[Au large des côtes] Bord à bord (Eylohr)

Awa siffle d’admiration face à la cassette de souverains sonnants et trébuchants, elle en referme le couvercle et soulage le marchand ventripotent de cette dernière avec un sourire s’étirant jusqu’aux oreilles.

- Dites, on vous a jamais dit que partir avec une fortune pareille sans aucune escorte, ça n’avait rien d’une bonne idée ?

- Je m’estonne que non. Voyez, ma demoiselle, je desbute dans l’art du négoce. N’est-il point là mon prime périple ? Je l’avoue platement.

- Vous parlez sacrément fleuri, mon ami. Répond la pirate en plissant les yeux de perplexité. Enfin, si c’est votre premier voyage... On va pas être chiens non plus. Awa tourne la tête vers ses hommes occupés à récupérer tonneaux et caisses des mains de l’équipage du cogue. Laissez le métal et le tissu, mais embarquez le pinard quand même ! Et puis laissez-leur à peu près trois jours de flotte et de nourriture. Elle revient au marchand alors qu’ils avancent tous deux en direction du bastingage. C’est comment votre nom déjà ?

- Alfi de Vauplane ma demoiselle. Que j’estois pendu si je m’égare, je crois pourtant mes esgourdes restées sourdes au votre.

- Awa. Juste Awa. Elle met la cassette entre les mains de l’un de ses hommes qui repart aussitôt sur le pont de leur navire. Votre parler est vraiment étrange, et puis... Avec vos manières, je vous jure qu’à Thaar, ils vont essayer de vous voler dans les plumes.

- Estimez-vous qu’il me faille rebrousser chemin alors que j’estois si proche de ma destination ?

- Non, pas forcément. Mais il vous faut des gros bras, des durs qui feront peur à votre place et pour vous garder en un seul morceau. Le capitaine tapote son menton de l’index d’une main tandis qu’elle saisit un cordage de l’autre. Mouillez à Naélis et vendez assez de métal pour recruter des mercenaires. Ça vous évitera les mauvaises surprises.

La sang-mêlé se hisse sur le bastingage et saisit la corde à deux mains avant de se balancer jusque sur le pont de son navire. Elle ordonne aux hommes de libérer le cogue des grappins et tandis que s'éloignent les deux bâtiments, elle agite la main à l’intention du marchand.

- Faites attention à vous Alfi de Vauplane ! À une prochaine fois !

- Loin de moi l’idée de vous offusquer ma demoiselle, mais j’espère ne jamais vous revoir ! Je vous fais mes adieux !

- C’est de bonne guerre ! Répond la pirate en éclatant de rire.

Le capitaine s’en retourne à la barre, alors qu’on déferle une partie des voiles sur son ordre. Elle joue de la barre et fait pivoter le bateau, proue en direction du Sud. Le cogue quant à lui, continue sa route, mais désormais son cap n’est autre que la cité portuaire de Naélis.

- Ça me rappelle la grande époque.

- Ça tu l’as dit, Francis. Et même mieux encore. Je n’en reviens pas… Souffle-t-elle dans un large sourire en caressant la barre. J’espère qu’on aura rapidement des nouvelles des autres.

- D’ici deux ennéades, ils devraient être à Naélis. Avec un peu de chance, ils auront une piste.

- Je l’espère de tout cœur. On ne peut pas laisser filer un taquier aussi talentueux. Imagine des navires ce genre-là à Méca. Rapides, manœuvrables, une capacité de charge acceptable… Il faut qu’on mette la main sur ces plans.

Awa lève les yeux vers le pavillon flottant au vent. Voilà trop longtemps qu’elle n’a pas eu le plaisir de le voir resplendir ainsi. Son pavillon. Celui qu’elle arbore fièrement depuis plus d’un siècle, de Méca jusqu’aux côtes vaanies et qui a toujours fait et fera toujours trembler les marchands de chair.

- T’as décidé d’un nom au fait ?

- Aye. Le Fortuné. Dit-elle avec un brin de fierté au fond des yeux.

- Parce que tu nous vois devenir riche dans un avenir proche ? Raille le quartier-maître dans un rire accompagné de son habituelle quinte de toux.

- Mais non ! Comme le p’tit machin qui vit dans les rivières ! Proteste Awa avec un air boudeur. L'amphibien là !

