[Solo] L'abandon d'un idéal

Tariho de la 2e ennéade de Bàrkios
21e année du Onzième Cycle
Nid des Métalliques

Les plumes de Sû te chatouillent le haut du crâne alors que ton regard se perd dans le lointain. Tu ne saurais dire quelles pensées te traversent le crâne, car le grondement assourdissant du vent à travers les pics rocheux est la seule chose que tu entends. Tes yeux larmoient pour la même raison que ta peau frissonne. Ici le givre s’est déjà emparé de la lande. Les alizés nordiques portent avec eux un froid glacial. Froid au point d’arracher une réaction au corps de l’un des enfants des Monts Norn.

Ton corps lutte, mais tu sembles entièrement indifférent à son combat. Ou plutôt, sembles-tu apprécier en silence la saveur d’un hiver arrivé en avance. Depuis combien de temps attends-tu ? Combien de temps attendras-tu encore ? À la première question tu répondrais : pas assez pour te décourager ; à la seconde : autant qu’il le faudra.
Tu es confiant, cependant, que ton moment viendra plus tôt que tard. Elle a beau être jeune, jeune et étrange, ta connexion avec le jeune Doré est réelle. Il viendra te trouver, comme il l’a déjà fait, tu le sais. Ce dont tu as peur cependant, c’est de la suite. Ce que tu as à lui dire ne lui sera certainement pas agréable, mais à quel point en sera-t-il révulsé ? Que cela te coûtera-t-il ? Peut-être pas la vie, mais peut-être un confident. Et l’idée t’attriste profondément. Aussi jeune, aussi étrange que soit ta connexion avec la Créature, à tes yeux, elle est aussi importante que l’aurait été celle avec un mentor de longue date.

Échanger avec le jeune Doré aura été l’occasion pour toi de grandir. Au sens propre comme au sens figuré. Et tes tripes te hurlent avoir encore besoin de lui, avoir encore besoin de son étrange regard sur le monde, de son étrange perspective sur l’avenir, de son insensée tranquillité… Le dragon vit dans un autre monde, mais savoir son monde si près, tout juste à ta portée… cela t’est précieux.

Tu t’inquiètes de ce que sera la réaction du Doré à tes prochains mots, car tu as peur de le voir s’éloigner, et en s’éloignant, te priver de la figure d’un idéal.

La tenue du moment:

Il était revenu. Encore. Sur le dos de son compagnon à plumes, il avait traversé la portion d’océan que les Aînés avaient mis entre le reste du monde et leurs nids. Le drake s’y attendait, mais encore, pas si tôt. Il était venu une première fois en quête d’une aide que les dragons ne pouvaient lui apporter. La seconde, il était venu chercher son conseil. Qu’en serait-il de celle-ci ? Cette nouvelle rencontre, il l’avait anticipée, sans savoir où elle les mènerait. Il en était curieux. Curieux et, incongrument… impatient ?

Le Malthen'delth l’écouta un moment, sans l’approcher. L’elfe, probablement sans en avoir conscience, l’appelait au travers du Lien qu’ils partagaient. Il tirait sur les attaches qu’ils avaient nouées pendant leurs derniers échanges. Et même si ce lien était ténu, à l’aune de ceux que les Aînés tissèrent autrefois avec les races du continent, il n’y était pas moins sensible.

Le jeune dragon tira ses ailes du sommeil du givre, s’ébroua et se lança au-dessus des cimes des montagnes du Sanctuaire. L’elfe l’attendait à l’endroit de leur rencontre.

«– Encore toi, ami de l’Or ? »

L’effronterie du jeune Doré avait fini par prendre un léger goût d’affection. Tu te contentas donc de lui répondre d’un sourire et d’un haussement d’épaules. Et puis le silence s’installe. Tu prends un temps pour observer la créature de légende, cherchant presque à lire quelque chose sur ce visage aux traits si éloignés des races humanoïdes. Rien. Rien que tes yeux ne sachent comprendre, mais quelque chose en ton cœur te dit que – d’une certaine façon – le Métallique partage ta nervosité.

- Si je ne revenais pas aussi souvent tu finirais par me manquer.

Un rire discret t’échappe des nasaux, et tu baisses les yeux. Tu soupires longuement, puis ton regard s’en va chercher le sien, et finalement, tu t’assieds en bordure de la falaise. Tes yeux se perdent en direction de l’horizon, et soudainement, ta poitrine te tiraille.

