La Reine de Serramire [PV]

Ce fut Théodore qui, fidèle au poste, ouvrit la porte de la demeure Noblegriffon. Il faillit laisser tomber sa canne quand il se rendit compte que ce n’était pas un mais plusieurs dizaines de visiteurs qui attendaient sagement qu’on daigne s’occuper d’eux, mais le vieil homme n’en oublia pas son rôle et le tint parfaitement. Jetant un rapide coup d’œil au Gras d’Odelian et le reconnaissant sans peine - comment le confondre avec un autre ? - il reporta ensuite son attention sur le valet qui annonça son maître. Grand, il n’en restait pas moins extrêmement mince et sec. Ses sourcils grisés se froncèrent à peine et il acquiesça lentement, avant de poser son regard sur l’invité d’honneur.

« C’est un honneur que de vous recevoir, Mon Seigneur. » le salua-t-il avant de s’incliner avec le respect qu’il devait à un Comte loyal au Roi. Il avait entendu parler des actions du Bélier pendant la Guerre Civile. Son action en Etherna avait permis de pacifier une baronnie rebelle, et son futur mariage avec une vicomtesse officialiserait ce qui restait plus ou moins la plus récente annexion ayant eu lieu à l’intérieur du Royaume Humain. Quant à savoir si cela cachait quelque chose de peu avouable, il n’aurait su et ne voulait le dire.

La suite fut prise en charge, pendant que Théodore en personne conduisait le Gras d’Odelian dans le salon personnel de la maîtresse des lieux. Ouvrant la porte, il le laissa entrer en premier, avant de la refermer derrière lui. La pièce était spacieuse et richement décoré. Une sorte d’étalage de la bonne fortune de la famille cette dernière décennie. Hôte avisé, l’Intendant offrit au comte un siège sur lequel il pouvait se reposer, priant pour que celui-ci soit assez large pour l’accueillir. Heureusement, Gaucelm n’était pas le seul obèse vivant sur la Péninsule, et certains marchands avaient une effrayantes tendances à l’embonpoint, ce qui avait poussé Elyas, puis Katalina après lui, à prévoir ce genre de cas. Au pire des cas, le premier comte a jamais foulé le sol de la demeure des Noblegriffon depuis près de deux siècles ne serait que légèrement accommodé, et si tel était le cas, il se lancerait peut-être dans un régime, ce qui serait toujours ça de gagné.

« Dame Noblegriffon nous rejoindra très vite. » Le vieil homme marqua une pause, peu assuré et ne sachant pas réellement comment continuer, mais mieux valait prévenir Gaucelm avant qu’il ne s’offusque sur un quiproquo. « Je dois cependant vous prévenir, il est arrivé un malheur. » Penser au handicap qui était désormais celui de celle qu’il considérait un peu comme sa nièce le mettait toujours en rage, mais il garda pourtant un visage aussi impassible que possible. Il n’était que l’Intendant, on ne lui demandait pas son avis ni son sentiment, seulement d’énoncer des faits. Et c’était exactement ce qu’il faisait. « Atteinte d’un mal dont nous ignorons l’origine et la nature exacte, elle a perdu la vue. Cependant, que votre grâce se rassure, il n’est absolument pas contagieux, et de toute façon elle est désormais guérie. »

Une guérison qu’il ne s’expliquait pas. Il avait cru la perdre, et pourtant, elle était encore vivante. La maladie avait été prompte à la murer chez elle, et tout aussi prompte à la libérer.