- Je vois pas.

- Bon et bien... Crotte. Je t’en montrerai quand sera à terre un de ces jours.

- Navire en vue par l’arrière ! Il vient vers nous ! Hurle la vigie en désignant la direction de la main. Pavillon noir !

Le capitaine se tourne vers l’arrière et porte sa main au-dessus de ses yeux, tentant d’observer le bâtiment fendant la houle dans leur direction. Awa s’en retourne jouer de la barre et fait tourner le navire, prenant la direction du navire pirate en approche.

- On va prendre ce vent ! Et tenez-vous prêt à déferler toutes les voiles ! Navigateur à la barre !

Descendant les marches, Awa rajuste machinalement son tricorne et approche de la caisse de pierre. Convoquant les Courants, sa main enveloppée de flammes se saisit de l’une de ces rocailles. Son regard déterminé, mais néanmoins curieux, se porte sur la caraque.

Voilà maintenant deux ennéades que l’Abyssale et son équipage avaient réussis à quitter la sécurité de Méca et dépasser les dangereuses côtes du Soltaar pour rejoindre le terrain de chasse favori d’Eyloh : les côtes allant du Langehack à Naélis. Deux ennéades qu’ils voguaient sur ces eaux calmes… Très calmes… Trop calmes…

Trop. Pour Eylohr le fougueux et ses hommes et femmes d’équipages. Trop de calme, pour celui qui avait renversé le précédent capitaine de ce navire qui portait alors un autre nom à cette époque, en promettant aventures, combats, pillages et voyages. Les voyages étaient toujours an rendez-vous ces derniers temps, car voguer aussi loin vers Thaar demandait de s’approcher à la fois de l’île au dragon bleu et des côtes de Solatariel, Sybrondril et Ydril, endroits devenus véritablement dangereux ces derniers mois. Mais pour le reste…

« Alors ?! » Commença l’un des hommes de l’équipage. « On n’va quand même pas rester au large sans rien s’mettre sous la dent ?! C’est qu’la prochaine fois qu’j’reviens à terre, j’ai d’trucs à payer quoi ! »

Ah bon ?! Commenta un second, large sourire aux lèvres, sentant déjà venir la moquerie. Comme quoi ? Toutes ces jolies filles qu’tu t’envoies à longueur d’nuitées en leur promettant d’revenir payer tes dettes ?! Ha ! Elle est bien bonne !

L’hilarité s’éleva alors du pont comme une clameur entendue. L’ambiance était au beau fixe, contrairement à ce que certains pouvaient penser. Mais l’inactivité des derniers jours avait tout de même entamé certains nerfs, sans doute ceux des plus enthousiastes et des moins patients. Mais la vie sur un navire était suffisamment rythmée pour que l’ennui ne soit ni trop long, ni trop récurrent… A moins qu’un ou deux tirs aux flancs n’en viennent à se plaindre un peu trop, puisque le temps, ils l’avaient. Il devenait alors aisé pour les maîtres d’équipages et officiers du navire de les repérer, et, si besoin, d’en faire quelques exemples de discipline.

Dans la cabine du capitaine, un homme était penché sur des plans et des cartes nautiques. Le crâne rasé, une simple tenue de cuir sur son dos, bardée de lames en tout genre et des outils disposés çà et là sur la table de bois, l’homme semblait se creuser le ciboulot. Un petit peu. Beaucoup, sans doute. Suffisamment pour qu’il n’entende point – ou ne puisse faire attention – au bruit qui se fit doucement entendre dans son dos alors que s’élevait d’un coin de la pièce, une silhouette inquiétante. Des boucles chutant en cascade alors que la silhouette sombre se dresse, avançant doucement, sans bruit, vers cet homme qui ne semble point voir venir le danger. Puis, soudainement, la marche s’accélère ! La silhouette fait un bond en avant, attrape une lame cachée non loin de là, place une main libre devant les mires ainsi occultées du lecteur attentif et le fil de la lame au son cristallin contre sa gorge. S’en est fini de l’homme, tandis que la vie s’apprêtait à le quitter.

« Ha ! » Dit alors la voix rieuse. « T’es mort ! » Redit-elle, écartant doucement la lame et la pogne, libérant tour à tour la gorge et les yeux de cet homme qui demeure impassible. « T’as perdu tes réflexes… Cap’tain ! »

« Hum… » Grommela alors l’homme, sans réellement détourner son visage de ses cartes. Son faciès fermé et ses traits inquiétants dissuaderaient pourtant n’importe qui de réitérer telle expérience. Mais la femme ne s’arrêterait point pour si peu.

« Rha ! » Râle-t-elle, saisissant alors du bout de ses dents l’angle supérieur du lobe de l’oreille droite du grognon. « T’es pire qu’un ours ! Et y’en a pas sur les eaux ! C’pas le requin qu’on aurait dû t’appeler, mais l’Ours Grognon ! » Renchérit-elle.

« Tu vas m’les briser longtemps comme ça Ari ? » Demanda alors Eylohr, la voix rauque et grondante.

« J’peux bien t’les briser d’temps en temps vu c’que j’fais pour les entret’nir ! C’la moindre des choses ! D’ailleurs, t’pourrais p’t’être abandonner tes cartes non ? Histoire d’me montrer comment qu’j’me trompe et qu’t’es bin encore l’capitaine d’ce navire, et plus c’trouillard d’Rage…

Ni une, ni deux, l’homme se redresse, déployant alors toute sa stature toute en muscles noueux. D’un air déterminé, presque en colère, il se dirige vers la jeune qui, bien qu’uniquement armée d’une dague et sans aucune autre protection qu’un drap placé en turban autour de sa taille, semble toujours rieuse. Sa bouche décrit d’ailleurs un tel sourire que s’en est à se demander si ce n’est point la folie qui s’est emparée d’elle. L’homme, sans autre forme de procès, saisit alors la jeune femme par les épaules et la soulève du sol comme si elle ne pesait rien, avant de la propulser en arrière, en direction du lit. Elle atterrit sur le matelas et les lattes de bois, dans un rire presque moqueur.

« Ah ! Bien ! A défaut d’nous trouver d’navires à attaquer et qu’ques localités à piller, on peut toujours baiser ! Même Rage il l’faisait pas, après tout ! Dit-elle à nouveau, l’air rieuse, moqueuse et un éclat étrange dans le regard.

« Prononce encore une foutue fois l’nom d’cet enfoiré, et j’te jures… » Commença Eylohr, avant d’être coupé.

« Navire en vue ! » Résonna alors une voix en provenance du nid-de-pie et que d’aucun reconnu comme étant la voix de Christophe.

« Ah ! Enfin ! Les choses vraiment sérieuses vont pouvoir commencer ! »

Peu de temps après, Eylohr, Ariana et Ulysse se rejoignirent sur le pont supérieur à proximité de la barre. Loin, au-dessus d’eux, se trouvait Christophe qui avait quitté le nid-de-pie pour se mettre à cheval sur la poutre supérieure d’un des trois mâts. Il avait ainsi une très bonne sur les environs, mais aussi, une vue directe sur ses camarades qui levaient alors leurs trognes vers les cieux, presque à s’en dévisser la tête sur leurs épaules.

« Alors ?! » Demanda Eylohr, correctement habillé tandis qu’Ariana, derrière, finissait de mettre les attaches de son armure. « Qu’est-ce qu’tu mires pour beugler comme ça ! »

« Un navire, et pô un habituel ! » Reprit alors Christophe. « Beaucoup d’voiles ! Pavillon noir ! »

« Hum… C’p’t’être c’foutu navire qu’nous prends toutes nos proies avec sa foutue vitesse. Mais l’pavillon noir, jusqu’à preuve d’foutu contraire, c’t’un navire d’copains. En avant ! » Cria-t-il alors, se plaçant en même temps derrière la barre de son navire. « Cap sur c’foutu navire ! Hisser la grand-voile ! »

« Hum hum ? » Fit alors Ariana, raclant sa gorge pour attirer l’attention d’Eylohr. « C’moi qui m’fait des idées ou t’t’apprête à attaquer l’un d’nôtres ?! »

« Hein ?! Ah ouais heu… » Eylohr relève la tête vers le mât, vers Christophe. « Drapeau blanc ! » Hurla-t-il. « Faudrait pô qu’on en vienne à s’foutre sur la gueule. »

- Capitaine ! S’écrie la vigie en plaçant sa main en porte-voix. Drapeau blanc !

