A l'entour de la capitale

[Lazare Ryldenheim]

Amédée Bonnat était l'un de ces hommes qui réussisaient. Fils d'un ancien Frère des Monts-Corbeaux reconverti dans le commerce du vin et d'une fille de la noblesse locale ruinée, il avait été un enfant gâté. Faisant partie de cette petite élite qui gravitait autour des fonctions de robe, de l'économie immobilière et des récoltes environnant Diantra, il n'avait jamais manqué de rien, de telle sorte qu'il devint, peu après l'Université, un noble de robe représentatif. Partageant son temps entre ses fonctions judiciaires, ses disputes universitaires et ses différentes affaires, il était en cheville avec tous les milieux qui gravitaient et soutenaient la haute noblesse.

Il n'était donc pas étonnant que ce nanti ait rencontré une jeune et sémillante professeur de Diantra et non moins étonnant qu'il parla de ce joli brin de fille à l'un des meilleurs partis qui vivaient à Berdes, cette cité libre ancenoise où marchands et petits nobles gouvernaient au nom du baron. En affaire avec Lazare Ryldenheim, il lui avait parlé, entre deux verres de la jeune Rose d'Agamorr, et ce dernier s'était montré très intéressé par la demoiselle. Amédée fut heureux de reconnaître chez le jeune marchand d'Oësgardie les mêmes goûts en matière de femmes et l'invita, un jour qu'il passait à Diantra, à lui demander d'arranger un rendez-vous. On convint en riant que cela était une plaisante idée puis le légiste passa à autre chose.

Alors que l'automne tombait, Amédée reçut la visite du jeune marchand, qui lui rappela sa proposition. Etonné que Lazare, qui était courtisé par de nombreuses maisons marchandes, prenne la chose avec tant d'empressement, son ami réitéra sa promesse, un peu confus. Plus tard, il invitait la jeune maître à se rendre dans sa résidence rurale, située à quelques kilomètres de la capitale royale, pour y fêter la fin de son séjour dans ce lieu si champêtre et le début de l'automne avec d'autres amis de la famille Bonnat.

Lazare était l'invité de maître Bonnat depuis plusieurs jours déjà. Il se rendait souvent en ville, bien qu'on ne le voyait que peu dans les cercles de la bourgeoisie marchande. Un mystérieux ladre que cet héritier des Ryldenheim. Il lui était même arrivé de ne pas revenir. Sûrement quelque maîtresse assez ingrate pour le retenir dans sa couche. Voire un larcin en préparation... Mais qu'importe ! Le sieur mercier était un homme tout à fait avenant, à la parole facile et à l'esprit acéré. Et si son regard se montrait parfois dur, si son visage semblait avoir vécu plus de "situations" que ne l'aurait dû un simple négociant, la fortune du jeune écartait tous les doutes.

La tablée, composée en grande partie de marchands et de membres de l'Arcanum, disputait sur la création de la guilde des Noblegriffons lorsque Rose d'Agamorr s'excusa. Cette curieuse alliance entre un maître d'armes langecin et une noble qui se salissait dans des affaires d'argent rendait joviale la gent, qui semblait ne pas prendre cette création très au sérieux. Alors qu'on se demandait plaisamment si ce rapprochement n'était pas un prétexte pour un mariage interracial entre les deux éminences de cette guilde, la maître ès noirelfes présenta ses politesses et s'assit tandis qu'Amédée présentait le cercle d'amis, s'apesantissant un peu plus sur Lazare Ryldenheim.

Puis le dîner commença vraiment. Débutant avec quelques poissons trempés dans le verjus, puis soutenant des potages si épais que le terme de purée leur eût été plus seyant, l'assemblée continua à divaguer, passant d'un sujet à un autre jusqu'à ce qu'on fit venir deux porcs de lait. Grillés, de bonne taille et marinés, ils dégageaient une odeur délicieuse. Le maître de maison avait même décidé de poivrer la bête, ce qui dut lui coûter une fortune. Alors que les plats se succédaient, Lazare, qui avait été intelligemment placé à côté de Rose d'Agamorr et d'Amédée, échangeait des mondanités, interrogeait sur la situation de l'Université, cherchant la jeune femme à parler de sa fonction, voire de se répandre sur son sujet de prédilection.

