Le tranchant des carènes [PV Norne]

Fin de la 5e ennéade de Bàrkios
21e année du Onzième Cycle
Début d’après-midi

Malgré les inhabituelles températures, les rues d’Alëandir s’appliquent à entretenir l’atmosphère légère des récentes festivités. Plusieurs fois, croiser le regard de l’un de tes Frères t’arrache un sourire, et plusieurs fois, remarquant ton amusement, on répond à ton sourire d’un discret gloussement. Les plus frileux des Lëandrins plutôt que de se languir des caprices du ciel ont sorti manteaux et capes. Toi, au contraire, tu profites tant que tu le peux du fouet du vent du Nord. Ainsi rappelles-tu à tous que malgré ton attachement à la capitale dont tu es responsable, tu es bel et bien né ailleurs.

Derrière ta démarche assurée et l’éternel sourire affable que tu offres aux tiens, se dissimulent cependant de terribles pensées. Les derniers messages t’étant parvenus d’Holimion sont catégoriques. Ça y est. Chez eux aussi, l’alarme a été sonnée. Sonnée, certes, mais en silence. Car ils sont bien peu, les Sylvains qui savent ce qui se trame. Et c’est là ta volonté. Les récents événements ont à tes yeux de potentielles implications bien trop sombres pour que savoir ne lève pas un dangereux voile de méfiance sur la société Taledhelle. Qu’ils continuent plutôt de se réjouir de la récente victoire remportée contre Aduram. Tu refuses que cette bonne nouvelle ne soit éclipsée par une rumeur qui fasse à nouveau d’Ornedhel un synonyme d’ennemi.

Pas tant que vous n’auriez pas complètement tiré les choses au clair.

D’étranges mouvements ont été repérés par les patrouilleurs Holimons. Les routes de chasse des clans du Protectorat semblent s’être récemment déplacées pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le climat. Ça, et un poignant pressentiment avait pris à la gorge les vigies à l’Ouïe la plus sensible. La matinée, tu l’avais passée à informer qui-de-droit de l’évolution de la situation. Maintenant, il était temps de se préparer à passer à l’action. En espérant qu’agir à temps vous permette au mieux de mettre un terme au problème, et au pire, d’éviter qu’il ne devienne irrémédiable.

- Daernettë ?

De retour au palais, tu frappes à la porte de ta dernière urgence du jour. L’un des rares Souffles à qui tu as jusque-là partagé toutes tes informations. Et un Souffle dont tu aurais cruellement besoin de la compagnie durant les prochains mois.
L’inimitié que Norne a pour les Ornedhels embrume autant son jugement que ta révulsion pour la violence fratricide embrume le tien. Tu ne lui fais pas le moins du monde confiance pour accorder aux Baar’Ane – ou même à quelconque autres Noss – le bénéfice du doute, mais sans sa voix pour te faire envisager le pire… tu risquerais bien de le laisser ramper jusqu’à vous. Après tout, les écailles ternies de l’Utopiste Ailé ne parent-elles pas toujours ton dos ?

- Il faut qu’on parle. J’ai des nouvelles.

La tenue du moment:

Une ambre étincelante, douce, presque apaisante. Un réconfort qui ne pouvait émerger d'aucune autre source que ce calme, celui qui suivait les célébrations et les fêtes. Le silence après le bruit, la fatigue après l'effort, le souffle et le corps se retrouvant dans un état de sérénité, préférant la contemplation mélancolique à l'ardeur étincelante. S'y réfugier figurait généralement dans ses habitudes et même loin de son foyer, elle ne dérogeait pas à la règle.

Une lumière forte pénétrait à l'intérieur de la pièce, éclairant sans grande difficulté le petit bureau sur lequel Norne écrivait. Le palais était calme, presque silencieux, et le bruit délicat de la plume croisant le papier était presque le seul qui lui parvenait. Ses oreilles dressées trahissaient sa concentration, son esprit perdu dans les mots cherchant à leur donner la forme la plus convenable possible.

Depuis que Daenor était venu la trouver, elle n'avait de cesse de se livrer à cet exercice. Elle qui avait toujours vécu dans un environnement militaire strict, elle était habituée à un langage court, direct, à préférer choisir l'essentiel au détail. Mais elle ne pouvait se permettre d'agir et de parler en tant que Dame Protectrice comme elle le faisait en tant qu'officier. Toucher à d'autres sphères, certaines bien éloignées de son champ de compétences, nécessitait parfois une élaboration plus profonde que ce dont elle avait l'habitude.

Mais en réalité, ce n'était pas tant un travail sur l'expression de ses pensées qu'elle effectuait à l'écrit que la plongée dans une nouvelle forme d'exutoire. Le travail physique et le sport avaient toujours su canaliser son souffle comme bien peu d'activités en étaient capables, mais elle appréciait également poser certaines choses à plat, leur donner une forme physique et tangible. Elle s'ouvrait dans ses lignes, y déversait ses émotions, ce qu'elle ressentait, ce qui la touchait. Chose qu'elle était bien incapable de faire à l'oral avec n'importe quel autre souffle, car cela reviendrait à admettre qu'elle pouvait être vulnérable, qu'elle pouvait fléchir elle aussi. Et comment le pouvait-elle, alors que bientôt tant de souffles dépendraient d'elle ? Ces pages ne devenaient alors à ses yeux rien d'autre que des confidents secrets.

Et cette vulnérabilité dans ses écrits se reflétaient également sur la vieille guerrière elle même. Car dans la solitude de sa loge, à l'abri des regards, elle avait retiré sa peau de métal. Une sensation presque désagréable tant son confort lui manquait, elle se sentait si fragile en son absence. A la place, une brassière embrassait sa poitrine, et ses jambes se voyaient enveloppées d'un legging. Sa longe chevelure d'ordinaire dissimulée sous son heaume ou tressée, tombait librement sur ses épaules, recouvrant une partie de son torse ainsi que le haut de son dos. Certains souffles auraient eu bien du mal à la reconnaître ainsi.

La surprise s'empara d'elle lorsqu'elle entendit soudainement une voix à l'extérieur. Une voix qu'elle reconnut et qu'elle connaissait très bien. Norne déposa la plume dans l'encrier et se leva avec empressement avant d'ouvrir la porte, se retrouvant face à la silhouette massive de l'Aran. Malgré le fait que le passage de la vieille guerrière au sein de la capitale avait été tenu secret jusqu'aux célébrations, elle n'avait pas réellement passé de temps avec lui après coup, préférant le laisser profiter avec les siens et surtout, avec sa famille.

"Cintanno ?" Elle s'avança, refermant un court instant ses bras autour des côtes d'Artiön. Sa peau était froide, trahissant l'état du climat de la capitale affecté par les vents venus du Nord. Les célébrations n'auraient sans doute pas eu la même saveur sans une petite touche Daranovane à la Cité Blanche.

Norne s'écarta ensuite pour le laisser entrer, refermant la porte derrière lui. "Je t'écoute, raconte moi tout."

- Aiya.

Tu accueilles l’étreinte de Norne, le visage fendu d’un sourire attendri. Depuis que tu habites la capitale, tu te retrouves chaque fois presque surpris des démonstrations d’affection de tes amis Daranovans. Tes bras se lovent à leur tour – le temps d’un instant – autour des épaules de la guerrière, et tu lui rends ce qui chez vous n’est qu’un geste ordinaire. Puis, quelque part comme rassuré devant ton choix de partenaire, tu penches la tête sur le côté dans une esquive devenue seconde nature du linteau de sa porte et pénètres l’antre de la guerrière.

- C’est que tu t’es confortablement installée on dirait.

Tu mets l’emphase sur le sarcasme d’un sourcil levé, et t’installes par la même occasion sur l’un des fauteuils du salon. Tes yeux lorgnent rapidement sur la pièce. Tu reconnais bien là le style d’une militaire qui ne compte pas rester habiter l’endroit bien longtemps. Il n’est rien ici, si ce n’est le promontoire où est rangé son armure, qui ne lui ressemble. Pas un draps, pas un bibelot, pas même un vêtement mal rangé. L’appartement respirait toujours l’austère richesse d’un logement châtelain.

- Mais ce n’est pas plus mal. tu soupires, puis cherches son regard J’ai reçu une missive d’Holimion qui me laisse penser qu’il faudrait qu’on s’y rende. l’air grave, tu t’expliques Selon les éclaireurs Holimons, les clans du Protectorat auraient changé leurs routes de chasse et de cueillette habituelles. Ce qui les étonne d’autant plus qu’au vu de l’hiver qui arrive, il est étrange que les Ornedhels abandonnent les terrains les plus giboyeux et les quelques portions de forêt riches en fruits d’hiver. tu claques de la langue Bref, ils craignent que soit quelque chose les ait fait fuir, soit quelque chose les ait attiré ailleurs. tu baisses lentement les yeux Et selon ceux qui Entendent, ce serait la première solution la plus probable.

Tu sais que c’est là beaucoup demander, surtout à quelqu’un destiné à bientôt reprendre la charge d’un Protectorat. Seulement, te semble-t-il, comprendre de quoi il en retourne et mettre un terme aux agissements des assumés kidnappeurs Noss était ce qu’il y avait de mieux à faire pour le bien non pas d’un Protectorat, mais de tout Anaëh.

- Je sais que tu as beaucoup à faire, mais j’essaie de gérer cette affaire le plus discrètement possible. Et non seulement tu es déjà au courant… mais en plus on a tous les deux une excuse pour se rendre là-bas. tu te pares d’une moue complice Que dirais-tu d’aller rendre visite à notre cher compatriote Árólindë ?

