Unis sous les cendres

Piégée. Enfermée dans un cercle de haine et de douleur qui jamais ne s'estomperait. Cette sensation grasse collée à sa peau, elle ne souhaitait plus jamais la retrouver. Peut être que certains y verraient là lâcheté, et si elle devait être tout à fait honnête, elle craignait qu'ils n'aient raison. Mais cette ombre, ce voile entourant sa braise et l'étouffant petit à petit, elle ne pouvait plus le supporter. Incapable de rien mais à qui l'on demandait tout, elle ne faisait jamais assez, jamais suffisamment pour ne serait-ce que les satisfaire, encore moins pour les surprendre.  

Car elle n'était pas spéciale, elle ne l'avait jamais été. Elle l'avait cru pourtant, durant de bien trop longues années. Une réalité qui s'était déchirée, brisée tout comme sa mâchoire. L'éclat blanc de ses cheveux, sa survie à son exil, sa victoire lors de l'ordalie, tout ceci n'avait été qu'un mélange bâtard de circonstances, de chances et de sa volonté. Jamais le regard des dieux ne s'était posé sur elle, jamais sa force n'avait réellement surpassé celle des siens. Sa fierté s'évaporant n'avait laissé dans son sillage qu'un ego brisé et des questions, tant de questions qui vrillaient son crâne sans jamais lui accorder le luxe d'une réponse.

De doutes, elle en était toujours envahie. La route menant au Nahali était particulièrement complexe et elle n'était même pas certaine d'y mériter sa place un jour. Mais le poids des responsabilités que l'on avait posé de force sur ses épaules s'était bien allégé. L'Orthae Dek'za lui avait permis pour la première fois de prendre une décision par elle même et de décider de l'assumer quoi qu'il puisse arriver. Elle ne pouvait s'empêcher de se remémorer les hameaux désolés de la Péninsule ainsi que l'effroi qui l'avait enserrée lors des jours d'agonie

Désormais, elle parcourrait le monde, elle observerait, contemplerait, combattrait même. Son jugement, le sien uniquement, plus un emprunt. Loin du regard du Panthéon, loin des siens, loin de la moindre flamme, de la moindre chaleur. Seule, isolée, elle trouverait sans doute la mort dans l'indifférence la plus totale, pas la moindre trace héroïque laissée derrière elle, pas le moindre accès au Nahali. Mais tant qu'elle vivrait, tant qu'elle brûlerait, elle souhaitait poursuivre cette quête colossale que représentait la recherche de ce qui était juste. Une voie qu'elle était la seule à avoir emprunté et dont jamais elle ne souhaitait désormais s'en écarter.

Un jour peut être, sa force lui permettrait d'y apporter suffisamment de réponses pour qu'elle puisse revenir parmi les siens, puissante, éveillée, porteuse d'une compréhension qu'elle se devrait de partager, elle leur apporterait la vision véritable du Père. Mais elle n'était pas dupe, elle ne l'était plus. Pyor'h s'était assuré de broyer les ambitions immatures et infantiles gonflées de fiertés et elle le remerciait pour cela. D'ambitions elle n'en était pas dénuée, mais elle était bien plus à même de discerner ce qui était réalisable et ce qui ne l'était point.  

Tout ceci et plus encore, elle aurait souhaité le partager à Viliam. Tous deux qu'ils étaient, avachis sur le rebord d'un toit de la citée dorée, isolés. Elle souhaitait faire ce qu'elle abhorrait, s'ouvrir, exposer ses faiblesses, ses doutes. Elle ne pouvait mentir sur la tristesse qu'elle avait senti poindre lorsque ses yeux s'était posés sur les restes calcinés de la taverne sans nom, et sur cette colère, aveugle et sourde, qui appelait à la vengeance.