Katalina était proche de la panique. Quelle idiote elle avait fait, comment avait-elle pu oublier la venue du Gras d’Odelian ? Certes, entre temps, elle avait appris l’existence de Gabriel et de Kassandra, était devenue aveugle et avait commencé à apprendre à se servir de ses nouveaux dons, mais tout de même… Elle n’était pas sûre que ses états d’âme intéressent l’un des plus puissants nobles du nord, pour ne pas dire le plus puissant. Alonna avait depuis peu un régent, Oësgard était livrée à lui-même, et Sainte Berthilde commençait à peine à se remettre de la perte de son précédent marquis. Heureusement, la jeune noble avait l’amitié du Roi, ce qui la protégeait des foudres de son invité surprise… Mais l’idée de commettre une erreur la mettait en horreur. Qu’elle délaisse ses affaires ne lui donnait pas le droit de les mettre en danger. Elle se souvenait encore de sa lettre. Il avait parlé d’améliorer les relations commerciales du nord, ce qui était tout à fait louable. Katalina avait en effet un comptoir dans Odelian, mais il était resté un établissement « classique », sans aucun lien avec le pouvoir régnant. C’était là une bonne occasion de s’implanter un peu plus, mais elle aurait bien confié la tâche à Fédéric de régler les détails… Si seulement elle n’avait pas été sollicitée. Gaucelm d’Odelian ne lui avait laissé aucune marge de manœuvre, tout du moins si elle ne souhaitait pas s’attirer ses foudres. Alors qu’il était désormais dans ses murs, il lui tardait de prendre sa retraite pour se libérer de ses obligations.

Elle finit par pénétrer dans la pièce, vêtue de la plus simple des façons - une robe aux dominances rapportée du Royaume Elfique -, la porte ouverte par un valet. Faisant quelque pas, elle garda le regard rivé droit devant elle - alors que le Bélier du Nord se trouvait sur sa droite - et s’inclina très légèrement, avant se figer.

« Pitié !
- Ayez pitié !
- Je vous en supplie, laissez moi… »

Katalina commençait à être habituée à la fameuse Voix des Morts, mais celle qui accompagnait son invité était inédite en son genre. Si elle avait été gêné par la voix gémissante qui accompagnait Fédéric, elle crut qu’elle allait pleurer avec les multiples gémissements qui émanaient de Gaucelm. Heureusement pour elle, ils étaient… atténués. Flous. Comme s’il n’était pas le responsable direct de leurs souffrances.

« C’est un honneur que de vous recevoir dans ma demeure, Sire. » commença-t-elle, sa voix flanchant légèrement.

Elle se reprit bien vite, mais son malaise était apparu l’espace de quelques secondes sur son visage sans âge. Héritage de son séjour en Anaëh et de sa rencontre avec une de ses créatures, ses traits elfiques s’étaient fort heureusement fortement estompés mais il demeurait un visage lisse sans être jeune. D’un signe, elle appela Théodore qui s’approcha rapidement et la guida jusqu’à une chaise. Incapable de se déplacer dans sa propre demeure, peut-être parce qu’elle n’avait toujours pas essayé, elle apprenait encore à se servir de ses autres sens pour pallier son handicap… Son odorat était d’ailleurs fort occupé, agressé par l’odeur aigre du Bélier. Vraiment, entre les gémissements et les sueurs, la discussion qui s’annonçait promettait d’être… longue.

Il avait suffit à Gaucelm de quelques secondes pour mettre définitivement mal à l’aise la pauvre Katalina, et il n’avait même pas eu besoin de parler pour obtenir un tel résultat. L’odeur quelque peu repoussante qu’il dégageait y était certes pour beaucoup, mais elle parvenait presque à l’oublier devant les plaintes agonisantes qu’il générait. Jamais elle n’avait connu un tel désespoir, ni un tel déchirement. Car si, dans le cas de Fédéric, la femme avait sans doute possible accusé son employé d’être la cause de ses souffrances et de sa mort, la Gardienne n’arrivait pas à déterminer si le Bélier avait souffert aux côtés des défunts ou s’il était la cause de leur mort. Tout était trop brut pour qu’elle arrive à en tirer un quelconque indice. Heureusement pour elle, depuis sa confrontation avec Nhilantar, elle avait entrepris de cerner son don par le biais d’expériences diverses et variées, et elle put ainsi atténuer la Voix des Morts à un seuil plus tolérable. Elle avançait en aveugle - c'était le cas de le dire - mais elle n’était cependant pas seule, et Tyra lui donnait parfois quelques conseils. Trop rare au gout de la jeune femme qui aurait apprécié un peu plus… d’intérêt ?

