De Charybde en Scylla... [PV Adria]

Après réflexion, Berg'inyon aurait été incapable de dire combien de temps il courut dans la forêt obscure, Adria endormie sur son épaule. Près de lui, seule la respiration haletante et entrecoupée du loup-caméléon permettait d'indiquer sa présence car Olwë, sitôt sa maitresse assoupie, s'était fondu dans le décors en usant de sa précieuse aptitude magique. Sans doute comprenait-il l'importance de ne pas se faire remarquer lors de leur fuite, ou peut-être ne voulait-il tout simplement pas être vu au cas où ils seraient attaqués. Toujours est-il que le drow ne tarda pas à le perdre de vue et ne put s'aider que de son ouïe pour tenter de discerner sa présence à leurs côtés.

Dans une ville autre que la Dross, leur arrivée aurait été remarquée : un guerrier drow blessé portant une sylvaine inconsciente dans ses bras et suivi d'une étrange créature invisible qui bousculait les passants et qui affolait les autres animaux. Pourtant, c'était ici un vrai coupe-gorge, un repère de malandrins et de bandits où chacun avait bien raison de craindre pour sa bourse (et pour sa vie) mais qui se situait -raison principale pour laquelle le Sombre avait choisi ce lieu en particulier- en zone neutre. Ici, personne ne leur poserait de questions gênantes, ni sur la couleur de leurs peaux ni sur quoi que ce soit d'autre...

* Même s'ils arrivent à suivre notre piste jusqu'ici, les confrères de Naerth et Hune auront un certain mal à nous trouver dans toute cette population grouillante. Et je doute que la garde d'ici ne laisse entrer un régiment de Sombres, même pour retrouver un assassin... En attendant, tâchons de repérer une auberge où passer la nuit... *

Immédiatement il opta pour l'auberge la plus bondée du coin, déjà parce qu'il se méfiait beaucoup des autres bouges où ils risquaient probablement de se faire égorger dans la nuit mais surtout parce que la maison ressemblait fort à un lieu de débauche et de luxure, ce qui signifiait que des gens peu recommandables mais pleins aux as géraient l'affaire. Et, contrairement à ce qu'on croit, ces gens-là étaient rarement disposés à recevoir une meute de soldats drows exigeant à fouiller les lieux pour retrouver des fugitifs, ne serait-ce que parce qu'ils ne faisaient que ce qu'ils voulaient. Si l'escouade lancée à leur trousse ne cherchait à les y déloger, ils devraient se trouver aux prises avec la milice et les videurs de la taverne, sans compter tout les malfrats à l'intérieur (ce qui ferait, sans doute, un beau boxon).

A son grand mécontentement, il dût remettre son précieux sabre à la réception, mesure de protection toutefois appréciable. Après avoir réservé au deuxième étage une chambre correcte à un prix beaucoup moins correct, il suivit une soubrette au très large décolletté jusqu'à l'étage et attendit qu'elle ne daigne lui ouvrir la lourde porte de bois, révélant une pièce petite mais plutôt bien aménagée, avec salle de bain, armoire et lit double.

- Et amusez-vous bien ! Lança-t-elle dans l'escalier pendant que le drow ne déposait la demoiselle toujours endormie sur le large lit.

Avec un sifflement désabusé il lui enleva sa cape, ses chaussures et la glissa dans le lit. Elle dormait profondément, et sans doute de se reposer dans un vrai lit lui ferait du bien. Après toute ces émotions, il y avait bien de quoi être épuisé, sans compter qu'il était déjà tard. Il se fit monter une collation par le service de chambre et se lava rapidement, heureux de pouvoir se décrasser après sa longue course. Un bref coup d'oeil en direction de la demoiselle lui apprit qu'elle dormait toujours ; tant pis, elle verrait bien au réveil où il l'avait emmenée.

Fatigué et endoloris, il se débarrassa avec soulagement de son armure et de son équipement. Olwë était réapparu pour partager son repas et dormait lui aussi, roulé en boule dans un coin de la chambre. Berg'inyon s'approcha de la fenêtre pour glisser un regard penseur vers la ville qui s'étendait en bas. Ici, dans le monde civilisé, ils pouvaient relâcher un peu de leur vigilance...

Après ces quelques moments de rêverie, il enleva sa chemise et se glissa dans le lit doux et moelleux, la figure enfouie dans l'oreiller, avant de sombrer à son tour dans un profond sommeil.

Une fois endormie, Adria n'avait plus rien vu ni entendu. Il ne lui arrivait pas souvent de plonger dans un sommeil de plomb, mais là, la magie avait bien fait son œuvre. Pour une fois, la jeune fille ne s'agiterait pas en parlant ou en chantonnant sans s'en rendre compte... Lorsqu'elle rouvrit les yeux, il faisait nuit mais avec sa vue, elle reconnut aisément une chambre. L'esprit embrumé, impossible de faire le point et d'avoir une idée de là où elle se trouvait.

" Olwë ? "

Première réaction, chercher celui qu'elle appelait généralement en se réveillant s'il ne lui servait pas d'oreiller sur patte. Elle entendit que le loup se déplaçait non loin d'elle et resta allongée, soulagée, fixant le plafond. Elle n'eut pas l'impression de s'assoupir à nouveau, mais quand elle rouvrit les yeux, il faisait à peu près jour et elle se sentait un peu mieux. Impossible de mettre le doigt sur ce qu'elle faisait là ni sur ce truc drôlement important qui allait avec... c'est en roulant sur le côté, dans le lit, qu'elle tomba à moitié sur le truc en question.

" Bwoawh ! "

Ce fut à peu près le son qui sortit de sa bouche sous l'effet conjugué de la fatigue, la peur et la surprise quand elle se retrouva nez à nez avec un drow. Berg'inyon évidemment. Elle se rejeta en arrière, les yeux écarquillés, le cœur battant à tout rompre. Au moins, là, elle était parfaitement éveillée. Et lui aussi, surement. Enfin, ils étaient où ? Dans un lit, lui apporta son cerveau qui s'obstinait à fonctionner au ralenti. Un lit bien confortable, bon, d'accord, elle allait aller loin comme ça. Une auberge, surement... mais où ça ? Elle avait dormi combien de temps, en plus ? Assez pour avoir un peu moins l'impression de risquer de s'évanouir au moindre geste. Elle s'assit sur le bord du lit et sursauta quand une truffe humide vint lui chatouiller les doigts de pied.