Le jeune Ryldenheim portait une intention toute particulière à Rose d’Agamorr. Nul doute qu’elle était jolie, certes. De plus, la demoiselle était touchante, parfois expressive sans le montrer, animant ainsi les convives sans même parler ou s’exprimer directement. Lazare, ancien bateleur ayant pratiqué les planches et certaines de leurs servantes, aurait pu y voir le talent d’une comédienne chevronnée s’il n’était pas si convaincu du caractère inoffensif et vrai de la jeune femme de l’Université. La rue lui avait appris la méfiance, et il avait connu les faux semblants de tous les milieux, apprenant d’eux et les utilisant à l’envi. Cependant, il était en trop bonne compagnie, trop sûr de sa propre couverture pour voir dans la petite Rose d’Agamorr autre chose qu’une femme à fleur de peau.

Une femme, certes, mais aussi une étonnante source d’informations. La professeur avait amusé la galerie sur un sujet on ne peut plus sensible pour ce nouveau marchand dénué de scrupules. Les esclaves. L’esclavage noirelfique était mal connu, leurs ressources mal appréhendées et les marchés mal achalandés. La guerre contre le Puy avait fermé toute possible ouverture de commerce avec les elfes noirs et, donc, d’amener dans la Péninsule les esclaves de leurs sérails. Triste nouvelle pour les marchands les plus probes, mais les gens comme Lysandre ne pensait pas forcément en terme de légalité ni même de morale.

Il savourait ses fantasmes mercantiles lorsque la petite brune s’enquit de sa propre situation, la suprenant ainsi quelque peu. Il avait lâché quelques anecdotes sur lui-même et sa profession, blaguer sur une guilde marchande fort méprisée avec ses convives, mais n’avait pas encore parlé de son existence. La plupart du temps, il préférait laisser aller la rumeur. Ses hôtes touchaient toujours un mot sur ce Lazare Ryldenheim revenu de Nanie avec des mulets couverts d’or et de pierreries, à leurs invités, et toujours les racontars amplifiaient l’étendue de sa fortune et la qualité de sa personne. C’était enivrant. Dangereux, mais enivrant.

Souriant à la jeune femme et autres quelques commensaux qui prêtaient l’oreille à celle-ci, il lui dit qu’il ne voulait pas ennuyer l’assemblée avec son séjour de plusieurs années dans la Nanie sauvage, ces landes et ces montagnes où vivaient les nains, curieux personnages, encerclés par des dangers de toute sorte. Maître Luth insista, et Jean Arsant renchérit. Oui, Lazare aimait se faire prier. Soupirant d’un air faussement las, leur rappelant qu’il les avait prévenu, il décrit en quelques mots comment, alors qu’il n’était pas encore un homme fait, il partie pour la Nanie où il perdit toute son expédition. Survivant comme il pouvait, bravant les inconnus de ces terres ingrates et froides, il expliqua qu’il apprit à faire fortune et la langue naine. Il revint en Oesgardie après plusieurs années d’aventures et de bonnes affaires, doté d’un petit capital et de beaucoup de souvenirs. Et la promesse de ne plus jamais retourner chez ces pingres de nains ! Certains rirent à ce vœu et lui levèrent leur verre. Arsant déclara qu’il était déjà allé jusqu’à Lanthe et jura à son tour de ne jamais y remettre les pieds.

Depuis il vivait confortablement, partageant son temps entre Diantra, Berdes et les marches septentrionales du pays, où il y avait un humble hôtel à Hasseroi. Assez bon conteur, il noya la question portant sur les drows en parlant du retour triomphal qu’on lui fit au pays, et à la tristesse qui lui prit quand il apprit la mort de son père. Mêlant description gargantuesque du banquet et envolées pathétiques quant à son état lorsqu’il apprit le sort tragique de son paternel, le bateleur, d’une voix ému, sonna le glas du plat de résistance et le début des desserts. On commença à manger sans grande conviction des tartes et des pains confis, encore retourné par cette poignante conclusion, puis on reprit de l’entrain en parlant politique. Tandis que l’assemblée recommençait à faire honneur aux plats d’Amédée Bonnat, celui-ci suggéra aux deux jeunes gens de digérer cette nourriture dans ses jardins, après le repas.