Awa, qui elle avait la main au-dessus des yeux, distingue aussi le drap immaculé flotter au gré des vents soufflant sur le bleu de l’olienne. Les flammes crépitantes courant le long de ses doigts s’amenuisent, alors qu’elle laisse la pierre qu’elle tient retomber sur les autres entreposées dans la caisse.

- Gardez-vos arbalètes prêtes à tirer, mais ne mettez personne en joue. Avec un peu de chance, ce ne sont pas des francs-tireurs.

- Grappins ?

- Non, non ! On largue le grand-voiles en cas problème. Répète le capitaine dans un haussement d’épaule.

- J’espère vraiment que ce ne sont pas des vaanis. Il renifle et crache par-dessus le bastingage, un air méfiant sur le visage. Avec ceux-là, on peut jamais être sûr de rien.

- J’en doute. Je suis à peu près certaine d’avoir déjà vu ce pavillon par le passé.

- « À peu près » et « certaine » dans la même phrase, ça engage pas à la confiance, tu le sais ça ?

Awa opine du chef dans un sourire hésitant entre malice et candeur. Elle se gratte la tempe, dégage une mèche de cheveux rebelle lui barrant le visage et, pour finir, son index vient tapoter ses lèvres. Elle plisse le front sous l'effort, cherchant dans ses souvenirs.

- Non, franchement, je crois bien. Si je ne me trompe pas, la dernière fois que je l’ai vu celui-ci c’était à Méca, il y a… Une petite paire d’années.

- Ça serait pas une mauvaise chose d’aller y faire un tour le mois prochain d'ailleurs. Souffla le quartier-maître en se penchant vers le capitaine. Ça ferait grand plaisir à certains d'entre nous de retrouver de vieilles connaissances.

- Et toi le premier.

- Plus tôt deux fois qu'une !

À mesure que les navires se rapprochent, Awa observe les deux châteaux de la caraque puis son intérêt s’attarde sur le tirant d’eau. Elle affiche une moue dubitative et lève les yeux en direction du château arrière, à la recherche de visages.

- Salutations ! Lance le capitaine, la main en porte-voix. Qu’est-ce qui nous vaut l’honneur ?

Les hommes, bien qu’armés, ne se font pas menaçant, pour l'heure, leur appréhension est mêlée de curiosité. Quant à Francis, il se tient debout, les mains sur les hanches, aux côtés d’Awa qui s’est déjà fendu de son plus beau sourire.

Lancés, les pirates se mirent à l’œuvre. L’ordre de hisser la grand-voile était connue de tous depuis tant d’années sur cette caraque, qu’ils connaissaient par cœur l’emplacement de tous les boutes, de tous les cordages et l’organisation des deux bastingages. Leurs pognes fortes, aux peaux tannées par les années de manœuvres sur ces eaux salées et dans ces vents iodés, agrippaient les cordages et tiraient dessus avec force, sans crainte des blessures et autres meurtrissures que ceux qui travaillent de leurs pognes connaissent tôt ou tard.

Sitôt hissée, le vent s’engouffra avec force, bombant la voile en direction du navire en vue. La vitesse augmenta d’une manière si brusque qu’un à-coup manqua presque de faire choir quelques flibustiers qui n’étaient points attentifs. La distance entre les deux navires fut donc avalée avec une grande rapidité, et, lorsqu’ils arrivèrent à quelques dizaines de mètres du navire, affalèrent la grand-voile et sortirent quelques rames afin d’agir à contre-courant et diminuer ainsi la vitesse d’approche. Chemin faisant, les boucaniers – qui avaient leurs armes non loin mais qui demeuraient pacifiques sur ordre expresse d’Eylohr, lancèrent quelques boutes au navire allié, nettement plus bas de bastingage. Rapprocher les deux navires était un moyen d’éviter de chavirer ou de dériver. On tendit également quelques échelles de cordes. Enfin, Eylohr s’approcha.