Le gloussement que lâcha son invité faillit la faire sursauter, tant elle ne s’y attendait pas. Elle crut même qu’il se trouvait dans la pièce quelqu’un qu’elle n’avait pas remarqué. Ce n’était en effet pas un son qu’on attendait sortant de la gorge d’un noble, et encore moins d’un comte. Après tout, depuis qu’il avait rajouté Etherna à ses terres, il était l’un des hommes les plus puissants de la Péninsule, et il gloussait comme… Non, c’était une chose trop originale pour être comparée. Heureusement pour elle, être devenue aveugle n’avait pas altéré son intellect et elle sut rester stoïque alors qu’il l’invitait à utiliser un « simple Comte » pour le désigner. Elle ne put cependant retenir un sourire quand il s’excusa presque de son arrivée imprévue, lui rappelant ses propres termes pour se justifier. En effet, elle avait affirmé qu’il était le bienvenu en sa demeure, mais il savait très bien, tout comme elle, qu’elle n’avait pas réellement eu le choix.

« Soyez rassuré, vous ne me dérangez pas. » affirma-t-elle, calmement. « Ce n’est pas tous les jours que ce manoir peut s’enorgueillir de recevoir un comte entre ses murs. »

Elle ne se permit pas d’ajouter que, quant à elle, elle aurait préféré avoir sa journée de libre plutôt que de la passer à faire de la politique. Elle était certes protégée par l’amitié qui la liait avec Trystan, mais elle n’avait aucune envie de prendre des risques pour rien. Après tout, il existait encore la possibilité qu’il soit le responsable des gémissements, et dans ce cas, mieux valait pour elle ne pas se le mettre à dos. Gardienne ou pas, un poignard planté dans son cœur la tuerait tout aussi surement que n’importe quelle autre. Elle se contenta d’opiner du chef quand il lui apprit que Théodore l’avait prévenu quant à son handicap. Le vieil homme avait agit pour le mieux, et elle ne pouvait que regretter qu’il ait eu à le faire. Si seulement elle n’avait pas été aveugle, elle aurait sans doute pu se concentrer sur les volontés de Gaucelm d’Odelian, mais elle s’apprêtait plus à subir qu’autre chose un discours qu’elle imaginait déjà parfaitement préparé. Si seulement elle avait pu déléguer cette rencontre à Fédéric, tout aurait été plus simple.

« Mon Intendant… » Et elle insista légèrement sur le mot, un rien en réponse à la remarque du Gras sur l’usage du « Sire ». « … vous aura donc appris que je suis actuellement en pleine convalescence. » Penchant légèrement la tête, elle marqua une pause, avant de reprendre sans réel changement de ton. « Mais, à moins que traiter avec une aveugle ne vous dérange, je suis toute ouïe. Après tout, vous avez fait tout ce chemin depuis Odelian pour me voir, il serait impoli de ne pas vous écouter. »

Voilà presqu’un an qu’elle n’avait pas eu à négocier un quelconque accord, et elle ne se sentait pas du tout d’humeur à faire une rechute. Mais parfois, on ne faisait pas tout ce que l’on voulait.

Cette fois-ci, Katalina retint le sourire franchement ironique qui faillit la trahit. Car si elle ne pouvait voir les mimiques de Gaucelm, lui ne devait pas rater une miette du spectacle. Qu’il soit le vassal du Roi ne changeait absolument rien à l’opinion qu’il pouvait porter aux aveugles, après tout ce n’était pas réellement comme s’il avait le choix. Avec la fin de la Guerre Civile, il n’y en avait plus beaucoup pour pouvoir défier l’hégémonie de Trystan. Rapidement, la Noblegriffon fouilla dans ses souvenirs, à la recherche des brides qui lui conteraient le rôle du Gras dans la crise qu’avait traversé lé Péninsule durant l’hiver. Il s’était rendu en Erac, avait juré fidélité au Roi, puis était retourné en Odelian et alors qu’il se rendait avec son armée se joindre aux armées massées autour de Kazil de Sephren, il avait été attaqué par Etherna, qu’il avait pacifié et qui serait bientôt définitivement sous sa coupe grâce à son mariage avec l’héritière d’un vicomte dont le nom lui échappait. En d’autres termes, il avait tellement gagné grâce à la félonie de la baronnie de Sainte Berthilde qu’il était difficile de le plaindre, mais avoir « de la chance » ne signifiait pas non plus qu’il était fourbe et ambitieux. Elle s’était tenue éloignée des réalités politiques de son peuple trop longtemps et elle en était réduite à naviguer dans ces eaux troubles en aveugle… C’était le cas de le dire.