Elle aurait pu lui dire tout cela, mais elle n'avait jamais été vraiment forte avec les mots. Elle ne possédait pas le charisme inhérent à certains, maniant leurs paroles comme le ferait un guerrier d'une arme. Ce n'était pas par fierté qu'elle éprouvait une difficulté à parler, mais quand bien même le réussirait-elle à le faire, qu'est ce que cela apporterait ? Les convictions de Viliam étaient solides, la réponse à ce qui était juste, il l'avait trouvé depuis longtemps. Il menait sa guerre à sa façon, et les doutes d'une guerrière d'Elda paraissaient presque dérisoires en comparaison.

Alors, loin de ce qu'elle aurait pourtant souhaité, elle prononça ces mots. "Je suis désolée." Son regard se fixa dans celui de Viliam et elle agita une main. "Pour la dernière fois je veux dire. Il s'est passé beaucoup de choses, et à en juger par l'état de ta taverne, j'imagine que ça n'a pas été facile pour toi non plus." L'écarlate glissa le long du rebord avant de se perdre dans la vue qui s'offrait à eux. "L'Aile Blanche est toujours debout de ce que j'ai pu comprendre ?"

-Il semblerait.

Viliam soutint le regard de sa camarade. Un fugace soupçon de tristesse y passa à l'évocation de l'état de la taverne sans nom. Il n'y était jamais retourné depuis. A quoi bon...?

-je…Un soupir et son regard s’en alla au loin. Ouai. Y s’est passé pas mal de trucs. Un silence. Des fois, je me dis que peut-être que t’avais raison l’autre jour. Son visage se froissa. Un instant le souvenir de ce qu’il considérait comme son foyer au milieux des flammes dansa devant ses yeux. Il lui semblait parfois oublier certaines choses, mais de cela, il se souvenait. Le moindre détail de cette nuit resterait gravé à jamais dans son esprit. Les cris, Les odeurs. La douleur.  Peut-être que j’aurais dû te laisser butter cet enfoiré de Dastan tant qu’il en était encore temps. Y a moyen qu'il y soit pas pour rien dans cette histoire.

Mais lui-même ne semblait pas convaincu par ses propres paroles. Il avait déjà mis en marche une machine que sa mort n’aurait su stopper. Elle n’aurait servi à rien si ce n’était une vengeance vaine et par nature insatiable.

-Enfin…Un sourire, teinté de ce léger voile de tristesse, mais sincère et une main qui se posa sur l’épaule de la grande guerrière. On s’en est sorti. Et son visage de reprendre alors sa chaleur habituelle. Le temps ferait son œuvre, les blessures étaient aujourd’hui simples cicatrices. Les survivants avaient repris leur rôle. Ils avaient continué de vivre. Et visiblement toi aussi. Je suis content de voir que tu vas mieux. Tu as l’air… plus en paix avec toi même. Souleva-t-il.

Voilà qui n'était guère étonnant. Une fois éjecté de l'Aile Blanche, sans doute avait-il dû trouver un gain quelconque à vendre des informations sur ses anciens camarades. Il ne s'était jamais embarrassé de l'attachement, ne voyant rien d'autre que le résultat dans chacune de ses décisions. Azralith avait éprouvé une haine si flamboyante à son encontre, à la sienne et à celle de Ssussun. Des visages autrefois souriant, amicaux, aidants, désormais réduits à l'état de souvenirs, se diluant petit à petit dans les flots implacables du temps. Et de tous ceux qui autrefois avaient souhaités lui apporter leur aide, il ne restait que Viliam.

La confiance, elle l'accordait bien trop facilement. Elle qui refusait d'avoir recours au mensonge et à la perfidie, son manque de pratique en la matière avait pour conséquence une connaissance bien maigre des codes nécessaires pour naviguer dans un tel univers. N'en résultait désormais rien d'autre qu'une paranoïa exacerbée qu'elle tentait fréquemment de réprimer. Mais était-elle capable de faire confiance comme elle le faisait auparavant ? Est ce que son excentricité et son espièglerie habituelles n'était pas là pour camoufler l'indifférence et le stress, celui de devoir se méfier en permanence des personnes l'entourant ? Et pourtant, si elle se trouvait ici avec Viliam, en cet instant, n'était-ce pas la preuve bien concrète qu'elle était toujours parfaitement capable de l'accorder à quelqu'un ?

