu mais j'en avais rien à faire parce que c'était rien et que de toute façon j'avais ma famille et mes amis à mes côtés. Ici, on me juge beaucoup plus et j'ai... Tydrus pour me rendre chèvre.

Je conclue avec une pointe d'humour et un air espiègle qui cache ce que je ressens vraiment. Encore une fois, je donne l'impression que j'encaisse, même face à cette adversité nouvelle. Et c'est vrai, j'encaisse mais, ce soir, j'aurais bien envie de souffler un peu dans cette lutte perpétuelle. Je réalise à quel point tout était tellement plus facile en tant que fille de Glumtol et de Thanor. Je donne juste l'impression que ça ne m'atteint pas, alors qu'en vrai... C'est comme quand on nous a sorti de cet éboulement avec le gamin que j'ai protégé, pendant l'Ire. J'étais couverte de bleus et d'entailles pourtant je riais... mais c'était l'expression de mon soulagement surtout... Parce que, on va pas se mentir, passer des heures dans le noir sous des tonnes de pierre sans savoir si on va réussir à s'en sortir, c'était pas l'expérience la plus jouasse de mon existence !

Hjolgrim perd vite ce petit sérieux qu'il m'a montré et s'ensuit une dispute bien naine. Alors je croise les bras pour les observer, posant néanmoins mon menton dans le creux de ma main. Je les regarde faire, un sourire en coin. Pour la première fois depuis longtemps, je n'ai pas l'impression d'être une étrangère. C'est peut-être parce que tous ceux qui m'entourent viennent de chez moi et savent qui je suis... Qui je suis vraiment. Pas une scribouillarde, pas une moins que rien, pas une pétocharde... Au fond, je suis bien une Dawi mais mon intérêt se porte sur le savoir et les récits au lieu des haches et des lingots. Je ne rentre pas dans les cases classiques et c'est pour ça qu'on me rejette. Je sais que je dois faire mes preuves et je m'y emploie chaque jour mais c'est un processus très long. Mais là, juste pour quelques minutes, je veux oublier tout ça et profiter de ce bref instant de répit. Tout en esquivant les lancés de chopines !

J'esquisse un sourire. Je ne suis pas surprise qu'il ne comprenne pas ma position ni mon choix. J'ai décidé il y a longtemps que je ne serais pas en première ligne de mes récits mais la voix qui conterait les récits des autres. C'est un fonctionnement inhabituel pour les miens. Tous veulent être le plus grand... Le plus grand guerrier, le plus grand Thane, le plus grand forgeron... Mais, la plus grande écrivain... "Pourquoi faire ?" se demandent-ils tous.

-Si je voulais être une héroïne, je manierai la hache et non la plume. J'ai choisi de laisser mon empreinte en inscrivant mon nom sur la couverture de quelques ouvrages qui perpétueront autant mon nom que ceux dont parlent mes histoires. C'est ce pour quoi je suis faite.

Est-ce qu'il peut le comprendre ? Une part de moi l'espère. Cette part qui en a assez d'être seule... Seule contre tous. Je m'y fais d'habitude mais, aujourd'hui, je suis moralement épuisée et je ne serais pas contre un peu de soutien. Enfin, c'est peut-être un peu trop lui demander, à lui...
Finalement, j'étire un sourire espiègle.

-Et puis, qui voudrait d'une gringalette pour protéger ses fesses ?!

Autant en rire vu que je ne peux rien y faire. Je suis petite et mince. J'ai les traits fins et des mains que d'aucun dirait fragiles. Je n'ai rien d'attrayant et je ne donne certainement pas confiance pour protéger qui que ce soit. Je sais me battre pourtant et j'ai une belle cicatrice qui date de mon Kumenouth pour le prouver. Bon, ça montre surtout que j'ai failli me faire bouffer par un gobelin mais je m'en suis défaite toute seule avant de le traîner derrière moi jusqu'à la sortie de la mine. Je n'ai jamais compris pourquoi j'avais pris la peine de le ramener d'ailleurs...

-Tu crois vraiment que je passe mon temps enfermée entre quatre murs, pas vrai ?! Eh bien figure-toi que j'étais à la rencontre des Rois le mois dernier. Et j'attends de voir ce qui va se dire aujourd'hui pour savoir où je serais dans quelques ennéades. Et ma mission sera de consigner tout ça. Ca risque d'être passionnant. Tu prévois d'en être ?

Khazalid: