L'avis du troisième [Hjolgrim]

Le matin, Hjolgrim était d'une humeur plutôt maussade. Certains dawi étaient bienveillants dès l'aube, lui n'était jamais très bienveillant mais acceptable l'après-midi ou en fin de journée. Cette information connue, il n'était absolument pas étonnant d'entendre un vacarme d'une ampleur considérable à l'étage. Des cris, des insultes et des bruits secs, qu'on devinerait être des choppes jetées, des lits retournés ou encore des corps qui tombent au sol.

Ce n'était jamais bien grave, mais il arrivait parfois que de fieffés gredins de son clan s'amusaient à le réveiller de façons plus ou moins incongrues. Il y'a de cela une année, ils avaient décidé de mettre de la poudre de granite à la place de quelques condiments dans son déjeuner. La scène que cela avait créé était restée dans les mémoires de Thanor comme le jour ou Hjolgrim avait dû être arrêté par la garde pour tapage.

L'ambiance de la matinée n'était pas aussi grave que l'on puisse faire appel à la garde, mais était tout de même inhabituelle dans les murs de Kirgan. Un dawi d'un certain poids venait d'ailleurs de chuter du haut des escaliers, sans doute bousculé par un autre, avant que son casque ne se heurte dans un bruit sourd contre la rambarde qui venait de le rattraper d'une chute d'un mètre de plus.

- Par ma barbe, lança t-il avant de se relever.

Une porte vient de s'ouvrir a l'étage, laissant échapper une bribe de la raison de tout ce vacarme.

- WANWANAZ ? QUI T'AS NOURRI ?

Le lanceur ne fût guère identifié, mais une chopine vint s'éclater tout juste a côté de la tête du dawi ayant précédemment chuté dans les escaliers, cette dernière semble vide, son contenant quant à lui, n'a nul doute fini dans la gargante sans fond d'un fils du clan Brokkgog.

Au bout de quasiment une minute d'échange d'insultes, la conversation se calma et aussi rapidement qu'elle avait disparue, la sanité sembla reprendre le dessus et un échange tout à fait normal s'ensuivit, sans que l'on en entende les tenants et les aboutissants, mais l'on comprenait bien que l'histoire était réglée, si ce n'était pour le nain qui remontait péniblement les marches dans l'indifférence générale ; il avait pris pour les autres, une vision commune quand on voulait s'interposer.

Ce n'est qu'une demi-heure plus tard que Hjolgrim descendit finalement les marches de sa chambre, parfaitement présentable pour les différents évènements à venir. Il était seul. Difficile de savoir s'il n'avait pas vu Braähm ou s'il était braqué de par ses positions, mais il s'installa à quelques pas de lui.

Hjolgrim resta un temps silencieux, ne répondait pas immédiatement aux salutations de Braähm, car il attendait la raison de sa venue vers lui, et il ne faisait aucun doute au vu de la missive qu'il avait reçu, que le plaignant allait tenter de soudoyer - ou d'influencer - les différents partis. Sans doute ne fallait-il pas se tromper, car si le thane n'avait guère pris parti dans la montagne, n'était pas par sa neutralité relative mais par le fait qu'il n'était le juge des croyances de personne tant que celles-ci n'étaient guère imposées aux autres par la force ; il n'avait alors, pas souhaité prendre part entre une connaissance et sa façon de voir les choses.

Cependant aujourd'hui en ce glorieux jour de bagarre de taverne, comme il y'en eu d'ailleurs d'innombrables avant, le mineur n'avait guère envie de plaisanter. Son humeur est pour le moins maussade depuis quelques temps, et s'il avait donné des coups il en avait aussi reçu. Les discussions autours de cette affaire avaient mené bon train dans son clan et a juste titre, mais mettre le sujet sur la table était déjà une injure a une bonne partie de sa grande famille ; pourtant il l'avait bien fallu afin de récolter la sagesse des plus âgés, cette dernière étant accompagnée de la fougue des plus jeunes ; Hjolgrim n'était pas un ancien, mais il n'était guère non plus le jeune dawi insouciant sans réflexion.