« Aye ! » Dit-il, depuis le bastingage, les pognes bien en évidence. A ses côtés s’approchèrent ses officiers Ulysse et Ariana, Christophe restant tout en haut du mât. « L’honneur ? » Répétait-il, la voix rauque et trahissant un léger moment de flottement. Soudain, une petite claque venue d’Ariana frappée dans son flanc le ramena à la réalité. « Ah ! Oh ! Y’a qu’ça fait des s’maines qu’nous n’avons pô croisé d’pirates parmi ces eaux et qu’d’ordinaire, j’suis souvent l’seul à chasser dans c’coin. Alors quand on tombe sur un navire d’copains, forcément, on veut lui parler. V’croyez pas ? J’veux dire… Faire la fête ? S’parler quoi ? » Dit-il, tentant alors de montrer un visage amical, bien qu’affable. « Pis quand j’vois vos voiles, j’me dis qu’c’est sans doute c’navire qu’nous vole toutes nos proies. Allez ! Montez ! On va faire préparer d’quoi picoler un peu et d’quoi béqueter. Tranquillement. » Il se retourne. « Mettez l’navire en panne ! Jetez l’ancre et préparez d’quoi béqueter et picoler pour nos copains ! Mais eh ! On n’oublie pô l’vigie ! J’veux pas qu’on s’fasse surprendre par c’foutue armada Péninsulaire ! Aye ! »

Awa arque un sourcil curieux, dans un bref regard lourd de perplexité pour son comparse, elle constate qu’il lui adresse le même. La scène qui se déroule sous leurs yeux lui semble, on peut plus étrange. Les cordages qu'on leur lance sont reçus avec méfiance et les hommes restent là, prêt à les couper.
Et l’histoire qu’on leur sert n’engage pas à la confiance, au contraire, elle est source de doutes plus qu’autre chose.

- Le seul dans ce coin ? Demande Awa dans un sourire amusé. Permettez que j’émette quelques réserves. C’est que ça commence à faire… Un bon paquet d’années que j’écume ces mers… Et je suis à peu près certaine d’y avoir croisé nombre de pirates en provenance de Méca. Tout autant que ceux qui n’ont pour allégeance rien ni personne d'autre qu’eux-mêmes ou quelques rapineurs vaanis qui n’ont jamais vu l’Eris.

Le capitaine referme ses doigts sur les cordages et grimpe sur le bastingage du Fortuné afin d'observer un peu mieux cet équipage et leur capitaine.

- Nous n’avons pas abordé grand monde ces derniers jours, mis à part le navire que vous avez vu mettre le cap sur Naélis. Sa main libre vient se poser sur sa hanche. Je n’ai rien contre une discussion, mais sans vouloir vous offenser, je vais devoir décliner l’offre concernant le reste. L'ivresse est proscrite à notre bord. Et les temps de fête sont plus propices à la déraison qu’autre chose. Sa main quitte sa taille et vient soulever son tricorne qu’elle agite dans un salut théâtral. Je suis Awa, Capitaine du Fortuné. À qui ai-je l’honneur ? Il me semble bien avoir déjà votre pavillon à Méca. Elle marque un temps d’arrêt très court avant de désigner Eylohr de la pointe de son couvre-chef, un sourire au coin des lèvres. Vous essayez vraiment de rattraper les navires marchands avec cette tortue ? Demande la sang-mêlée en remettant son tricorne sur sa tête avant de se gratter la tempe, un air dubitatif sur le visage. Je gage que vous aurez de meilleurs résultats en attisant la curiosité avide des corsaires, leurs méthodes ne sont pas si différentes des nôtres.

Quelques regards curieux se dirigèrent ça et là depuis l’équipage. Voir Eylohr aussi… Pacifiste, et prompt à inviter sur son navire d’autres flibustiers ? Curieux… Intéressant… Mais bien vite, tous s’exécutèrent et tous suivirent les ordres du capitaine de ce navire, préparant ça et là quelques tablées et quelques bouteilles, les mets se préparant doucement sur une autre partie du pont.