Très rapidement, Katalina dut faire un nouvel effort sur elle-même pour ne pas se trahir et garder un visage parfaitement serein, mais par Néera et Tyra réunies, elle eut bien du mal à réprimer la grimace qui lui vint instinctivement quand l’odeur aigre du Gras lui agressa les narines avec un regain d’énergie. Ne connaissait-il donc pas le bain ? De ce qu’elle avait compris, le Comte d’Odelian était un personnage… eh bien, son surnom l’expliquait très bien. On parlait de Gaucelm plus souvent en tant que « Gras » que « Comte », et si ce n’était pas par hasard, ça n’excusait pas tout non plus. Elle ne put par contre que hausser un sourcil quand elle se rendit compte que son invité était en train de se déplacer, mais elle se força à l’immobilisme, non pas par manque d’intérêt mais parce qu’elle savait très bien qu’un tel geste serait inutile, l’homme était assez proche pour qu’elle l’entendre sans se contusionner.

Elle sursauta quand elle entendit un claquement sec suivi d’un léger couinement sans avoir aucune idée de leur raison et se redressa à moitié, sur ses gardes, tournant malgré elles ses yeux morts vers son origine. Que s’était-il passé ? On aurait dit une claque magistralement administrée, mais la Gardienne ne voyait pas comment cela aurait été possible… Elle hésitait entre inquiétude et rage d’être ainsi laissée ignorante de choses aussi simples que celles qui se produisaient autour d’elle. Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, Gaucelm enchaînait déjà, parlant comme si rien ne s’était produit, et elle se laissa malgré elle retomber dans son siège.

« Que s’est-il passé… ? Il y a un souci ? » demanda-t-elle, laissant malgré elle se dévoiler une faiblesse.

C’était exactement ce genre de situation qui lui faisait regretter sa vue. Elle commençait enfin à s’habituer à ne plus rien voir même quand elle ouvrait les yeux, et quand la situation était sous contrôle elle parvenait même à en faire abstraction… Du moins, autant que cela était possible. Mais que la plus petite graine de désordre germe, que l’imprévu s’invite, et elle sentait ce contrôle durement acquis s’échapper telle une brise légère. Se forçant au calme, elle se rendit compte qu’elle était en train d’ignorer le présent de son invité, et se reprit aussitôt.

« Veuillez m’excuser, l’inquiétude me fait perdre le sens commun. » Mieux valait, cependant, ne pas s’étendre sur l’incident, même s’il reflétait à lui seul son malaise. « Votre générosité vous honore, et sachez que j’en suis touchée. »

Il lui demanda alors s’il pouvait… Pouvait quoi ? Katalina n’avait encore aucune idée de la nature précise du présent. Pourtant, elle devait se montrer confiante, au moins en façade. On ne se défiait pas d’un personnage tel que Gaucelm d’Odelian. Et puis, elle n’était pas totalement démunie, il y avait toujours quelqu’un pour veiller sur elle. Forte de cette certitude, elle opina doucement du chef. Tendant lentement la main, elle effleura la main boudinée avant de trouver le cercle de métal, mais ne se permit aucun écart.

Elle cligna des yeux, surprise de voir à nouveau alors qu’elle ne s’y attendait pas. Devant elle s’activait une foule d’apprentis, et les couleurs fades de la scène n’enlevaient rien à l’énergie qu’ils mettaient à réaliser leurs tâches. Un grommellement indistinct lui fit baisser la tête, et elle observa, surprise, un homme visiblement âgé - surement l’artisan - contempler avec satisfaction son œuvre… Un magnifique diadème cerné de deux saphirs comme on n’en voyait pas tous les jours. Visiblement fier de lui, il laissa un sourire s’épanouir sur son visage, et Katalina ne put s’empêcher de sourire avec lui. Le joaillier avait de quoi être orgueilleux, en effet, car la pièce qu’il avait vraisemblablement réalisée seul était une pure merveille.