" Ça suffit Olwë... " le gronda-t-elle gentiment en le repoussant.

Elle finit par se lever et alla jeter un œil à la fenêtre... il y avait déjà du monde dehors. Cela dit, dans cette ville, il y avait probablement des vas et viens à toute heure du jour et de la nuit. Surprise, elle se retourna vers Berg'inyon en s'exclamant :

" Mais on est en pleine ville ! Eh ! On est où exactement ? "

Trop de races se côtoyaient pour que ce soit une ville appartenant à un peuple précis, ou alors elle était tombée sur des citadins bien tolérants ! Mais elle n'avait pas l'impression d'être dans le petit village d'illuminés du coin, il y avait bien trop de maisons aux alentours. En regardant plus précisément, elle remarqua aussi que les gens ne semblaient pas tous très recommandables. Ici, la proportion de personnes à l'air méfiant était bien supérieure à une ville classique. Détaillant tout ce petit monde, elle reprit d'un air perplexe :

" Tu nous as emmené où ? Qu'est ce que c'est que cet endroit ? Je n'ai jamais rien vu de tel ! C'est bizarre tous ces gens ! "

Cette fois, il n'aurait pas la chance qu'elle s'endorme, elle allait le harceler jusqu'à ce qu'il réponde sans se dire un instant qu'il avait peut-être envie de faire la grasse matinée. En même temps, elle avait l'air plus curieuse qu'inquiète, regardant les passants qui circulaient sous leur fenêtre.

" Qu'est ce... "

Elle s'arrêta subitement, prise d'un vertige et se retint au mur un instant. Son état de faiblesse commençait sérieusement à lui taper les nerfs. Elle alla s'asseoir sur le lit en tailleur et prit le temps de se reprendre avant d'ajouter avec un air espiègle malgré la fatigue :

" N'imagine pas que je vais m'endormir avant d'avoir des réponses cette fois... "

- Mmmmm....

Réveillé en sursaut par le cri étranglé d'Adria, Berg'inyon n'avait pas attendu d'écouter ce qu'elle avait à lui dire. Insensiblement, ses paupières étaient retombées et il s'était finalement retourné avec un bâillement, dos à elle, enroulé dans les couvertures. Non mais déjà qu'il avait couru comme un fou la veille pour gagner la Dross le plus tôt possible, si en plus une petite idiote d'elfe blanche l'empêchait de se reposer en se vautrant sur lui et en lui glapissant dans les oreilles si tôt le matin !

Comme elle ne semblait pas disposée à le laisser dormir, il se souleva à demi et, avec un grognement de mauvaise humeur, jeta un coup d'oeil par la fenêtre. C'était le matin, pas si tôt que ça d'après ce qu'il pouvait en juger, et les rues étaient déjà pleines d'une foule de monde (guère plus recommandable que la veille, cela s'entend). Des escrocs vendant de la marchandise minable, d'autres invitant les promeneurs à parier sur tout un éventail de jeux d'argents, des demoiselles aux courbes généreuses outrageusement maquillées qui suivaient les hommes en échange d'une bourse plus ou moins bien remplie...

Un tel spectacle, au réveil, ça avait de quoi couper le souffle.

Alors qu'elle retournait s'asseoir sur le lit, l'avertissant de ce qui risquait fort de se passer (* harcèlement moral, moi je dis... *), il daigna enfin répondre à sa question :

- La Dross, petite écervellée ignorante... Ville des plaisirs et de la luxure ! On va rester ici quelques temps, histoire de voir si on a semé les autres...(puis, en adoptant un accent de maquereau qui aurait pris sous son aile une petite provinciale encore jeune et innocente) Bienvenue dans la civilisation, poupée !

Les cheveux en bataille, il se démena un instant avec les draps avant de finalement réussir à s'en extirper à moitié. Décidemment, il n'arrivait pas à comprendre comment elle pouvait sans arrêt être aussi candide, bien qu'il s'y soit habitué depuis le temps. Elle se réveillait dans un lit avec un drow à ses côtés, au beau milieu d'une ville visiblement dépravée et corrompue jusqu'à l'os, et elle ne se montrait ni effrayée ni inquiète.

Avec un clin d'oeil, il lui lança :

- Hé, sainte-nitouche... Je pensais que tu serais choquée de voir où j'avais pu t'emmener ! Tu es vraiment aussi bécasse, ou tu es moins innocente que tu en as l'air ?

Il ricana et roula sur le côté pour qu'elle soit juste à portée de bras. Avant qu'elle ait eu le temps de dire ouf, il l'avait faite basculer sur le lit et l'avait à moitié recouverte de son oreiller. Ses deux mains posées sur la bouche de la jeune fille en baillon improvisé, il posa confortablement sa tête et grommela :

- Et maintenant, je dors ! Si jamais tu t'avises de bouger, je te vends au premier maquereau qui passe, c'est clair ?

Le message semblait limpide : on n'emmerde jamais un drow au réveil !

La Dross... Adria n'en avait jamais entendu parler, ou alors ça lui était sorti de la tête. Ville des plaisirs et de la luxure, là, ça commençait à faire son chemin dans sa tête. Dans quoi était-elle tombée ? Enfin, apparemment, ça ne la perturbait pas plus que ça, comme Berg'inyon put vite s'en rendre compte. Innocente ? Elle haussa les épaules en rétorquant avec un grand sourire, riant à moitié :

" Bah tu voudrais que je fasse quoi, là ? Je viens de me réveiller dans le lit d'un drow, alors au point où j'en suis ! "

Eh ! Il n'était plus temps de partir en courant en hurlant comme une demoiselle effarouchée ! Quand il l'attrapa elle ouvrit quand même de grands yeux en lui demandant ce qui lui prenait avant de hocher la tête comme elle pouvait. Il voulait dormir, bon bon, d'accord... peut-être qu'elle avait effectivement un petit peu abusé. Un tout petit peu...