Eylohr, lui, s’était retourné vers la capitaine pirate qui montait finalement le boutre. Sa voix et sa manière de parler étaient curieuses, et elle avait ce phrasé presque typique de ceux qui ont connu une éducation bien aisée. Ou presque. Chose étonnante donc dans le monde des pirates. Et cela arracha à Eylohr quelques regards et clignements curieux. Il se força tout de même à poursuivre dans l’exercice dans lequel il s’était lancé. Après tout… S’il désirait rejoindre ce qui pourrait le plus s’apparenter à une armada corsaire auprès du désormais célèbre Rokvenha, il lui fallait améliorer ses compétences sociales, et, surtout, améliorer sa réputation auprès des corsaires en général. Sa réputation de combattant était faite ; celle de marin était bonne ; celle de tacticien se débattait bien… Mais il n’était point connu comme étant le plus sociable et plus patient des pirates…

« Heu… Ouais enfin quand j’dis l’seul… Disons qu’depuis d’années, j’peux compter sur l’doigts d’une pogne l’nombre d’fois où qu’j’suis tombé sur un navire au pavillon noir dans ces eaux… C’suffisamment grand pour tout l’monde, ça c’clair... Mais d’Mécans, voilà quoi c’tait suffisamment marquant d’mon esprit pour en faire mention quoi… » Dit-il, s’emmêlant les pinceaux avant de finalement grogner dans sa barbe, levant les yeux au ciel avant de frapper sur ses hanches, excédé. « Fin merde quoi. »

La suite des informations l’aide toutefois à reprendre contenance et à réfléchir à nouveau. Ainsi donc, ce navire aux voiles étranges et ô combien nombreuses, n’était point celui qui volait les navires et faisait donc disparaître les cibles de cette partie de la mer. Intéressant… Moins de navires qui circulent, moins de denrées et produits et richesses échangées… Sans doute doivent-ils se méfier de la recrudescence des attaques ? Ou de ce qu’il se passe dans le Sud de la Péninsule ? Allez-savoir…

« Oh… » Dit-il à nouveau, alors qu’Awa semblait être des plus ennuyeuses, refusant l’invitation. « Eylohr, capitaine de l’Abyssale depuis quelques années maintenant. » Lui répondit-il, avant de se gratter le crâne à la question d’Awa. Il s’énerve un peu, aussi, intérieurement… Décidément, pour une capitaine pirate, elle était bien bizarre cette bonne femme… « L’vitesse c’pas l’fort d’une caraque, mais l’robustesse et l’intérêt, ouais. En plus, on a toute une panoplie d’pavillons qu’nous permettent d’amadouer ces enfoirés qu’naviguent dans l’insouciance. S’faire passer pour un navire en perdition ou dans l’besoin… Bref, d’quoi faire v’nir nos proies à nous quoi. Et pis quand on tombe sur d’corsaires ou d’autres salopards d’ce genre, l’caraque… ça impressionne. »

Les vagues font osciller le navire, et pourtant, Awa, debout en équilibre sur le bastingage de son navire, fait preuve d’un formidable maintien. Son sourire ne disparaît pas, surtout lorsqu’elle constate à quel point ce drôle de pirate peine à trouver ses mots. Pourtant, elle fait comme si. Comme si aucun pinceau ne s’est emmêlé, comme si aucune langue n’a fourché. Elle écoute simplement, attend qu’il déroule et, en entendant finalement l’explication qu’elle attendait quant à leur méthode, son index vient tapoter sa lèvre inférieure. Elle fronce les sourcils, comme prise dans ses réflexions.

- Peut-être que… Sûrement que si vous ne croisez pas grand monde, c’est, sans doute, parce que nous autres, les pirates, ne hissons nos pavillons qu’au moment opportun. Le reste du temps, nous nous cachons sous d’autres couleurs. Elle opine lentement du chef en plissant les yeux sans le lâcher du regard. En tout cas, ça me paraît tenir, non ? Demande-t-elle en jetant un œil au quartier-maître du Fortuné.

- Aye Capitaine, ça m’en a tout l’air.

Awa opine du chef en haussant les épaules avec l’air decelle qui ne trouve pas d'autre explication. Elle s’empresse de désigner son comparse. Le vieil homme se tient droit, il observe sans laisser transparaître grand-chose. Sa peau ridée, tannée par le soleil et marquée par le sel souligne qu'il est un vieux loup de mer.

- Samuel est notre fidèle quartier-maître. Depuis… Elle commence à compter sur ses doigts en plissant le front sous l’effort de mémoire. Depuis…

- Depuis longtemps ! Coupe-t-il dans un rire gras suivi d’une quinte de toux. Un peu trop, à mon humble avis. Mais faut bien que quelqu’un représente l’équipage et s’oppose à cette tête de mule.