Et au milieu de toutes ces questions, une particulièrement étrange et inattendue s'éleva parmi toutes les autres. Est ce que Dastan était toujours en vie, et si tel était le cas, avait-il réussi à atteindre son objectif ? A en juger par les princes choisis durant la pièce de théâtre, il semblait relativement évident que ce n'était pas le cas. Mais alors s'en était-il rapproché ? Est ce que toutes ces décisions n'avaient fait que l'éloigner d'une obsession hors d'atteinte ?

Au visage de Dastan, elle ne pouvait s'empêcher de toujours rajouter celui de Ssussun. L'Ilythiiri joueuse et attentionnée dont le sourire malicieux avait laissé place à un masque froid dénué de la moindre empathie à l'encontre de celle avec laquelle elle avait partagé ses journées mais aussi ses nuits. Elle n'avait jamais cherché à comprendre, savoir qu'Azralith s'était échappée du Puy lui avait suffi.

La main de Viliam sur son épaule la tira un instant hors de ses réflexions. Elle se crispa légèrement avant de se forcer à se détendre.

Plus en paix ? L'était-elle réellement ? Oui. En réalité oui, la question n'avait pas à être posée. Elle comprenait encore bien peu le monde qui l'entourait, mais elle faisait son possible pour suivre les préceptes du Père sans se laisser influencer. Si la Voilée venait à elle, elle trouverait une braise qui n'était peut être pas aussi incandescente qu'autrefois mais bien plus apaisée sur sa condition et sur ses choix.

"Je pense l'être en tout cas oui. Je ne laisse plus ma fierté dicter mon mode de pensée." Elle marqua une courte pause. "Le Père me guidera pour ce qui est du reste." Son regard s'arracha à la vue et se reporta sur Viliam. "Je compte rester à Thaar encore un peu avant de reprendre la route et j'aimerai beaucoup séjourner parmi les tiens, si ça m'est toujours possible."

-Je suis touché. Mais j’y pose une condition.

Son timide sourire avait laissé sa place au sérieux de mise pour une telle décision de la part du chef de l’Aile Blanche. Il avait beau apprécier la compagnie de la grande guerrière drow, il y avait des actes qui n’avaient jamais vraiment été réglés. Il ne pouvait tout accepter à la légère. La trahison de Dastan avait marqué la fin de cette époque où le bandit prêtait sa confiance sans trop y réfléchir.

-J’ai fermé les yeux sur les incidents de notre dernière rencontre. Continua-t-il. Trop de sang avait déjà coulé ce jour-là et il était inutile d’en rajouter. Aujourd'hui l'homme que tu a mutilé est mort, et je le précise : dans des circonstances dont tu n'est pas responsable. Mais, même en pardonnant, je ne peux pas complétement l’oublier pour autant tu comprends ? Donc je veux que tu me promettes que s’il t’arrive encore des histoires avec mes hommes tu viendra me voir avant tout et on règlera le problème. Pas de vendetta. Pas de tuerie, de membre arrachés ou ces trucs-là. D'accord ?

Il hésita à lui tendre la main, comme pour sceller cet accord, mais à sa réaction crispé à sa main sur son épaule un peu plus tôt, il jugea le geste de trop pour elle et se résigna. A la place il se contenta alors de frotter ses mains entre elle, pour lutter contre le froid de l'air.

-Tu reste une amie malgré ça. Donc sous cette condition, tu es la bienvenue parmi nous le temps que tu le souhaite. Il pencha la tête et demanda aussi, plus doucement. Il était curieux :Où compte tu aller ensuite ? J'avoue avoir encore du mal à t'imaginer en comédienne itinérante...