- Baruk, Braähm.

Aucun titre honorifique quel qu'il soit n'avait été prononcé, car si le premier parlait au Thane, ce dernier parlait au dawi en face de lui, aussi noble aurait-il pu être. Hjolgrim n'avait aucun repas devant lui, mais une bière qu'il récupéra à la volée sur un plateau. Pour tenir le discours qu'il allait tenir, sans doute fallait-il être bien éméché même pour un nain du Zagazorn.


- Moi j'rien vu, lâcha t-il alors, y'a une montagne d'feu, mais rien m'dit qu'elle était pas là avant, et rien m'dit qu'c'est pas la continuité d'la colère du père ; rien m'dit non plus qu'ça annonce pas encore d'autres catastrophes, ni même que c'pas l'œuvre du fils qui s'est interposé pour nous grâce a nos prières.

Il tira une moue, regardant sa bière comme si il en avait déjà marre de l'engloutir, tel un amant lassé des emprises charmantes d'une maîtresse trop insistante.

- Tout l'monde a perdu des proches, des frères, des membres d'son clan, des géniteurs, ptet même une descendance. Compt' pas sur moi pour aller brailler dans tout Thanor qu'finalement parce que le clan Main-Ferme a eu les foies, il faudrait qu'chacun oublie sa rancune et qu'on s'dise tous que nos morts sont morts pour rien.

Hjolgrim prit une grande gorgée de son ale, sans sourciller. Il y'en avait d'ailleurs plus a coté que dans son gosier.

- On a prié l'père, y'nous a tout donné pis on l'a vénéré, tout ça pour se voir accablés de sa colère injustement, et maint'nant qu'on aurait valorisé l'fils qui s'est interposé, faudrait qu'on s'mette à genoux parce qu'il menace encore ? Moi rien m'dit qu'il ne nous aurait pas menacé quand bien même on aurait continué d'le vénérer, après tout il nous a tout enlevé une première fois.

D'un second mouvement, il termina sa chopine et comme si cette dernière était de trop, il la rabaissa violemment sur la grande table, faisant bouger plats et couverts dans un fracas sourd.

- T'veux qu'j'te dise ce qu'j'pense entre quatre yeux ? demanda t-il d'une voix extrêmement basse pour lui comme si il cherchait à ne pas afficher Braähm devant d'autres, j'pense que l'père est un trousse pet, j'pense qu'il a compris qu'on faisait aussi bien sans lui pis qu'on avançait. Il a compris qu'j'avais un plan à soumettre pour relancer une production de minerai plus pur pis qu'on allait améliorer les grandes routes commerciales pis l'port de Thanor avec c'savoir.

Le Thane ne bougeait plus vraiment, le regard perdu sur un des bancs en face l'espace d'un instant.

- Pis j'pense que c'pour ça qu'il veut r'frapper, parce qu'il a pas réussi à nous avoir l'première fois. Faudrait qu'j'aille expliquer qu'on doive le prier ? T'sais ce que ca veut dire que d'prier et d's'agenouiller d'vant quelqu'un qui t'menace ?

Ses yeux s'ouvrirent aussi grand qu'ils purent, avant qu'ils ne se retournent en direction de Braähm.

- Ca s'appelle être un trousse-pet pis un longue jambe d'la prairie du nord, ou encore un forniqueur des bois, j'pense que quelqu'un qui f'rait ça pour ces raisons là il aurait pas d'honneur, et qu'il irait bien d'paire avec le père.

Pour faire clair, il avait plus de respect envers ceux qui n'avaient jamais abandonné le père, sans doute car ils avaient une vision différente ou bien un avis divergeant, mais il n'estimait nullement ceux qui sautaient dans l'ascenseur en le voyant monter afin de se donner bonne conscience. Quand on prenait une décision, on s'y tenait jusqu'au bout, telle était le poids de la parole donnée et des actes prouvés.