" Désolée. " souffla-t-elle même dans un élan de bonne volonté quand il l'eut relâchée.

Ce n'était pas tant que sa mauvaise humeur l'impressionnait, mais elle estimait qu'il était vrai qu'il avait bien mérité de se reposer aussi longtemps que bon lui semblait. Du coup, il échappa à la foule de questions qui auraient suivie... ce serait pour son réveil, cela dit. Bon, ne plus bouger avait-il dit. Elle n'était en soi pas contrariante tant que ça lui convenait un tant soit peu, elle resta donc allongée, regardant le plafond.

Quand même, elle pouvait plaisanter autant qu'elle le voulait, ils étaient dans de beaux draps si on considérait qu'ils avaient probablement des drows à leurs trousses. Si se mettre en sécurité consistait à se cacher dans un coupe-gorge, ça donnait une bonne idée de leur situation... Oui, elle aurait peut-être dû s'inquiéter mais en même temps elle ne voyait pas bien à quoi ça les aurait avancés. Elle faisait assez confiance à Berg'inyon pour se dire qu'il savait ce qu'il faisait et de son côté elle ne voyait pas de solution miracle. Alors bon, elle verrait bien. Quand à la ville en elle-même, après tout, elle avait passé une enfance assez agitée et connu toute sortes de milieux. Chez les sylvains, ce n'était peut-être pas aussi dépravé, mais tout n'était pas rose dans certains quartiers, loin de là.

En tous cas, Berg'inyon avait de la chance, Adria était toujours épuisée et après quelques minutes de réflexion pas franchement concluantes vu sa fatigue, elle avait replongé dans le sommeil. Un sommeil plus agité cette fois.

...

" Noooon ! "

Adria se redressa brusquement, en hurlant, visiblement terrifiée. Le cauchemar qu'elle venait de faire lui rappelait douloureusement sa rencontre avec les drows. Elle se mordit la lèvre pour ne pas se mettre à pleurer. Ah non, manquerait plus que ça ! Seulement le rêve avait été tellement réaliste qu'elle en tremblait de tous ses membres. Elle se frotta les yeux en essayant de reprendre le contrôle d'elle-même. Enfin quoi, il faisait grand jour, elle n'allait pas se laisser impressionner par un stupide cauchemar ! Toujours plus facile à dire qu'à faire et elle resta assise sur le lit, les bras repliés autour de ses jambes, ignorant jusqu'à Olwë qui se demandait ce qu'il se passait. Elle avait beau faire, elle revoyait des yeux rouges, du sang et puis la magie qui l'envahissait et puisait ses dernières forces. Elle respira un grand coup, essayant de se calmer, ce qui ne fut pas très concluant.

Dire qu'elle avait décidé de rentrer sagement à Alëandir pour éviter tout soucis ! Ironie du sort ! Elle n'en avait jamais tant eu que depuis qu'elle avait pris cette décision. D'habitude, les ennuis lui passaient plus ou moins par dessus la tête, mais il y avait un monde entre éviter une mauvaise rencontre parmi les siens et devoir échapper à des drows. Là, elle mesurait mieux le gouffre qui séparait les deux mondes, et c'était simplement terrifiant. Les yeux dans le vide, toujours assise et repliée sur elle-même, elle essayait d'effacer les images de son cauchemar qui ressemblait horriblement à la réalité.

" Noooon " !

Berg'inyon fut soudain tiré violemment de son sommeil par le hurlement d'Adria, affolée. D'un mouvement sec, il se redressa et chercha du regard l'éventuelle source de danger, le coeur battant et les sens aux aguets, avant de se rendre compte qu'il n'y avait rien à craindre. Pas de drows armés jusqu'aux dents ou d'assassins planqués sous le couvre-lit...

- Qu'est-ce que... ?

A côté d'elle, la sylvaine tremblait de tous ses membres. Fronçant les sourcils, encore à moitié endormi, il tenta de déterminer ce qui avait bien pu la mettre dans un état pareil. Au pied du lit, Olwë gémissait doucement en lêchant la main de sa maitresse comme pour la calmer, inquiet lui aussi. Mais Adria, dans cet état de terreur et de panique totale et irrationnelle, ne semblait même pas se rendre compte de la présence de son compagnon préféré à ses côtés.

* Un cauchemard... ? Ca a l'air sérieux, si même Olwë n'arrive pas à la distraire... *

Il se laissa retomber sur le lit avec un soupir, soulagé malgré tout. Bon sang, il avait cru qu'elle était en train de se faire égorger pendant son sommeil ! Pendant quelques secondes, il s'était réveillé persuadé que leurs poursuivants les avaient rattrapés et qu'il allait passer dans l'Autre Monde sans même le temps d'un battement de coeur. Furieux contre elle qui lui avait causé un soucis pareil, il s'apprêta à la réprimander de manière assez violente avant de croiser son regard, celui d'une créature traquée et terrifiée. Sa colère retomba d'un coup et, d'une grande inspiration, il calma l'adrénaline qui était montée jusqu'à son cerveau.

- Ca va aller... Dit-il doucement, peut-être plus pour lui-même que pour elle.

Lentement, sans faire de gestes brusques, il se rapprocha de la jeune fille recroquevillée sur le lit. Elle fixait le vide sans le voir, et sans doute ne s'était-elle même pas rendue compte de sa présence. Peut-être se croyait-elle encore dans son rêve, dans un monde peuplé de cauchemards et de visions fantômatiques.

- Adria... Adria, c'est moi... Ca va aller... N'aie pas peur...