Ami de l’Or

Il te manquerait

Un léger goût d’affection

Quoique tu puisses essayer de t’en convaincre, le jeune drake d’Or était à tes yeux bien plus que la « simple » figure d’un idéal. Comment aurait-il pu en être autrement d’ailleurs ? Vous vous êtes peu vus, votre relation est encore toute neuve, mais tu lui as beaucoup dit. La créature a entendu de ta bouche bien plus en quelques heures passées ensemble que beaucoup d’elfes t’ayant côtoyé durant cette dernière décennie. Tu t’es autorisé à être vulnérable face à lui, et lui t’a écouté quand tu en avais besoin, et t’a aidé à te relever lorsque tu te sentais tomber. N’est-ce pas là ce que l’on attend d’un proche ? D’un ami ? Cette pensée censée être réconfortante rendait la chose encore plus difficile.

- Je voulais juste te dire merci. tu souris, les yeux toujours dans le vide, n’ayant pas le courage de regarder la créature en face Te rencontrer m’a fait beaucoup de bien. Et puis… tu ris doucement ...j’espère que tu n’es pas trop déçu de m’avoir accordé de ton temps.

Tu soupires à nouveau, et te saisis de ton sceptre. Pendant quelques instants, tu tritures le focaliseur, anxieux à l’idée d’un geste que ton hôte voir probablement déjà venir. Finalement, tu t’y résous, tu détaches l’écaille de sa chaînette, et tu te retournes enfin vers le Dragon, la main tendue vers lui.

- Je suis venu te la rendre.

Le Malthen'delth infléchit son crâne alors que l’elfe s’était détourné, cherchant ses mots et le cran qu’il lui fallait pour les prononcer. Un simple merci, d’abord. Un mensonge dont aucun des deux n’était dupe. Artiön n’était pas venu juste pour offrir des remerciements. Néanmoins, ils étaient sincères, et l’Or accepta le présent de cette gratitude avec plaisir. Leur relation l’avait changé également et le lien qu’ils partageait n’avait pas été sans conséquences.

Le roi des Elfes-Qui-Vivent-Par-Delà-La-Mer se retourna enfin et lui tendit le morceau détaché de sa propre armure.

Incompréhension.

«– C’est un cadeau. Je ne peux la reprendre. »

Le sens de cet acte lui apparut brusquement, alors que le bipède tendait devant lui l’objet qui matérialisait leur attache. Les écailles de son visage frémirent, un éclat doré balaya sa tête. Déception et… colère ?

«– Cette part de moi était mon cadeau en gage d’une amitié naissante,
pour l’enseignement de tes enfants et frères. Tu ne peux pas me la rendre, et je ne veux l’accepter.
Tu ne peux que la déposer à tes pieds et tourner le dos à ce qu’elle signifie. »

- Crois-moi, ça ne me fait pas le moins du monde plaisir. tu serres l’écaille dans ton poing au point de presque t’en faire mal Tu n’imagines même pas à quel point elle compte pour moi… tu baisses les yeux ...justement parce que je sais ce qu’elle représente pour toi.

Tu te lèves, et tu fais un pas vers la Créature en armure d’Or vivant, le regard toujours cherchant le sol, en signe d’une autant de respect que de honte. Ta respiration est lourde, chacune de tes inspirations faisant monter haut ta poitrine, qui ne fait que mieux s’écraser chaque fois que tu souffles, beaucoup trop fort, à la recherche de mots justes. Mais il sait ce que tu veux dire. Tu sais qu’il sait ce que tu cherches à lui faire comprendre. Tu sais qu’il le ressent comme tu ressens sa frustration.

- Je n’ai pas tourné le dos à ce qu’elle signifie. Je n’ai pas envie de tourner le dos à ce qu’elle signifie. ton ton monte, et ton agitation se fait perceptible dans ta voix Mais je ne suis simplement pas capable de lui faire honneur. Pas encore. Pas avec la situation dans laquelle est mon Royaume.

Tu relèves les yeux, et tu te forces à sourire, et puis ton sourire forcé s’apaise. Tu es désolé, mais tu es aussi en paix avec ton choix. Tu sais où sont tes idéaux. Tes idéaux ne sont pas bien éloignés des siens. Seulement, tes idéaux, tu seras bien incapable de pleinement les vivre sans abandonner le monde, tant que le reste du monde ne les portera pas aussi dans son cœur.