Un acte qui avait été loin d'être provoqué par une impulsion irréfléchie, conséquence d'une confiance brisée et d'une terrible douleur qui avait autrefois refusé de s'estomper. Le visage d'Azralith se couvrit d'une légère grimace. Tout ceci avait eu lieu à cause d'un félon et si elle n'en tenait pas Viliam pour responsable, elle ne regrettait aucunement ses actes d'alors.

Elle avait confiance en l'homme qu'il était, confiance en la solidité de ses convictions, mais en aucun cas ne pouvait-elle élargir ce constat au reste de l'Aile Blanche. Les sourires et les paroles cachaient en permanence des intentions dissimulées et la guerrière était trop peu habile pour pouvoir correctement les discerner. Sa paranoïa n'agissait que contre elle même, brouillant les pistes et la plongeant dans un flou encore plus épais qu'auparavant, elle qui nageait au milieu d'un océan fait d'indifférence et de faux semblants.

Viliam lui même n'en était pas épargné. Elle le comprenait, ou en tout cas elle pensait le comprendre. Mais lui aussi possédait une limite, un seuil à partir duquel la perte serait trop grande pour refuser de sacrifier celle qu'il considérait pourtant comme une amie. Tout le monde possédait cette limite, chaque relation n'en devenant qu'un amas de circonstances positives en équilibre plus ou moins précaire, menaçant de s'effondrer et de détruire l'un des deux côtés à chaque instant.

Alors à quoi bon ? A quoi bon nouer des liens fondés sur un bonheur égoïste mutuel et destinés à pourrir avec le temps comme le ferait une chair dénuée de la moindre braise ? Une question dangereuse à laquelle Azralith s'opposait pourtant fermement. Viliam ne l'avait-il pas poursuivie autrefois alors qu'elle fuyait ? Peut être avait-il été uniquement motivé par la volonté d'obtenir des réponses, mais peut être avait-il justement prouvé qu'il tenait à elle, dénué de la moindre arrière pensée ? Elle voulait le croire. Elle voulait croire que cette chaleur qu'elle possédait en son sein, d'autres l'avaient également en eux. Elle voulait croire en la possibilité de nouer une relation dépassant le concept même de la confiance, partager sa braise et tout ce qui constituait son être sans jamais avoir à s'en inquiéter ou à le regretter.

Elle fixa Viliam du regard, considérant sérieusement ses propos. "Si l'on m'attaque, sache que je me défendrais et que je ne retiendrai pas mes coups. Pour ce qui est du reste en revanche..." Elle dégaina l'une de ses dagues et plaça la pointe contre la paume de sa main gauche. "Tu as ma parole qu'aucun mal ne leur sera fait tant que cela ira à l'encontre de ta volonté." Elle traça sept sillons ensanglantés à travers sa peau, un par dieu fondateur, avant de solidement refermer sa poigne. Des paroles forgées dans le sang. Dangereuses, car même si le risque était moindre désormais qu'elle n'était plus recherchée par le Puy, il n'était pas pour autant inexistant et bien des raisons pouvaient le justifier. Mais si cela lui permettait de rester auprès de l'Aile Blanche, elle n'en avait cure.

Elle enroula un bout de tissu autour de sa paume et le serra solidement, la douleur était légère mais vive. Une bonne chose. Elle favorisait l'éveil des pensées, l'exaltation du corps et demeurait la preuve la plus tangible que sa braise ne s'était pas encore éteinte.

Azralith se leva et contempla l'horizon un moment avant de lui répondre. "Je ne sais pas encore, en réalité. Peut être vers le nord, vers l'Aduram. Je ne suis pas certaine de savoir ce que je cherche, mais je compte bien le trouver." Il était de ces moments où elle avait l'impression de n'être qu'une coquille vide, son ambition brisée en même temps que son ego, courant après des principes et des valeurs dans une futile tentative de continuer à justifier son existence. Elle ne pouvait s'empêcher de le sentir transpirer dans ses mots, ce néant, ce vide abyssal qui n'était rien mais qui désirait tant être tout. Si tel était réellement cas, alors son existence s'avérait bien plus misérable qu'elle n'aurait jamais pu réellement le concevoir.