Tout en continuant de lui parler, il étendit un bras et lui toucha furtivement l'épaule pour qu'elle ne se sente pas agressée. Il craignait une réaction violente et impulsive de terreur, en particulier à cause de sa peau sombre, car il devinait que les évênements ultérieurs étaient en grande partie responsable de cette crise de panique. Comme elle ne semblait pas réagir, les yeux toujours fixés sur quelque chose qu'il ne pouvait voir, il s'enhardit à lui passer un bras autour des épaules et à l'attirer contre lui. Son bras de libre compléta l'étreinte en s'enroulant autour de sa taille et il la serra doucement contre son torse en lui murmurant des paroles apaisantes à l'oreille de sa voix basse et grave, comme un dresseur qui calmerait une licorne effrayée. Le ton et l'intonation étaient plus importants que les paroles en elle-mêmes, et il mit une extrême attention à chacun de ses gestes, ne gardant que douceur et évitant toute brusquerie.

- Stupide petite rivvil, murmurait-il d'un ton affectueux. Combien d'autres peurs caches-tu derrière tes jolis sourires ? Tu as toujours l'air si insouciante, si inattaquable, et tu te contentais de rire quand je te mettais en garde des dangers... Pourquoi est-ce que tu te dévoiles, maintenant ?

Son front contre le front de la demoiselle, ses deux yeux plantés dans les siens, il laissa sa main dériver vers ses longs cheveux blonds dans une caresse rassurante et tenta de maintenir le contact visuel le plus longtemps possible. Ses prunelles bleues se firent tendres et captivantes, tentant de la dominer en douceur pour la contraindre à l'apaisement. Tout son être était tendu vers ce seul but, rassurer la fragile créature à la peau pâle qu'il entourait de ses bras toute entière.

Après réflexion, calmer une Adria terrifiée relevait plus de l'épreuve que d'affronter une meute de drows sanguinaires...

Adria mit un bon moment avant de prendre conscience que Berg'inyon était près d'elle et qu'il lui parlait. Ou du moins, l'esprit encore confus, elle se rendit comte qu'elle n'était plus toute seule. Elle ne risquait pas de repousser qui que ce soit, vu qu'elle était plutôt sur le point de s'effondrer. D'ailleurs elle mit encore un instant avant de se laisser aller contre lui, un peu comme s'il allait pouvoir l'empêcher de se noyer.

En reprenant un peu ses esprits, elle se sentait stupide de réagir ainsi pour un cauchemar, mais c'était plus fort qu'elle. Luttant contre des larmes qu'elle refusait de laisser sortir, elle finit par écouter à peu près ce que le drow lui disait. Elle aurait été incapable de répondre à la question qui de toutes façons devait être plus rhétorique qu'autre chose. Pourquoi maintenant ? Parce qu'il fallait bien se montrer tel qu'on était à un moment ou un autre à moins de vouloir devenir fou, parce que les derniers événements l'avaient plus marqués que tout ce qu'elle avait vécu ces soixante quinze dernières années, parce qu'avec lui, elle se sentait assez bien pour accepter d'être vulnérable.

Le regard bleu finit par se substituer aux prunelles d'un rouge agressif, qui la hantaient et elle se calma peu à peu. Assez pour arrêter de trembler comme une feuille, du moins. Elle finit par poser sa tête sur son épaule, ferma les yeux, vidée de toute énergie. Pas au point de se rendormir du moins, elle avait bien trop peur de replonger dans ses cauchemars. Elle s'apaisait au contact de la chaleur réconfortante de Berg'inyon mais refoulait obstinément ses larmes. Depuis combien de temps n'avait elle pas été consolée ainsi par quelqu'un ? Des dizaines d'années... Et encore, il avait raison, elle avait eu une enfance tellement agitée qu'elle avait appris à ne pas se dévoiler. C'était tellement plus simple d'avoir l'air assez forte pour s'en sortir ! Elle faisait illusion, auprès d'elle-même pour commencer, auprès des autres, éventuellement, elle n'avait jamais aimé qu'on la regarde comme une petite chose fragile. Tout ça pour en arriver là... Maintenant qu'elle se mettait à jour, ce n'était pas très difficile de mesurer à quel point elle pouvait être fragile.

Adria finit par se calmer, assez pour oublier un peu les images de son rêve et pour se sentir d'autant plus gênée de la peur qu'elle avait eu. Relevant la tête, elle passa un doigt sur ses yeux humides et respira profondément. Elle finit par murmurer :

" Désolée... il y a mieux comme réveil j'imagine. "

Elle s'aperçut qu'elle le tenait encore comme si elle avait peur qu'il ne s'envole et le lâcha en se reculant un petit peu. Pas trop, elle n'avait pas du tout envie de se retrouver seule.

" Je... J'ai... j'ai rêvé... c'est stupide..."

Elle baissa les yeux avec l'impression d'avoir une énorme boule dans la gorge. Elle en perdait ses mots, c'est dire si elle était troublée.

Le froid et insensible Berg'inyon en train de réconforter une Adria apeurée, voilà qui avait de quoi surprendre les esprits ! Elle se sentait embarrassée de lui avoir montré cette partie-là d'elle-même, mais si elle pouvait lire dans son esprit à lui...
Il s'en était passé des choses depuis leur première rencontre, dans les marais. En y réfléchissant bien, elle n'était pas la seule à avoir fait un bout de chemin dans leur relation. Cette crise d'aujourd'hui et cette manière qu'elle avait eu de le laisser entrapercevoir ses sentiments profonds témoignait, aux yeux du drow, d'une surprenante marque de confiance. Secrètement flatté en se rendant compte qu'elle se sentait assez à l'aise avec lui pour se permettre de se laisser aller un peu, il était toutefois aussi surpris qu'elle de constater à quel point la situation avait changé entre eux. Jamais auparavant il ne s'était donné la peine de réconforter qui que ce soit, encore moins une rivvil ennemie de son peuple !

Elle avait l'air consternée de voir qu'il avait assisté à toute cette scène (en y prenant d'ailleurs une large part) et elle ne put que bredouiller quelques vagues mots d'excuse, comme désolée de lui avoir infligé ça. Berg'inyon secoua la tête en marmonnant un "Ca va..." et s'éloigna notablement d'elle, sans un mot de plus. Sa réaction lui paraissait soudain ridicule et idiote, indigne du guerrier fier et insensible qu'il était. Qu'est-ce qui lui avait pris, au juste ? Il était un mercenaire, et un drow par-dessus le marché ! Il n'y a pas si longtemps encore, il aurait qualifié tout ça de jérémiades et il l'aurait secoué pour qu'elle arrête. Il se prenait pour une nounou, ou quoi ?