Retirant sa main à peine une seconde après l’avoir touché, l’héritière des Noblegriffon laissa perdurer son sourire. On lui avait rarement fait un tel cadeau, elle devait bien l’avouer. Il n’avait rien de comparable à celui de Merwyn… une « simple » robe qui, si elle n’en restait pas moins très belle, ne pouvait rivaliser avec ce qu’elle n’avait fait qu’effleurer mais qu’elle connaissait désormais mieux que Gaucelm lui-même - qui d’ailleurs ne l’avait peut-être qu’à peine regardé.

« Je ne sais pas quoi dire, c’est un présent magnifique. » Elle pencha de nouveau légèrement la tête, laissant son sourire s’éteindre sans pour autant laisser son visage devenir austère. « Je suis surprise, je dois l’avouer, je ne m’attendais pas à cela… »

On n’offrait pas une telle chose, un présent digne d’une reine, quand on voulait « seulement » parler affaire. Soit le Gras voulait faire étalage de sa richesse, afin de l’impressionner et de lui laisser entrevoir à quel point il pouvait faire un partenaire commercial intéressant, soit il avait une autre idée en tête. Mais Katalina ne pouvait envisager qu’il le fasse avec désintérêt, la galanterie avait ses limites.

« Me ferez-vous l’honneur de m’aider à me coiffer d’une telle merveille ? »

Elle esquissa un nouveau sourire, qu’elle sous-poudra habilement de timidité. Quoi qu’il ait en tête, mieux valait qu’il la prenne pour une imbécile écervelée. Avec de la chance, il la croirait fragilisée par sa récente maladie et se méfierait moins. Aveugle ou non, la négociante restait curieuse. Quand on s’intéressait à elle, elle aimait savoir pourquoi.

Katalina eut toutes les peines du monde à ne pas cacher son trouble quand elle apprit la présence d’un personnage tiers. Car si elle n’y voyait plus, elle n’avait jusqu’alors jamais été surprise par la présence de quelqu’un… Un cadeau bienvenu, et s’il n’était pas si lugubre la plupart du temps, elle n’aurait pu que louer Tyra pour cela. Malheureusement, la plus part des morts étaient teintées de violence et de tristesse, rare étaient les mortels qui partaient vers l’autre monde le cœur en paix. Ce clerc ne semblait pas avoir été confronté au décès d’un proche, ni coupable d’avoir provoqué celui d’un inconnu, ou alors de façon si indirecte que sa Voix des Morts était à ce point étouffé que la jeune femme ne l’avait même pas ressenti. Cependant, le ton qu’il employa pour la nommer fut tel qu’il était certain qu’elle ne l’oublierait pas avant un moment.

« Ce n’est rien… »

Elle n’y croyait pas. Ou plutôt, comme il lui était impossible de trancher, elle avait beaucoup de mal à le concevoir. Elle savait tout de même reconnaître un claquement de dents quand elle en entendait un - et encore - et n’aimait pas du tout ce soudain sentiment d’être prise pour une idiote. Elle préféra pourtant ne pas partager ses doutes avec son invité, surtout qu’il était déjà reparti sur le présent qu’il tenait tant à lui offrir. Soit, Katalina renoncerait à connaître le fin mot de cette histoire, mais c’était bien la dernière fois qu’elle restait seule avec un noble. Effleurant le cercle d’argent, elle fut une nouvelle fois victime de son inexpérience, et à l’instar du masque, vécut une bride du passé qui était associé au diadème, car tel était le cadeau qu’on lui offrait. De cette expérience, elle retira une connaissance profonde et intuitive du bijou, à tel point qu’elle ne se rendit même pas compte qu’elle l’avait à peine touché.