Lorsque les traits de son visage se durcirent, elle comprit que les nouvelles en question n'avaient rien d'appréciables. S'adossant à l'un des murs en face d'Artiön, elle croisa les bras et l'écouta attentivement. Sans grande surprise, la source de ses inquiétudes concernait les ornedhels. Il n'avait de toute évidence pas trouvé de solutions ou tout de simplement de réponses à la nature des disparitions provoquées par les Baar'Ane. Mais cette fois ci, c'était l'intégrité d'un protectorat tout entier qui semblait menacée.

Norne ferma les yeux un instant. Elle espérait que le problème était fondamentalement bien moins grave que ce à quoi son Cintanno semblait s'attendre, mais tout comme lui, elle avait appris avec l'âge à se préparer au pire. Ce qui les différenciait sans nul doute, c'était la patience. Celle dont un esprit juste se devait de faire preuve pour écouter, pour comprendre les point de vues proches du sien mais aussi et surtout, les plus éloignés. Elle n'était plus en mesure de le faire, plus avec les ornedhels. Ils étaient capable de tuer, de détruire au nom d'un mode de vie et de pensée ancien et hermétique au moindre changement, eux qui n'avaient pas su évoluer avec leur temps, qui n'avaient pas su s'adapter. Si leurs rites ou leurs croyances se retrouvaient à menacer la bonne portance du moindre souffle, elle n'aurait aucune pitié à leur égard. Pas plus qu'ils n'en avaient eu jadis avec ses camarades.

Quant à savoir si elle le suivrait à Holimion, sa réflexion se fit étonnement bien plus brève qu'elle ne l'aurait cru. Ses devoirs l’appelaient à la cité des armes et il lui semblait rester tant de choses à régler avant de pouvoir ne serait ce que considérer entamer la cérémonie du sacre. Mais quel protecteur en devenir pouvait négliger la sécurité de l’œuvre et la faire passer après ses difficultés personnelles ?

Elle eut un léger rictus à la mention d'Árólindë, cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas revu le Lassörn. Elle inspira avant de lui répondre. "Comme si j'allais te laisser y aller seul après avoir demandé mon aide." Elle fit une légère moue, presque comme si le simple fait qu'il ait considéré la possibilité d'un refus de sa part l'ait vraiment vexée. "Et ne t'avises pas de prendre des pincettes avec moi Cin', ou je vais devoir te rappeler par la force de quelle manière tu es sensé traiter avec ton sang."

Elle roula ses puissantes épaules avec un léger sourire. Être Aran n'offrait pas réellement le luxe de pouvoir se détacher de ses responsabilités, ne serait ce que le temps de quelques jours. Les célébrations à peine terminées, son travail reprenait, mais les implications et les menaces qui pesaient sur l’œuvre demeuraient dans son crâne en permanence. La guerrière espérait sincèrement que la nature improviste de sa fête lui avaient au moins permis de fermer les yeux sur ses inquiétudes, du moins temporairement.

"Quand est ce que tu as prévu de partir ?" Toute son attention était désormais portée sur le voyage, ses détails et ses implications. Elle qui descendait des montagnes et amenait l'hiver blanc dans son sillage. Voilà une image qui lui plaisait particulièrement.

- Le temps de boucler quelques dossiers et de préparer mon départ… tu réfléchis un instant ...j’aurais aimé pouvoir me dégager plus tôt, mais départ dans deux ennéades, c’est le mieux que je puisse faire.

Deux ennéades de plus à Alëandir, puis – au mieux – deux ennéades de plus de trajet jusqu’à Holimion. Nombre de choses pouvaient se passer en autant de temps, alors il vous faudrait espérer. Que l’agitation autour du Protectorat ne disparaisse pas aussi vite qu’elle était apparue. Que rien de plus drastique que cette agitation ne s’installe avant votre arrivée. Que personne ne disparaisse, ou pire, ne meure, parce que tu n’avais pas été là à temps pour intercéder.

- Tsh. tu pestes J’espère qu’on n’arrivera pas trop tard.

Et surtout, tu espères que ceux-qui-savent à Holimion feront de leur mieux pour enquêter sur la situation sans trop faire de bruit. Eux plus encore que les elfes de n’importe quelle Cité. Pas parce que tu as peur pour les Holimons. Pour le meilleur et pour le pire, les Holimons sont habitués à naviguer des relations tendues avec les Ornedhels locaux, mais les pèlerins par contre… Beaucoup d’elfes présents sur l’île n’y sont que parce qu’ils sont trop fragiles pour supporter l’agitation de leur terre-mère.

- Si le calme d’Holimion est perturbé, on risque de ne pas passer bien loin de la catastrophe.