Mais elle n'appréciait guère ce genre de réflexions.

"Et toi alors ?" Elle se tourna vers Viliam. "J'ai cru comprendre avec le théâtre que l'Aile Blanche est bien plus populaire qu’auparavant. C'est quoi donc la suite, Puuli suru* ?"

*Oiseau blanc

- Eh bien nous continuerons là où nous somme les meilleurs je suppose…. Fit-il avec un rictus.

Et à son tour il se leva et contempla un long moment l’horizon et la mer infinie de toit plats et arrondit surplombants les ruelles étroites et les places larges. Quoi qu’il puisse en dire, malgré tout, il l’aimait cette ville. Il aimait parcourir ses pavés chauffés par le soleil, gravir ses murs, arpenter les rues. C’était, bizarrement, une partie de chez lui.

-L’Aile Blanche commence à se faire un nom, c'est vrai. Tout à l'heure ça m'a fait sacrément marrer mais ça reflète quelque chose de plus important que trois pirouettes sur une scène. Avec l’appui de la population nous avons une marge de manœuvre plus importante. Le bouche à oreille commence à nous êtres particulièrement bénéfique. Il va juste falloir faire en sorte qu’il le reste. Nous avons quelques points qui se sont formé plus ou moins d’eux même vers lesquels les fugitifs se tournent et où nous les récupérons. Il va falloir sécuriser ça rapidement.

Car si les gens parlaient, Viliam n’était désormais que trop conscient qu’il ne serait jamais capable de contrôler les intentions de ceux qui entendaient. C’était un risque autant qu’un bénéfice, cela aussi il l’avait durement appris.

-Vers où nous allons exactement, je ne suis pas certain de pouvoir le dire franchement. Mais j’ai bien l’intention de reconstruire ce qui a été détruit et de continuer à avancer. Ajoutât-il. Et un sourire fleurit à nouveau sur ses lèvres. Mais cette fois j’ai appris de mes erreurs. Que le guet s’amuse à cramer quelques planches de bois. Nous avons la Plaine où personne ne nous y atteindra.

Il se retourna à son tour vers Azralith et son regard ne put s’empêcher d’aller à sa main qu’elle avait bandée à la va-vite. Son sourire se fit grimace, presque gêné de se dire qu’elle avait agi ainsi par sa faute.

-Tu sais… fit-il alors plus doucement. Ta parole me suffisait Azralith, tu n’a pas besoin de te mutiler de la sorte pour me faire une promesse.

Car dans son esprit, inéduqué aux croyances puysardes, il ne savait y voir autre chose, même si d’autres vaanis avaient eu aussi cette tendance étrange. Il ne la comprenait pas. Il y avait dans la vie suffisamment de moyen de se blesser pour ne pas en rajouter volontairement.

"La Plaine ?" Elle passa un instant sa main le long de sa mâchoire. "Va falloir me tenir informée des dernières nouvelles, je n'ai pas vraiment eu l'occasion de tout suivre depuis que je suis revenue." Elle qui avait pourtant ressenti un tel effroi en voyant le lit de cendres, elle aurait cru Viliam plus impacté par la perte de sa taverne. Mais il semblait presque s'en moquer, le Guet n'avait pas réussi à le ralentir, ils n'avaient même pas réussi à ne serait-ce qu'à entamer sa détermination.

L'Aile Blanche avait-elle réellement une chance ? Des rêves utopiques, des idées de grandeur, un déséquilibre des forces bien trop grand. Et pourtant, elle était bel et bien toujours là non ? Le peuple semblait la soutenir et les tentatives du Guet de s'en débarrasser avaient échouées. Se pouvait-il que Viliam soit réellement le vecteur d'un changement d'une nature profonde au sein de Thaar et pas simplement un homme libre luttant pour préserver ses convictions ?