- C’est moi la tête de mule ? Demande Awa en exagérant sa stupeur tout en désignant son faciès de l'index. On aura tout entendu. Elle revient à Eylorh et secoue la tête dans un soupir. Quand est-ce que vous passez par Méca ? On pourra sans doute se voir là-bas et, une fois à terre, manger et boire tout notre saoul. Qu’est-ce que vous en dites ?

« Eh, j’parles p’t’être pas d’manière aussi classieuse qu’toi, Capitaine, mais j’sais bin’ c’que j’dois faire pour attaquer un foutu navire. Et c’que j’dois faire pour pouvoir piller un rade au bord d’la flotte. L’pavillons, l’cap, l’façon croiser au large… Fin’, j’sais c’que j’dois faire. Alors pas la peine d’me prendre pour un foutu con, d’accord ? »

Eylohr avait évidemment été titillé par l’attitude d’Awa, et par sa façon de dire certaines choses. Il avait non seulement l’impression d’être jugé, mais aussi, celle d’être vu comme un moins que rien. Il était évident qu’entre Awa et lui, deux approches et deux manières de faire vivaient, de manières diamétralement opposées. L’une préférait la vitesse et la surprise, usant de dizaines de voiles pour rattraper n’importe quel navire, même un plus grand. L’autre préférait la robustesse d’un navire parmi les plus grands, permettant l’abordage de navires aussi impressionnant, ou l’attaque de localités côtières. Les deux usaient de faux pavillons, bien-sûr ; les deux usaient de tactiques d’intimidation. Mais l’une prenait l’avantage par la sournoiserie et la vitesse tandis que l’autre utilisait la force et le camouflé. Les deux réussissaient sans doute très bien.

« Heu… Ouais… J’vous présente Ulysse, m’seconds. Il est avec moi d’puis des années, avant qu’j’prenne possession d’c’te rafiot. C’t’un bougre, mais c’t’un d’mes meilleurs gars. J’vous raconte pas c’qu’il peut faire lorsqu’l’envie lui prend d’massacrer tout l’monde… » Dit Eylohr, montrant alors du doigt son second à la tresse de cheveux si longue qu’elle traînait au sol lorsqu’il n’en faisait point un épais chignon. « Lui, là-haut. » Il pointe le nid-de-pie, mais l’intéressé se trouve en réalité un peu plus bas sur le gréement de la grande voile centrale. « C’Christophe. C’est l’quartier maître d’arme, et l’type l’plus malin que j’connaisse. Et elle… » Il pointe ensuite du doigt Ariana qui, depuis l’début se trouvait à côté d’lui. « C’Ariana, l’quartier maître d’équipage. V’fiez pô trou à c’joli minois… Elle est plus agressif qu’un foutu requin et elle mord plus fort encore. » Imageait-il, introduisant alors son équipe. « Heum… J’sais pô. Sans doute au début d’mois prochain. Mais si v’z’êtes plus sympa à terre qu’en mer, alors ça m’va ! On part là-d’ssus. »

Awa penche la tête sur le côté en mettant les mains sur les hanches. Elle plisse l’un des deux yeux, puis finalement agite les mains dans un sourire gêné.

- Oh là, c’est pas l’humour qui nous étouffe ici ! Il me semble qu'il y ait méprise, l’ami. Je remets pas en cause vos compétences. Je mettais simplement en exergue le fait que vous disiez ne pas croiser beaucoup de pirates, alors que justement, vous savez comme moi qu’il est essentiel de montrer nos pavillons seulement au moment opportun. Du coup... Enfin, vous voyez bien que… Elle fait toucher le bout de ses index en arquant un sourcil interrogateur. C’est comique. Non ?

Cherchant de l’aide dans le regard de Samuel, ce dernier se contente d’un haussement d’épaules, il ne veut visiblement pas prendre à tout ceci. Awa roule des yeux et revient au capitaine de l’Abyssale qu’elle pointe de l’index.

- Et ça veut dire quoi ça au juste là ? Que je parle classieux.

- Que des fois t’as des expressions vieillottes. Intervient le quartier-maître en croisant les bras.

Awa bat des cils et jette un regard curieux en direction du quartier-maître. Les souvenirs très récents du drôle de péninsulaire lui viennent en tête presque instantanément.