Gaucelm était venu à elle avec une raison bien précise en tête. Il aurait pu directement négocier avec le gérant du comptoir Noblegriffon Odelian sans que la noble ne s’en offusque, et l’écart de statut aurait alors joué d’autant plus en sa faveur… Sauf s’il désirait des accords commerciaux plus « poussés » ou si les affaires commerciales n’étaient qu’un prétexte pour l’approcher. Après avoir reçu un tel présent, elle ne pouvait que s’interroger. Désireuse d’en savoir plus, elle décida d’adopter une attitude prompte à aider les hommes à prendre confiance en eux. La timidité les flattait toujours, tout autant que l’incertitude et l’admiration, et même s’il était répugnant d’agir de la sorte avec un noble aussi peu ragoutant - car quelque comte qu’il fut, l’odeur qu’il dégageait décourageait ce genre de tentative - elle lui prouva qu’elle pouvait les mimer avec un réalisme proche de la sincérité. Elle ne frémit pas quand il passa dans son dos, et ne bougea pas plus quand il la coiffa du diadème. Sentir ses doigts s’activer dans ses cheveux n’était certes pas la chose la plus agréable qu’elle eut connu, mais il y avait autre chose de plus dérangeant qui l’empêchait d’y penser. Elle avait une étrange impression, sans pouvoir mettre le doigt dessus, et si elle ne bougea pas alors que le fameux clerc vérifiait bien sa cécité, elle n’en resta pas moins mal à l’aise jusqu’à ce que…

C’en était trop. Le bruit sourd résonna proche d’elle, cette fois, et bien plus fortement, si bien qu’elle recula malgré elle la tête. Si le dossier avait été plus haut, elle se la serait sans aucun doute cognée, et aurait eu de grandes chances d’abimer le cadeau qu’on venait de lui faire… ainsi que l’arrière de son crâne, qui n’aurait sans doute pas apprécié. Fronçant malgré elle les sourcils, elle s’apprêta à dire quelque chose. Elle ne pouvait désormais plus le confondre avec un claquement de dents, et Comte ou pas, elle ne se laisserait pas ridiculiser. Sauf qu’elle n’était pas au bout de ses surprises et qu’elle faillit trahir de façon audible sa surprise quand elle entendit le nouveau vacarme provoqué par le petit manège de Gaucelm et de son clerc. Ce dernier s’en excusa rapidement, lui expliquant cette fois la « raison » du remue-ménage, mais Katalina n’entendait pas se laisser faire, aussi prit-elle calmement la parole.

« Votre clerc semble en ce cas avoir besoin d’un peu de repos. » Et si le ton restait respectueux, il était aussi chargé d’une autorité naturelle et d’une assurance non feinte. On ne s’imposait pas à la tête d’un empire commercial sans avoir un minimum de prestance. « Je suis certaine que Théodore saura lui trouver une chambre pour qu’il puisse se remettre du voyage qui, assurément, l’a plus éprouvé qu’il n’ose le dire. »

En temps normal, elle se serait elle-même levée pour couper court à toute discussion et aurait conduit le pauvre valet jusqu’à la porte. Elle était prête à parier que son Intendant errait dans le couloir, prêt à intervenir au besoin. Elle le connaissait trop bien, et il était devenu d’autant plus protecteur qu’il avait été horrifié d’apprendre sa cécité soudaine.

« Il n’aura aucun mal à le trouver, il n’a pas du s’éloigner, il se fera un plaisir de le guider. S'il pouvait, par ailleurs, lui demander de revenir ensuite. Théodore saura m'aider si par hasard j'ai besoin d'un document précis pendant les discussions qui s'annoncent. » Et, tournant la tête vers Gaucelm pour qu’il n’y ait aucun quiproquo. « Je suis sûre que nous parviendrons à nous en sortir sans son aide, n’est-ce pas ? »