N'était-ce d'ailleurs pas là ce qu'elle aspirait à être ? Sa vision si peu partagée, sa compréhension du Père si peu admise. Elle refusait de se détourner de ses enseignements, mais peut être qu'un jour elle posséderait la force nécessaire pour apporter le changement au Puy ? Peut être était-ce pour cela qu'elle se sentait si proche de Viliam sans réellement en prendre conscience, lui, qui malgré ses maigres chances de réussite, semblait presque capable de donner vie à ses croyances, à la société qu'il avait envisagé pour Thaar.

Elle haussa un sourcil lorsqu'il mentionna sa main ensanglantée et elle la leva dans les airs. "Ça ? Le sang et la douleur apporte toujours plus de force aux mots." Elle observa un court instant sa blessure avant de rajouter, "Et c'est pas vraiment ce que je qualifierai de mutilation, ne t'en fais pas pour moi." Elle avait appris que bien peu des coutumes et des habitudes de vie qu'on lui avait enseigné étaient partagées au quotidien par les habitants de la citée dorée. Leurs compréhension du divin devait être superflue pour ne pas voir le lien inhérent aux touts puissants qui émergeait d'un tel geste.

"Si je suis prête à mourir pour éviter de manquer à ma parole, il en faut bien une preuve aussi infime soit-elle." Ils étaient bien trop nombreux à considérer les mots comme légers, accessoires, leurs paroles n'ayant de réelle valeur que tant que cela leur seyait. Elle avait horreur de ces inconsistances, de cette hypocrisie dans laquelle ils s'immergeaient, brouillant cette fenêtre qui menait à leur intentions. Le Créateur valorisait une franchise et une honnêteté absolue, la reconnaissance et l'admission de ses forces tout comme de ses faiblesses. La recherche de la puissance devait s'effectuer non pas en trompant ses adversaires, mais en surpassant ses lacunes pour devenir une meilleure version de soi même.

C'était seulement ainsi, que l'honneur et la gloire devenaient accessibles.

Des pensées optimistes, pour une fois. Le flou enténébré passé, la guerrière se sentit d'humeur taquine. Elle reprit la parole avec un sourire. "Je peux te montrer comment on fait, si tu insistes."

-Oh ça ira je t’assure. Le bandit lui répondit par un sourire mi-figue mi-raisin. Il lui montra la paume de sa main, traversée de part et d’autre par une balafre. L’affaire d’un morceau de bois éclaté, un jour de tempête… J’ai déjà donné.

Son bras était couturé de bien d’autres traces que la vie avait laissées sur lui d'ailleurs, mais à l’instant, sa manche en camouflait la majorité.

-J’étais persuadé que tu connaissais déjà la Plaine. Fit-il remarquer, surpris. Perplexe, il gratta l’une de ses joues. Et puis une étincelle s’alluma dans ses yeux tandis qu’il en parlait. C’est chez nous. Fit-il. Ça fait quoi…un an ? On savait que la taverne tiendrait pas éternellement. Expliqua-t-il. On trainait parce que l’idée nous faisait chier. Mais au fond on le savait. Et puis…Un jour y a eu une drow. Pas comme toi. Une qui venait du puy d’elda.  Enfin qui en était pas partie quoi...C’était un peu avant ou après  que toi tu arrives je me rappelle plus précisément. Il grimaça. On l’avait déjà énervée quelques temps avant faut dire, et elle m’a bien fait regretter le moment, mais...on s’en était sorti. En tout cas on croyait. Sans trop qu’on sache comment, elle nous a retrouvé des ennéades plus tard. Je te passe les détails mais elle a foutu le bordel dans la taverne, avec sa putain de magie des ténèbres et si Esgalön et Ren avaient pas pris les choses en mains ce jour-là on se serait pris une branlée qu’on aurait sentie passer. Bref. Grogna-t-il, n’ayant pas l’intention de ressasser un souvenir peu agréable et encore moins de devoir expliquer qu'il avait peur du noir comme un gosse. Tout ça pour dire qu’à ce moment-là j’ai réalisé que je n’arriverais pas à protéger mes gars tant que ma taverne resterait notre quartier général. Trop exposé.  