- Pis si ces p'tites magouilles parviennent à évincer Harald, on s'tirera dans les montagnes pis vous prierez comme des chiffe molle seuls. V'zirez miner d'la neige sans nous.

A défaut d'avoir tourné autours du pot, la messe était dite.

Hjolgrim l'écouta sans aucune interruption du début jusqu'à la fin ; plusieurs micro réactions de contrariété avaient pu être constatées, notamment dès lors qu'il montra son désaccord avec le Roi, mais aussi quand il parla du père et du fils.

- J'suis pas énervé, j'suis déçu. Laiss'moi r'fléchir.

Le moulinet ne tournait guère bien vite mais il tentait de tourner avec répartie. Si le dawi avait demandé un instant pour réfléchir, c'était que quelque chose le dérangeait dans le discours de son interlocuteur mais il n'arrivait pas tout à fait a mettre le doigt dessus.

- T'sais, j'suis pas un fervent prêcheur, mes journées sont remplies d'travail et d'disputes, après on est d'accord pour dire que seul le père aurait pu nous punir ainsi, ou alors ce serait avouer qu'il aurait laissé quelqu'un d'autre nous faire du mal, pis ca t'arracherait la barbe de t'imaginer qu'il est plus faible qu'un autre, parce que tout l'monde sait qu's'il intervient il fait c'qu'il veut pis qu'il aurait pu nous protéger.


Le Thane tapota sa choppe sur le bois de la table, perdu dans une réflexion profonde alors qu'il continua.

- Pis ca, ca laisse deux options, soit la première c'est qu'il ait voulu nous éradiquer et qu'on nous a protégé pis c'est c'que j'crois. Soit la s'conde c'est qu'un autre ait voulu nous éradiquer et qu'ce soit lui qui nous ait protégé mais c'pas possible et tu l'sais. Parce qu's'il avait fauté, en tant qu'père il se s'rait fait pardonner pis j'vois pas de pardon mais que de la souffrance. Moi j'pense que rien s'est arrêté, la Longue-Nuit c'tait le point de d'départ pis depuis qu'notre peuple s'est fracturé, qu'certains ont perdu la tête, on n'arrête pas d'continuer à perdre des frères, il nous r'garde souffrir, y s'arrête pas, y nous a privé d'tout pis on a toujours rien qu'des morts pis on a toujours pas c'qu'on avait avant.


Pendant un bref instant, il leva les sourcils en guise de déception notoire.

- Il nous a créé comme t'dis, on lui devait tout, pis il connait ses enfants, il sait qu'nous autre on est têtus pis qu'on a la rancune facile, pis tu m'dit qu'il aurait fait tout ca pour nous punir en espérant qu'on puisse comprendre ? Moi j'crois pas. Je mettrai pas un coup d'tête à un bélier du Zagazorn pour l'dresser, il était pas obligé d'être aussi destructeur ni de continuer à l'être. Qu'avaient bien fait nos proches pour mériter d'être détruits comme s'ils avaient tué père et mère ? Z'avaient rien fait qu'leur travail, pis z'ont fait d'mal a personne.


Il haussa les épaules mollement, au final il ne semblait ne pas en avoir grand chose à faire dans le fond.

- Quand on m'frappe j'me défend, pis le père le sait très bien alors il d'vait s'y attendre, partant d'ce principe c'est normal que d'protéger les siens contre sa colère. Tu peux pas t'nir tête au père seul, pour se faire faut qu'le fils intercède entre notre faveur pis qu'il le secoue, ou bien qu'le père nous fasse un signe clair ou nous explique pourquoi il a fait ça, pis moi j'vois pas d'explication mais qu'des morts.


Son index se leva lentement avant de désigner l'air, il cherche vraissemblablement a rajouter quelque chose ou pense avoir compris le noeud du problème, après cette longue tirade qui ressemblait presque à une réflexion à voix haute.