Katalina était bien forcée de se rendre à l’évidence : elle était encore trop à fleur de peau pour manipuler convenablement quelqu’un. Dire qu’elle avait su mener par le bout du nez toute une légion d’adversaires commerciaux avant sa capture par les drows… Cette époque bénie était un vieux souvenir, désormais. Elle avait cru avoir totalement sorti la tête de l’eau, mais être devenue aveugle lui avait fait de nouveau fait perdre tous ses repères. Sans les interventions du fameux clerc, elle aurait sans doute pu tenir son rôle jusqu’au bout et, ainsi, deviner les intentions du Gras. Seulement voilà, elle n’avait pas supporté d’entendre à plusieurs reprises des sons dont elle ignorait et ignorerait jusqu’au bout la provenance, et au final avait instinctivement fait tomber le masque pour se débarrasser de l’élément gênant. Au moins reprenait-elle désormais les accents de l’autorité de façon aussi naturelle qu’intuitive. Pour quiconque l’aurait rencontré quelques jours - ou même semaines - après son échange à la Dross, cela représentaient un progrès de taille. La petite souris était redevenue une lionne, et la lionne devait désormais réapprendre à se faire passer pour une chatte inoffensive. Une façon un peu caricaturale et un brin exagérée de voir la chose, mais qui reflétait cependant la réalité.

Maintenant, il était trop tard. Elle avait montré au Comte d’Odelian qu’elle savait ne pas se laisser marcher sur les pieds, et ne pouvait plus faire marche arrière. Elle n’était plus une enfant et savait assumer ses erreurs. Au moins n’aurait-elle plus à feindre des attitudes qui, au fond, lui répugnaient. La « simplicité » des elfes, l’amitié de Trystan et sa relation naissante avec Kassandra lui avaient fait prendre goût à sa propre personnalité, et elle n’aurait plus à feindre celle d’une autre. Elle ne voyait plus, de toute façon, ce qu’elle pouvait bien gagner à agir de la sorte.

« Tu grandis. »

La voix de Tyra se superposa à celle du valet alors qu’il donnait sa révérence, et cela tombait plutôt bien. Le léger froncement de sourcil qui plissa son front pouvait ainsi être interprété comme une réaction à sa sortie. Même s’il reflétait plus de la surprise que de l’agacement, son interlocuteur saurait y lire les informations qu’il souhaitait, elle s’en moquait légèrement.

Je peux connaître la raison de ce commentaire désobligeant ?

Dans son esprit, elle crut déceler une note d’amusement, mais aucune réponse ne vint. De l’amusement ! Katalina ne voyait vraiment pas ce qu’il pouvait y avoir d’amusant à sa situation. Se forçant à oublier l’intervention - oublier une intervention divine, où la preuve qu’on s’habituait à tout - aussi inattendue qu’inutile, elle se concentra sur le discours de Gaucelm qui, heureusement, ne faisait que commencer. Regardant droit devant elle, sans se soucier de savoir où il pouvait se trouvait, elle écouta attentivement son message. Un message qui sonnait vrai, bien qu’un peu trop désintéressé, une nouvelle fois. Mais après tout, sans aller chercher trop loin, Odelian avait peut-être plus à gagner en construisant un Nord fort et uni - autour de lui ? - que de le laisser ruiné. Au final, elle n’apprenait pas grand-chose, mais ce n’était pas réellement un problème. La discussion ne faisait que commencer.

« De nouveau, vous me prenez de cours. Je ne savais pas que l’unification du Nord passait par le développement de mes comptoirs. » commença-t-elle calmement. Avant de le laisser réagir, elle reprit la parole, penchant légèrement la tête. « Ne croyez pas que la perspective de tels accords ne m’intéresse pas, bien au contraire. »

Elle esquissa un léger sourire, ni froid ni chaleureux, seulement inquisiteur. Le diadème qu’il lui avait offert pesait sur sa tête, aplatissant ses cheveux. Si seulement elle avait pu avoir une vision ayant trait à ce qu’il se passait autrement… Mais il semblait que Gaucelm mette moins de passion à son projet que l’orfèvre à la conception de son bijou, ce qui n’était gère étonnant, car quelques soient les desseins du Gras, le cercle d’argent n’était que secondaire.