- Je sors, lâcha-t-il laconiquement sans regarder la jeune fille.

Brusquement fâché contre lui-même, il se leva avec brusquerie, saisit sa chemise, sa veste et sa ceinture pour finalement sortir de la chambre en claquant la porte. Maintenant, il était temps de cesser toutes ces histoires ridicules ! Il l'appréciait un peu parce qu'ils avaient partagés des choses ensemble, il allait la protéger jusqu'à ce que le danger soit passé et ensuite il se séparerait d'elle, le plus vite possible de préférence. Quoi qu'il n'arrive, il ne devait s'attacher à personne, et surtout pas à une elfe blanche naïve et inconsciente. Sa vie était faite de sang et de meurtres, et il souhaitais qu'elle le reste. Pas question qu'elle change !

Il dévala les marches du grand escalier à toute vitesse, pressé de quitter l'auberge, et se retrouva soudain sur la grande place de la ville, où marchands ambulants et colporteurs semblaient s'être démultipliés comme une foule de rats d'égouts. Des odeurs âcres lui firent froncer les narines et il s'engagea d'un pas rageur dans la première rue au hasard, sourcils froncés. Il avait juste besoin de marcher un peu, de sentir le vent sur sa peau et de réfléchir...

Après avoir marché un instant, Berg'inyon s'aperçut qu'il était allé bien trop loin de l'auberge. Adria devait sans doute se demander où il était parti, et si elle avait le moindre sous de bon sens elle ne se serait pas aventurée dans la rue toute seule, contrairement à lui. Oppressé par le monde et par les faciès peu engageant qu il croisait souvent, le Sombre porta instinctivement une main à sa ceinture pour caresser la garde d'un katana qui, comme il ne tarda pas à s en apercevoir, était absent. Maudissant sa bêtise et son imprudence suicidaire, il fit immédiatement demi-tour en direction de l'auberge pour récupérer son équipement.

- Mais bordel, pourquoi il faut toujours que tout aille de travers ?!

Après quelques minutes d'errance, il parvint à retrouver la large place centrale où l'auberge avait pignon sur rue. L'endroit paraissait toujours aussi sordide, quoique sa splendeur détonnait au milieux des rades miteux qui formaient le reste des complexes hôteliers de la ville. En passant la porte, Berg'ynion sentit ses entrailles se nouer et une sensation de froid lui remonta le long de la colonne vertébrale. Immédiatement, ses yeux se posèrent sur les trois drows encapuchonnés qui se tenaient au comptoir, très raides et suintant l'assurance par tout les pores de leur peau.

- Et merde !

Cachés par un groupe de buveurs, il les observa parler à la tenancière. Suivirent une série de gestes dont il ne parvint pas à percer le sens, et une bourse pleine d'or changea de main. Enfin, la femme au comptoir leur indiqua l'étage et le trio s'y dirigea. Contrairement aux clients, ils n'avaient pas déposé leurs armes...

Berg'inyon les suivit, indécis sur la conduite à tenir. Il n'avait qu'un mince poignard sur lui et son armure était resté dans la chambre, quand bien même il aurait eu le temps de l'enfiler avant que ses ennemis ne se chargent de le transpercer. D'un pas souple, il monta l'escalier juste à temps pour les voir s'engouffrer dans un couloir latéral, en plein dans la mauvaise direction. Sans attendre qu'ils ne reviennent, il se précipita dans la chambre pour tomber nez-à-nez avec Adria. A l'expression de son visage, il comprit qu'elle était au courant.

- On s'en va, dit-il en saisissant son armure d'une main.

Un léger bruit dans son dos le fit soudain dresser l'oreille et il se retourna vers la porte ouverte.

Les trois drows se tenaient dans l'encadrement, hautes silhouettes menaçantes, bloquant tout espoir de sortie. Un coup d'oeil vers la fenêtre lui apprit que cette issue aussi était barrée : un quatrième guerrier munit d'une arbalète se tenait juste en-dessous, prêt à les achever au cas où ils ne se seraient pas cassés une jambe dans la chute. Des trois qui se tenaient près de la porte, le drow du milieu était le plus grand et sans doute le plus redoutable. Vêtu d'une large armure qui devait probablement peser un poids énorme, il portait également un grand casque ouvragé qui masquait complètement ses traits, ne laissant qu'une mince fente au niveau des yeux. Un général drow, probablement... La main qui enserrait la garde de sa lourde épée d'acier se leva et, pointant un doigt autoritaire, il intima aux deux autres l'ordre de se saisir d'Adria. Berg'inyon esquissa un mouvement pour leur barrer la route et esquissa le geste de sortir son poignard, bien faible défense face aux épées de ses adversaires.

- RHAT ! Dal'haruk !

La voix impérieuse suffit à le clouer sur place et il baissa le bras, subjugué. Impossible de résister à cette voix-là. Pendant que les deux guerriers immobilisaient la sylvaine, l'imposant chef de guerre avança vers le mercenaire jusqu'à se trouver à quelques mètres de lui, chacun de ses pas résonnant sur le parquet dans un bruit de métal. Une fois immobilisé, il leva une main à hauteur de son casque et le retira gravement, laissant apparaître un visage grave et sévère aux traits indéniablement féminins. Une matrone...

Elle avait dû être très belle dans sa jeunesse et ses traits gardaient une fierté et une noblesse digne d'une reine, mais son visage était désormais strié par de fines cicatrices, témoignages des nombreux combats qu'elle avait livré. L'une d'elle, plus large que les autres, traversait son oeil droit désormais fermé au monde extérieur. Son calme olympien et sa superbe assurance semblait rendre absurde et ridicule toute forme d'agression ; avant même de tenter quoi que ce soit, Berg'inyon savait que cela serait inutile.