- Toi ton problème j'pense, c'est qu'comme tu veux pas t'en r'mettre au fils parce que t'y crois pas, ben tu t'retrouves tout seul face au père pis t'arrives pas à comprendre nous autre alors t'as les foies, mais faut qu'tu saches que si tu t'en remet pas au fils, tu pourras pas t'nir tête au père. D'ailleurs c'drôle, parce que tu l'a très bien compris r'garde, tu t'en r'met à l'Althinkalan pour t'nir tête au Roi.


Il souffla du nez bruyamment avant de reposer sa main sur la table.

- T'fais la même chose que nous au final, sauf qu'tu crois plus en la politique qu'au fils, mais d'tous les dawis sur la montagnes, beaucoup étaient effondrés et moi l'premier, d'autres perdus, mais d'aucun n'a eu les j'tons devant l'oeuvre face à nous, tout simplement parce qu'on a toujours tout fait d'nous même depuis la Longue-Nuit pis qu'on arrive à se rel'ver. Pis si l'père décide de m'punir, ben qu'il le fasse, mais moi je m'me mettrai pas à genoux devant son injustice. L'fils à un pouvoir, tout simplement parce qu'on est encore en vie. Si l'père avait été seul maître, il nous aurait détruit dès lors que son peuple s'est détourné d'lui.

Cette tirade était bien trop longue pour lui, il n'était pas habitué ni a parler autant, ni à réfléchir autant. C'est pour cette raison qu'il poussa légèrement sa choppe en face de lui, il n'allait pas tarder à se lever, sans doute après ce dernier échange de part et d'autre. Discuter ainsi ne menait pas à grand chose au fond.

Hjolgrim tira une moue palpable, semblant considérer les arguments de Braähm, l'écoutant de bout en bout sans trop l'interrompre. Il laissa quelques secondes de silence, puis soupira longuement.

- Peu importe les théories, c'que ca prouve c'est qu'chacun a vu quel'qu'chose d'différent sur cette montagne, on a tous eu au final not' propre interprétation et au fond la mienne n'vaut ptet pas mieux qu'la tienne.

Cela avait été quelque chose d'assez palpable quand ils furent la haut, certains s'étaient effondrés, d'autres énervés, d'autres furent apeurés. Personne n'avait pour autant partagé le fond de sa pensée avec les autres, même si des discussions avaient eu lieu.

- Mais quand bien même ta vision s'rait juste pis qu'la mienne s'rait fausse, j'tente pas d'l'imposer à tout l'Zagazorn, dans l'sens ou c'est pas à moi d'trancher. La seule chose qu'j'peux t'dire c'est que j'soutiens pas ta vision, mais d'un autre côté je lèv'rai pas la main sur quelqu'un qu'a traversé autant d'épreuves qu'nous autres dans cette montagne pis qui s'est battu.

Il haussa les épaules.

- T'auras pas mon soutiens mais pas non plus mon ire, j'peux pas non plus montrer de sympathie publique à c'que tu dis pour pas assombrir la mémoire des morts ou de ceux qui leur ont survécu.

Hjolgrim ne comprenait pas vraiment qu'on puisse creuser autant de théories à la suite, car au final même si le dawi avait sa propre interprétation des choses, elle ne regardait que lui et n'en faisait pas du prosélytisme.

- C'pas mon dû, c'est ce qui nous r'vient de plein droit pour restaurer l'honneur de ceux qui sont tombés, j'peux au moins faire ça au nom d'ceux qu'on a ramené les corps pis qui croyaient à la reconquête de not' montagne.

Il hésita un court instant encore avant de remplir sa choppe, histoire de ne pas continuer sur le sujet qui les divisait, il choisit ainsi quelque chose de neutre pour trinquer.

- A nos aïeux, puissent-ils rester fiers dans le chemin que nous pensons juste. Pis à la montagne.