- L’autre gars, lui, il parlait bizarrement, mais moi... Moi ? Moi, elle désigne son visage de l’index, je parle normalement. En tout cas, tout le monde me comprend sans problème !

- J’ai pas dit bizarre, j’ai dit vieillotte.

- Vas-y, lâche-toi, rétorque-t-elle en pointant un index accusateur en direction de Samuel, dis tout de suite que je suis vieille.

- C’est pas moi qui l’ai dit.

Le capitaine finit par pouffer de rire, mais bien vite, elle se racle la gorge, tandis que ses mains s’en retournent à ses hanches.

- Enfin ! En début de mois, j’en sais trop rien. Mais on fera de notre mieux pour être là au cours du mois, soyez en sûr. Et si on y est pas, c’est qu’on aura eu un pépin. On sait jamais ce qui peut se passer après tout.

Eylohr était déconcerté par Awa, cela allait sans dire. Habitué à plus de réponses directes, moins de chichis, plus d’insultes, mots d’argots et autres partages parfois plus directs et moins élaborés, faire face à la capitaine d’un navire de pirates capable de discutailler comme un nobliau et de faire montre d’une discussion à prendre au vingt-huitième degré – et non au premier… était difficile. Le capitaine de l’Abyssale regardait son vis-à-vis, tantôt perplexe, tantôt frustré, tantôt simplement curieux.

« Vieille ? » Répétait-il, arquant un sourcil et posant ses pognes caleuses sur ses hanches. « Eh beh, j’vois qu’vous vous entendez comme larrons en foires ! C’fait combin d’temps qu’vous voguez tous les deux ? D’s’années non ? » Demandait-il, mi-curieux, mi-poli. « Pépin ? »

Il répétait, à nouveau. Mais à peine avait-il terminé sa phrase – qui était plutôt un bis repetita – qu’il comprit. Pour retourner à Méca, les corsaires devaient passer par les côtes Péninsulaires du Sud, du fameux duché de Soltariel. Ce dernier était en guerre plus qu’ouverte avec le désormais très fameux et célèbre Rokvenha, celui-qui-vogue-avec-le-Wagyl, disait-on. Les patrouilles étaient nombreuses ; les escortes puissamment armées. Les cadavres des pirates pendus aux gréments des navires ou sur quelques ilots sortant des flots, étaient des avertissements suffisants pour n’importe quel pirate : il fallait être précautionneux.

« Ah, ouais… C’vrai… C’foutues patrouilles d’merde… Ok j’comprends. Bin… J’espère qu’on s’ra tous à Méca pour l’apéro ! »

Les deux compères se regardent, sifflent en secouant la tête et haussent les épaules en même temps.

- Oh que oui. Confirme le quartier-maître. Des années que j'me la coltine !

- Oh ! C’est moi me coltine le... Lui... Enfin... Elle pointe Sam’ de l’index. C’est moi qui me le coltine !

Les deux mains sur les hanches, Awa lève le menton dans un regard pour l’horizon. Samuel laisse échapper un rire rauque suivi de son habituelle quinte de toux grasse.

- On a vu les côtes brulées, parcourues celles de la botte. Il agite une main tremblante comme on chasse une mouche. On a survécu aux tempêtes de l’oliyenne et même les trombes de l’Eris. Un sourire s’étire sur son visage buriné par des années de voyages maritimes. Quoiqu’on était un autre navire à l’époque.

- Et c'était pas le même équipage non plus. Ajoute-t-elle en dressant l’index tout en hochant la tête. On peut dire qu’on a fait un bon bout de chemin ensemble. À n’en point douter ! Son sourire toujours présent sur ses lèvres, elle opine du chef une fois de plus et fait signe à ses hommes de défaire les cordages. Alors, nous nous reverrons à Méca. Tout du moins, je l’espère. Elle soulève son tricorne et salue l’équipage de l’Abyssale dans un geste théâtral. Que les vents vous soient favorables mes amis !

Les vagues ne tardent pas à écarter quelque peu les navires. Lentement, mais sûrement. Awa descend du bastingage et s’en retourne à la barre. Elle désigne le pavillon en beuglant des ordres, sitôt, ce sont des couleurs vaanies qu’on dresse en lieu et place du noir avant qu’on donne de la voile. Dans un dernier regard pour l’Abyssale, elle agite son tricorne à leur intention.

- Soyez prudents !