Son unique oeil valide à la prunelle d'une bleu perçant se posa sur le mercenaire debout, au centre de la salle, avant de finalement dériver sur Adria, comme si elle n'avait pas perçut sa présence auparavant. De cette même voix qui avait stoppé Berg'inyon dans son élan, la matrone drow poursuivit, abandonnant le language drow pour un plus courant :

- Je vois... C'est comme ça... ? Eh bien, je suppose qu'on ne peut pas y faire grand'chose... Dal'thuir !

Le drow qui se tenait à la droite d'Adria sursauta.

- I... Ilhar ?
- Fais ce que tu as à faire, qu'on s'en aille. Cet endroit pue la bêtise et la décadence...
- Dal'thuir, hein ? Ne put s'empêcher de lancer Berg'ynion en étouffant un sourire. Baisse un peu ta capuche, que je puisse voir ta tronche !

Le drow jeta un bref coup d'oeil en direction de la matrone qui lui renvoya un hochement de tête irrité. Nerveusement, il laissa glisser le tissus et révéla un visage à peine sorti de l'enfance où deux yeux couleur d'eau claire fixaient le mercenaire avec une expression de défi apeurée. Sa première vraie mission, sans doute.

- Tu es trop jeune pour la guerre... Qu'est-ce que tu fais, dehors ?

Le visage de l'adolescent s'empourpra.

- Tu n'as pas de conseils à me donner !
- Dal'thuir ! Trève de bavardages...

Le garçon parut sur le point d'ajouter quelque chose mais il se ravisa et tira son épée.

- Vise bien, souffla Berg'inyon, avec une lame pareille entre les mains d'un débutant, j'ai peur que tout cela ne finisse en boucherie...

Le drow à gauche d'Adria toussota pour masquer un début de rire. Foudroyé du regard par son compagnon le plus jeune, il se contenta de tenir Adria pendant que l'autre finissait de dégainer.
D'un geste peu assuré quoique (il fallait le reconnaître) assez fluide, le jeune guerrier drow entailla la gorge d'Adria sur toute sa longueur, pesant juste assez pour que sa lame ne soit entachée d'un sang rouge vif. De son côté, la matrone fit de même avec Berg'inyon, impassible. Une fois ce bref cérémonial fini, le drow qui tenait Adria lâcha prise et la matrone tendit une main vers le mercenaire immobile. Ses doigt se refermèrent sur le lourd médaillon de bronze qu'il portait sous sa chemise, symbole de sa famille, et tira d'un coup sec. La chaîne se brisa, humide du sang qui y avait coulé.

- Je prends ça, dit-elle avant de se retourner vers la porte, faisant tourbillonner sa cape bleu nuit.

Le benjamin du trio essuya son épée sur le lit et la suivit précipitemment, non sans un dernier regard en direction de Berg'inyon. Celui-ci, après avoir essuyé d'une main le sang qui coulait de sa gorge, jeta un coup d'oeil interrogateur en direction du dernier drow encore dans la pièce.

- Menuith... Il est toujours comme ça, ou c'est juste sa crise de rebellion contre l'autorité ?

Le drow haussa les épaules et, passant à côté du mercenaire, il lui posa une main sur l'épaule d'un air entendu.

- Ce n'est pas comme si j'avais jamais connu ça. Mes condoléances, au fait, pour ton décès soudain. Une véritable tragédie... Mais ça ne trompera personne très longtemps, si tu veux mon avis. A plus, Bergy.

Et, le dernier de leurs visiteur ayant définitivement quitté la place, tout redevint plus calme.

Adria s'apprêtait à verrouiller la porte pour passer par la fenêtre quand Berg'inyon revint, lui faisant lâcher un soupir de soulagement malgré la peur. Olwë n'avait toujours pas remontré le bout de son nez, mais elle ne s'inquiétait pas pour lui plus que ça, il se débrouillerait pour la retrouver. S'en aller ? Oui, et plutôt deux fois qu'une, elle acquiesça frénétiquement. Au moins la terreur qu'elle ressentait en cet instant passait par dessus sa fatigue. Elle poussa un cri étranglé quand les drows s'encadrèrent dans la porte et, comme Berg'inyon, constata que la fenêtre était tout aussi inaccessible.

Bien évidemment, la jeune fille essaya de se dégager quand les deux drows l'attrapèrent, mais il était tellement évident que c'était peine perdue qu'elle s'immobilisa assez vite. A son cou, son amulette n'avait pas l'air de saisir l'urgence de la situation et pour cette fois la magie ne se manifestait pas. De toutes façons, quand bien même elle aurait voulu jouer avec le feu - dans tous les sens du terme - Adria n'en aurait probablement pas eu la force. Quand à Berg'inyon... Il ne faisait rien, ou du moins s'il avait voulu tenter quelque chose, il y avait visiblement renoncé. Une façon d'essayer de s'en sortir vivant ? Elle n'aurait pu l'en blâmer, mais en même temps elle était bien trop terrifiée pour analyser la situation.

Elle vivait les événements comme dans un cauchemar et à vrai dire, c'était pire que ce qu'elle avait pu rêver. La petite conversation qui suivit la laissa totalement perdue, la réaction de Berg'inyon face à ça... il l'abandonnait ? Non, elle n'arrivait pas à se faire à cette idée, il avait sa confiance. Une vraie confiance, pas celle qu'elle donnait aveuglément au premier venu parce que c'était devenu un mode de vie. Alors quoi ? C'était surréaliste, tout ça...

Adria eut un nouveau un geste de recul, vite maitrisé par les drows, lorsqu'on dégaina la dague sous son nez. Ça y était, elle allait mourir. On dit qu'on voit toute sa vie défiler devant ses yeux dans ces cas là, mais ce que voyait surtout l'elfe c'était la lame qui s'approchait d'elle sans qu'elle ne puisse rien y faire. Tétanisée, elle ferma les yeux, sentant la douleur qui irradiait dans sa gorge. Quand elle se rendit compte qu'on la lâchait, elle dut faire un effort pour que ses jambes ne se dérobent pas et elle s'appuya contre le mur où elle resta plaquée, visiblement sous le choc.