- Je me suis trouvé forcé de tuer avec ton écaille entre les mains. tu ouvres la main pour poser tes yeux sur le petit objet Et si je veux conserver l’intégrité de mon Royaume, je serai forcé soit de tuer à nouveau, soit de soutenir d’autres tueurs, d’une manière ou d’une autre. Je n’ai pas le choix. Je ne suis pas assez puissant pour avoir le luxe d’avoir le choix. tes sourcils se froncent légèrement, en signe de détermination plus que d’énervement Les miens comptent trop sur moi pour que je me retire à mon monde, tu le sais. Mais sans me retirer pas, le mieux que je puisse faire, c’est espérer faire les choix les plus justes... tu clignes lentement des yeux ...et espérer ne pas avoir fait usage de violence lorsqu’elle n’était pas nécessaire. Sauf que je ne suis pas parfait. Et mes choix ne le seront jamais non plus. tu poses l’écaille contre ton coeur Que ce soit parce que j’aurai été source de discorde en refusant violence nécessaire, ou parce que j’aurai été violent quand j’aurais pu être doux, je ne veux pas que mes choix ternissent l’idéal que tu représentes à mes yeux. tu fais un pas vers lui, et lui tends l’objet à nouveau Mais je ne veux pas non plus perdre ton amitié. Ce que cette écaille représente, je ne veux pas l’abandonner. J’y tiens. Je ne suis juste… je ne pense simplement pas en être digne gardien. Du moins pas encore. C’est pour ça que je te la rends.

Son regard ne décollait plus du roc de la montagne, alors que l’Or gardait le sien rivé sur ce petit bipède dont les idéaux étaient si similaires à tous les autres de sa race et, finalement, si peu éloignés de ceux qu’il avait en arrivant la première fois en le Sanctuaire.

L’Aîné aurait ri de l’espoir de son cadet.

Il releva enfin la tête pour affronter l’or fondu des pupilles du drake.

«– Tue donc, puisque c’est là un devoir. Tu dis ne pas être assez puissant…
Je doute que ce soit de de puissance, dont tu manques, roi des elfes. »

Le Malthen'delth détourna la tête de l’elfe alors que ce dernier lui tendait à nouveau l’écaille.

Il avait lui-même retiré l’écaille du poitrail de l’or. A présent, il voulait l’y replacer, pensant peut-être qu’il effacerait le trou béant dans l’armure dorée. L’Aîné aurait ri à cette idée.

«– Garde-la, je ne peux et ne veux pas la reprendre. A défaut de t’avoir comme gardien,
peut-être sera-t-elle pour ton peuple un symbole… ou un espoir utopique. »

Ses ailes se déployèrent et le drake amorça un envol.

«– Au revoir, ami. J’espère te revoir un jour, moins sûr de la fatalité de tuer pour imposer tes idéaux.
Tu seras le bienvenu au Sanctuaire pour t’y retirer, toi et tous ceux qui aspirent à la même paix.
En attendant… quand tu reviendras chercher ici des conseils, recherche ceux de Celeb'Delth. »

Tes dents se serrent et les larmes te montent aux yeux sans oser couler. Le dragon n’a aucune idée d’à quel point non pas ses mots, mais la manière dont il les aura prononcés, te sont douloureux. Ou du moins si. Il le sait. Il le sent. Parce qu’il ne s’est pas séparé de toi. Pas complètement. Et quelque part, ce feint espoir rend la séparation plus pénible encore. Comme s’il voulait t’entendre, comme s’il voulait te croire, sans pouvoir s’y résoudre. Comme si tes mots réussissaient à l’effleurer, au lieu de simplement glisser contre sa carapace de pureté, mais que quelque chose en lui se forçât à refuser les laisser le marquer.

Parfois, l’espoir est la plus dure des drogues, et le plus douloureux des venins.

Tes lèvres s’entrouvrent pour répondre à ses au-revoirs, mais aucun son n’ose en sortir. Entre colère, tristesse et honte, tu ne sais pas lequel aurais eu le meilleur de toi. Trop effrayé à l’idée que l’un des trois t’échappe, tu les as gardé, tout près de ton cœur, muré dans le silence, les priant de s’éteindre.

- Au revoir. Ami.

Tu finis par prononcer, réussissant par la même occasion à arracher à tes lèvres un sourire désolé. Plus que des salutations, c’est une prière, une plaidoirie, une question, une supplication, à laquelle tu n’auras pas de réponse avant d’être parti puis revenu. « Ami ». Le pense-t-il toujours vraiment ? Ou n’est-ce là que politesse ? « Ami ». Peut-on être l’ami d’un dragon sans être gardien de ses valeurs ? « Ami ». Malgré différences et différends, pourrais-tu un jour lui adresser la parole comme une personne adresse la parole à une autre personne ? Tu l’espères. Tu l’espères…

- Celeb’Delth…

Tu murmures, blessé, mais pensif. Tu vois s’éloigner un ami. Mais le Sanctuaire ne t’a pas abandonné. L’Or s’éloigne. Son cœur peut-être battant comme le tien. L’Or s’éloigne, te privant de son oreille. Mais il ne te laisse pas sans conseil.

Tu es dès aujourd’hui entre les griffes de l’Argent.