Et la réalité lui avait, plus tard donné bien trop raison à son goût. Il avait manqué de prudence, et ils l’avaient tous payés.

-Alors ben on a trouvé autre chose. Son sourire réapparut. Il semblait définitivement fier de cet endroit dont il parlait à demi-mots. Un autre chose que personne trouvera, par hasard ou non.  Mais…j’ai pas besoin de t’en dire plus pour que tu comprenne que ça ça tiendra que tant qu’on arrivera à maintenir le secret.

Aussi, lui demandait-il encore quelque chose, implicitement. Ce secret qu’il lui partageait, ne devait jamais franchir ses lèvres. Ce serait les condamner.

-Aujourd'hui quand je vois à quoi elle ressemble et les gens qui y vivent à l’abri. Ajouta-t-il, ses prunelles sombres brillant alors qu'il contemplait l'horizon, comme si de là il la voyait. Je me dit que j'ai au moins réussit ça. Un petit bout de paix qu'on nous prendra pas dans tout ce bordel.

Une lueur apparut à la surface des yeux de la guerrière Ilythiiri, trahissant la curiosité qui se mit soudainement à l'étreindre. Elle aurait pu s'en douter facilement en réalité et peut être que l'idée lui avait quelques fois traversé l'esprit. Mais pourtant elle n'avait jamais véritablement envisagé que l'Aile Blanche possédait un autre terrain, quelque chose de plus discret, de plus secret, quelque chose qu'une eldéenne à peine arrivée n'aurait pas été en droit ne serait-ce que de connaître. A voir les choses ainsi, le destin de la taverne sans nom n'en paraissait que plus évident.

Elle s'apprêta à lui demander où est ce que la Plaine se trouvait, à quoi à ce qu'elle ressemblait, est ce qu'elle avait même le droit de s'y rendre. Mais elle se retint au dernier moment. La curiosité était forte, et elle n'avait aucun doute quant au fait que la notion même de son existence ne pourrait franchir ses lèvres de son vivant. Et tout autant souhaitait-elle la voir, elle ne faisait plus partie de l'Aile Blanche. Elle n'en avait jamais véritablement fait partie. Elle pouvait vivre à leur côté, combattre, festoyer avec eux, mais elle n'était pas des leurs et elle ne le serait jamais.

Et surtout, son respect pour Viliam n'était pas quelque chose qu'elle prenait à la légère. Ce lien qui les unissait, elle souhaitait le chérir et elle ressentait pour cela le besoin de lui laisser ses secrets, de laisser intacte une partie de son univers que jamais elle ne foulerait du pied. C'était là, à ses yeux, une composante plus que nécessaire pour lui témoigner l'étendue de sa considération à son égard, et pour préserver l'intégrité de leur lien sans jamais le dénaturer.

Alors, après une solide réflexion sur le sujet, elle prit à nouveau la parole. "Voilà qui fait plaisir à entendre. Je suis heureuse de savoir qu'au moins, vous avez réussi à gagner un foyer au milieu du chaos. Et ne t'en fais pas, ma braise aura rejoint l'Elghinyrr bien avant que qui que ce soit n'en apprenne l'existence de ma part." De cela, il pouvait en être certain.

"Et d'ailleurs, n'hésite pas à faire appel à moi si tu as besoin d'aide pour quoi que ce soit." Elle se redressa et un franc sourire étira ses lèvres. "Tant que je serais à Thaar, l'Aile Blanche ne verra en moi rien d'autre qu'une amie et une alliée."