Tremblante, sans quitter le mur, elle observa la suite du spectacle sans comprendre ce qui se passait. Ça faisait beaucoup trop à intégrer, le tout dans cet état de terreur. Les drows quittèrent les lieux mais de là à ce qu'elle se sente soulagée... Elle finit par oser bouger et plaqua une main sur sa gorge où perlait le sang, constatant que la blessure n'était que superficielle. Berg'inyon avait la même, remarqua-t-elle dans un second temps, complètement perdue. Elle était restée plaquée contre le mur, comme si elle se raccrochait à quelque chose de tangible.

Elle ne pouvait pas rester comme ça... Elle commença à murmurer quelque chose d'incompréhensible avant de s'en rendre compte. Sa voix tremblait tellement qu'elle allait avoir du mal à aligner trois mots. Mais elle avait besoin de comprendre un tant soit peu ce qui s'était passé, autrement, elle allait s'effondrer. Elle mit encore un instant à rassembler ses idées confuses avant de chuchoter :

" Pourquoi... "

Pourquoi nous ne sommes pas morts ? Pourquoi avons nous la gorge en sang malgré tout ? Pourquoi j'ai l'impression de ne pas tout avoir saisi ? Non, plutôt, pourquoi je n'ai rien compris ? Pourquoi... pourquoi tout ça ? Elle l'aurait bien dit à voix haute mais les sons refusaient de sortir. Dire qu'elle espérait se remettre vite de ses émotions dans la forêt... Là, ça commençait à faire trop et elle fit comme souvent dans les pires moments de sa vie - même si celui-ci détenait sans contexte le premier prix - elle repoussa tout ça dans un coin de son esprit, pour plus tard. Ça valait beaucoup mieux. Se décollant du mur, elle alla s'asseoir en tailleur sur le lit en inspirant profondément et ajouta doucement :

" Qu'est ce qu'on risque à présent ? "

Sa voix était à nouveau posée. Pas le choix, c'était soit faire comme si tout allait bien, soit pleurer des heures sur ses malheurs et elle ne pouvait pas se le permettre, sans compter que ça ne l'avancerait à rien. Et puis elle avait déjà eu sa dose de séquence émotion pour les cent ans à venir, ça n'allait pas devenir une habitude. Bon, en l'observant bien, on pouvait voir qu'elle était drôlement plus pâle qu'à la normale et que ses mains tremblaient malgré elle, mais elle avait l'air de vouloir passer outre coute que coute. Son regard incertain se posa sur Berg'inyon :

" Tu m'expliques ? "

Berg'inyon, le regard toujours fixé sur la porte d'où étaient sortis les trois drows, gardait machinalement son poing serré à l'endroit où se trouvait auparavant son médaillon. Cela lui faisait un effet étrange de ne plus sentir le métal contre sa peau, sûrement parce qu'il le portait depuis tant d'années que le bijoux était devenu comme une partie de lui-même. De toutes ses possessions datant de son enfance chez les Drows, s'était la seule chose qu'il avait gardé à la surface, et il ne pouvait imaginer de ne pas l'avoir sur lui. En même temps, il savait qu'il le récupèrerait inévitablement ; ce ne serait qu'une preuve pour accréditer leur mort le temps qu'ils n'aient quitté les lieux.

Quelle ironie, quand même ! De tout les fronts où les Sombres combattaient, il fallait que ce soit celui-là où la matrone Kil'hara avait placé ses troupes. Il imaginait sans peine le sourire de Menuith en apprenant qu'un certain mercenaire avait tué deux guerriers drows avant de s'enfuir, accompagné d'une jeune sylvaine... Même après avoir mis plus de dix mille kilomètres entre eux, il arriverait quand même à leur causer des ennuis !

Soudain, il se rendit compte qu'Adria attendait une réponse de sa part. Plongé dans de vieux souvenirs, il l'avait complètement oubliée... Elle devait être terrifiée et, surtout, complètement perdue vu que la partie la plus instructive de la conversation s'était déroulée en drow...

Imitant la voix autoritaire de la matrone, il lança en se retournant vers elle :

- Rhat ! Dal'haruk !

Et, un sourire narquois devant l'air complètement perdu qu'elle affichait, il ajouta :

- Ca veut dire "Arrière, fils !". Ilhar... hem.. mère n'a jamais été connue pour sa patience, ni pour son amour des langues étrangères. C'est plutôt flatteur pour toi qu'elle se soit pris la peine de parler l'elfique, parce qu'elle l'évite tant qu'elle le peut.

Il dut se retenir de rire en voyant la tête qu'elle faisait, quoique la situation ne devait sans doute pas être très drôle pour elle. Il avait immédiatement reconnu Kil'hara Brekkel, sa Mère Matrone, au son de sa voix et n'avait pas tardé à reconnaître la silhouette du calme et détaché Menuith à côté d'Adria. Pour lui, rien à craindre de pire qu'un éventuel savon de la part de la fière guerrière drow (ce qui, cela dit, pouvait constituer en une épreuve assez douloureuse, quoique cela ne semblait pas au menu d'aujourd'hui). Pour Adria non plus, puisqu'elle l'accompagnait, et il avait lu dans les yeux de sa mère qu'elle laisserait la rivvil en paix pour le moment.

- Les deux drows autour de toi étaient Menuith, mon frère aîné, et Dal'thuir, mon cadet. Je suis le Second Fils.

Pas étonnant qu'il ait peiné à reconnaître le petit Dal't, depuis plus d'un demi-siècle qu'il était partit... Lorsqu'il avait quitté son foyer, le Troisième Fils n'était encore qu'un bébé aux grands yeux bleux qui ne savait même pas parler. Il avait grandi, depuis, et on dirait qu'ils partagaient certains traits de caractères, au grand désespoir de Menuith qui commençait à s'habituer à servir de paravent entre ses turbulents petits frères et l'ire de la Matrone. Pauvre, pauvre Menuith...