-Tu sais que c’est réciproque Azralith. Le bandit étire le même genre de sourire sincère que celui de la drow.

Rares étaient les amitiés véritables dans ce monde. Rares étaient les occasions d’offrir une forme de confiance désintéressée, sans crainte ou but caché. Précieux, étaient alors ce genre d’instants. En tout cas, même s’il ne pouvait savoir ce qui habitait réellement le cœur de l’ancienne puysarde, pour le bandit, ça l’était.

Certes, Azralith n’était pas des leurs. Elle n’avait jamais appris à siffler comme eux, et ne connaissait pas tous leurs secrets. Elle semblait de toute façon trop versatile et attachée à sa propre liberté pour s’encombrer d’un groupe a l’idéal qui n’était pas vraiment siens. Sans doute d’ailleurs la trahison de Dastan avait-elle achevé de tuer dans l’œuf l’idée d’un lien de cette sorte. Quelque chose qu’ils savaient ne plus jamais pouvoir se reconstruire avait été brisé ce jour où l’Aile blanche avait failli à protéger l’un de ses membres. Pourtant, aussi peu de temps cela avait-il duré, Azralith n’en avait pas moins été une camarade à leur côté, partageant leurs repas, leurs soirées, leur combat parfois. Elle avait, coude à coude, pu entendre leurs rêves, leurs espérances ou bien leurs peurs et leurs doutes. Peut-être en avait-elle partagé certains. Cela, elle était la seule à le savoir. Mais sans en être réellement, elle avait laissé une marque indélébile et précieuse à sa manière dans leur petite société.

Un nouveau silence passa, alors qu’ils se retrouvaient là, tous deux à fixer la ville en mouvement perpétuels perdus dans leurs propres pensées. Avant que Viliam ne se décide à le briser.

-N’empêche que tu m’a toujours pas expliqué comment tu t’es retrouvée au beau milieux d’une troupe de comédiens. Finit-il, par relancer, un sourire espiègle sur les lèvres. Il finirait par l'avoir le fin mot de cette histoire saugrenue...

Ils continuèrent d'observer le panorama qui s'offrait à eux, côte à côte, dans un silence parfait. Cette cité à l'éclat dorée qu'elle avait rejoint par la force des choses, sans la moindre idée de ce qui pouvait l'y attendre, elle ne pouvait affirmer avec certitude qu'elle l'appréciait. Mais cela avait bien peu d'importance au final. Elle s'y était fait un ami, provenant d'un monde bien différent du sien. Une certitude qui ne faisait que grandir, c'était cela qu'il lui fallait nourrir, cette curiosité envers ce qui lui paraissait à première vue insipide, envers ce qui semblait hors de sa compréhension. Voyager et comprendre lui avaient donné un ami, et peut être parviendrait-elle à en tirer bien plus.

Lorsque Viliam brisa le silence, Azralith écarquilla les yeux, se remémorant soudainement les circonstances qui l'avaient amenées ici. "Jivven !" Elle plaça une main sur son visage un court instant, réalisant qu'elle avait potentiellement ruiné sa scène et avait fui. "J'étais censée veiller à la sécurité de la troupe mais il insistait pour que je monte sur scène." Elle grimaça, elle allait devoir y retourner et en assumer les conséquences.

Elle s'approcha du rebord duquel ils étaient montés et tourna la tête vers Viliam "Une faveur en échange de la guérison de Paprika. C'est... Hum... Une fée." Sans même parler du Puy, elle réalisa que pour elle aussi, bien des choses s'étaient passées depuis leur dernière entrevue et le chef de l'Aile Blanche en ignorait pour le moment une grande partie. "Tu pourras la rencontrer bientôt."

Agrippant le rebord de ses deux mains, elle se laissa glisser le long de la paroi et tomba sur un toit un petit peu plus bas, entamant une course pour retourner au théâtre, espérant que la foule avait déserté depuis leur fuite éperdue.