- Pour répondre à ta question, qu'est-ce qu'on risque : rien. Pour l'instant. Mais comme mon très avisé frangin me l'a fait remarqué, les autres drows ne tarderont pas à découvrir la supercherie, alors il va nous falloir les semer rapidement. Cela dit, si une Matrone aussi autoritaire qu'elle dit : " Ils sont morts ", je ne pense pas qu'on se précipitera pour se risquer à la contredire. Elle a une manière bien à elle de régler les problèmes, et si quelqu'un ose mettre ouvertement sa parole en doute je suppose qu'il faudra s'attendre à ce que des têtes tombent...

Il lui tendit un bras pour l'aider à se relever du lit et, avec un grand sourire charmeur, il lui lança :

- D'autres questions ?

Quand Berg'inyon imita la voix de la drow, Adria ne put s'empêcher de frémir. Il avait l'air de trouver tout ça très drôle mais elle avait beau avoir repris plus ou moins le contrôle d'elle-même, elle ne voyait pas où il voulait en venir. Jusqu'à la traduction qui lui fit ouvrit de grands yeux. Son fils ? Sa mère ? Ses frères ? C'était totalement inattendu, elle avait du mal à assimiler l'information. Disons que faire le lien entre Berg'inyon, qu'elle voyait plutôt comme un fier guerrier détaché de tout et de tous et... un fils au sein de sa famille, c'était difficile. Elle se rappela néanmoins les yeux bleus soit disant si peu courant chez les sombres que tous portaient. Une famille ?! C'était plutôt déboussolant...

Elle attrapa machinalement le bras qu'il lui tendait et se releva avec un sourire indécis :

" Euh... non. "

Non. Soit c'était ça, soit elle allait en poser des tonnes et des tonnes jusqu'à ce qu'il la découpe en petites rondelles. Et puis elle était encore un peu trop perdue pour vraiment poser des questions cohérentes. Elle finit par aller à la cuvette d'eau qu'elle avait utilisé un peu plus tôt et se passa les mains à l'eau pour se débarrasser du sang. Sa gorge lui faisait mal. Peut-être que pour un guerrier c'était le genre de petite coupure qui passait inaperçue mais elle, elle n'y était pas habituée. Bon, elle ferait avec mais entre le fait qu'elle n'était déjà pas bien vaillante et ça, elle n'avait qu'une envie, se poser quelque part et se reposer... sauf que ce n'était pas possible. Elle se força donc à demander avec une pointe d'inquiétude :

" Alors, qu'est ce qu'on fait ? Si ta... famille nous a retrouvés, les autres peuvent y arriver aussi, non ? "

Rien que d'y penser, elle en était malade. Ça n'aurait tenu qu'à elle, elle serait retourné comme prévu dans les territoires elfes où aucun sombre n'aurait de chance de la retrouver - à moins de vraiment lui en vouloir, mais elle doutait qu'elle vaille cette peine. Seulement tout ça ne tenait qu'à Berg'inyon, parce qu'elle se voyait mal rejoindre Alëandir toute seule ou ne serait-ce que quitter la Dross. Et lui, qu'allait-il faire ? Comment allait-il se cacher de son propre peuple ? Olwë revint dans la chambre en trottinant et elle alla le serrer dans ses bras, coupant court à ses questions qui finiraient bien par trouver une réponse. Les bras enserrant toujours le loup, elle finit par relever la tête en souriant à Berg'inyon :

" Tu as de la chance d'avoir une famille qui te soutient. "

Une mère, des frères... elle aurait beaucoup donné pour en avoir autant. Cela dit il n'y avait pas trace de tristesse dans sa voix, c'était juste une constatation, elle était même contente pour lui. Un sourire espiègle se dessina sur ses lèvres et elle ajouta :

" Le fier berg'inyon obéissant sagement à sa môman, j'aurai tout vu ! "

Elle se détendait enfin, après toutes ces émotions, il n'y avait plus qu'à espérer qu'il ne prenne pas mal sa petite moquerie.

Berg'inyon sourit à sa boutade et répondit sur le même ton :

- Crois-moi, si tu la connaissais aussi bien que moi tu ne te permettrais pas de faire autant la maligne.

Le calme était revenu dans leur chambre et seul quelques traces de sang sur les draps, en provenance de l'épée de Dal'thuir, auraient pu indiquer à un observateur éventuel que quelque chose d'inhabituel s'y était déroulé. Quoique, retrouver du sang dans les chambres au beau matin ne devait pas franchement passer pour inhabituel à la Dross...

Le drow enfila rapidement son armure et, une fois équipé, se tourna vers l'elfe sylvaine avec un regard en coin.

- Si ma famille m'a retrouvé, c'est justement parce que les autres drows ont dû les envoyer pour nous. Je vois bien ma mère se porter volontaire pour ce genre de chose, sans compter que personne ne devais connaître mon nom. Soit sûr que sinon, ils se seraient méfiés plus que ça...

Avec un léger rire, il acheva de fermer son ceinturon et rajusta le foulard violacé qui y était accroché.

- Ils nous lâcheront pour un petit moment, tant que personne ne s'aperçoit de leur erreur. Ca nous laisse un peu de temps pour quitter la ville... séparément.

Ce dernier mot, clairement souligné, était sans réplique. Pour espérer semer définitivement leurs poursuivants, il était nécessaire qu'on ne les voit pas ensemble. Une demoiselle elfe à la robe déchirée et un drow blessé, sans compter le loup invisible, voilà qui était facile à retrouver comme signalement. Alors que chacun de leur côté, ils seraient inidentifiables dans cette foule dense et bigarrée qui constituait le quotidien de la cité des vices.

Il détestait les adieux, et c'est pourquoi il se hâta de tourner le dos à la demoiselle sans attendre une quelconque réponse de sa part. Une fois devant le comptoir, il récupéra le Veilleur de Nuit et l'accrocha à sa ceinture, là où était sa place.

- Il y a des caravanes qui partent de la grande place centrale. En te dépêchant un peu, tu devrais réussir à être dans la prochaine. J'espère que tu trouveras ce que tu cherches à Aleändir. Bye !

Et, comme une ombre qui s'esquive, il ouvrit la porte de l'auberge et disparu dans la foule immense.