« Votre désir de redonner sa cohésion au nord est louable, et sachez que je le partage et suis de tout cœur pour sa réalisation. Mais une négociation avec le Palais Ducal serait sans doute plus efficace pour que cela arrive, non ? »

Si les affirmations à peine voilée de Gaucelm n’avaient pas trouvé un tel écho en elle, Katalina aurait surement rit de l’ironie du sort. La jeune femme était née pour redorer le blason des Noblegriffon, son père y avait cru dur comme fer, malgré l’état pitoyable de sa lignée. Il avait fait le pari de la marier avec un bourgeois afin de regonfler les caisses, sans prévoir le génie de sa fille et le brio avec lequel elle reprendrait les rennes laissées pendantes après la mort d’Elyas. Mais s’il y avait rêvé, s’il l’avait espéré, jamais il n’aurait imaginé qu’elle serait en position de s’assoir sur le trône de Duché. Sa rencontre avec Merwyn avait donné naissance à cette ultime ambition, et sa séparation l’avait détruite sans aucun regret. Et voilà que, pour la deuxième fois, on lui offrait cette opportunité. Et si elle s’était bien doutée qu’il cachait quelque chose, avec son cadeau et ses « accords commerciaux », jamais elle n’aurait cru qu’il voudrait, à l’instar de son père, la propulser directement dans le Palais Ducal. Qu’il lui demande son soutien pour lui-même y accéder aurait été plus compréhensible.

Mais le temps n’était pas à la surprise, et son visage n’en reflétait aucune. Katalina ne devait pas perdre de vue que le Comte le plus puissant du Nord ne venait pas la voir uniquement par grandeur d’âme. Ses paroles trahissaient qu’il n’hésiterait pas à la soutenir s’il lui venait l’envie de faire prétendre ses « droits », la raison était de savoir pourquoi. Les rivalités entre le Nord et le Sud étaient peut-être une explication suffisante, après tout, l’idée qu’un homme n’étant pas né en Serramire prenne la tête du désormais Marquisat la dérangeait au plus haut point. Sa position était précaire : il était officiellement fidèle au Roi, mais le fait qu’Etherna se soit rangé sous sa bannière, peu importe la façon, en faisait une puissance nouvelle et incontournable. C’était surement cela, la raison qui l’empêchait de se porter lui-même candidat… Même s’il jouissait de la confiance sans limite de Trystan, le Roi ne le laisserait pas unifier Serramire, Odelian et Etherna. Quand il conclut en affirmant qu’il préférait de toute façon traiter avec des gens intelligents et dignes plutôt qu’avec un Palais qui avait abrité Merwyn Séraphin, elle ne put retenir un sourire

« Ma famille a en effet régné sur ces contrés, mais deux siècles nous séparent désormais de cette glorieuse époque. Vous le savez aussi bien que moi, je n’ai aucun titre réel et pas plus de terre. Avant notre passage sur le trône ducal, les choses étaient différentes, mais je ne suis pas sûre que les habitants qui vivent sur ce qui fut notre domaine se souviennent de notre nom. »

La voix était calme et la diction claire. On pouvait déceler dans les paroles une fierté non feinte d’appartenir à sa lignée, et les dernières paroles avaient été prononcées avec une once de regrets. Mais pas une fois son visage n’avait trahi ses émotions, restant mystérieux. Les traits lisses hérités d’Anaëh ne faisaient que forcer cette impression. Il était ainsi difficile de ne serait-ce que deviner l’âge réel de la Dame.

« De plus, je ne pense pas que les Seigneurs Vassaux soient aussi promptes que vous le pensez à me donner leur soutien, dans l’hypothèse où je leur demandai. Je sais que l’on hésite à Versmilia à me proposer la tête du fief, mais les nombreuses rumeurs qui me poursuivent les empêchent de se décider. Ils doivent craindre que je n’amène avec moi Aerandir, et la perspective d’heberger le Gardien d’Arcam les refroidit. » ajouta-t-elle, laissant une réelle affection transparaître dans sa voix.

S’ils avaient su qu’il hésitait à proposer un tel pouvoir à la Gardienne de Tyra, il était certain que leur hésitation n’existerait plus. Elle esquissa un léger sourire, qui pouvait tout et ne rien dire. Il était peu expressif, mais mu par une assurance qu’elle ne feignait pas. Le calme était revenu, et le Gras était, malgré son odeur, un invité courtois. Dans ce contexte favorable, elle pouvait laisser s’exprimer cette facette qu’elle avait développée au grès des épreuves et qu’elle ne faisait que découvrir encore elle-même.

« Les Noblegriffon ont toujours été ambitieux, c’est un trait de famille qui n’a jamais été démenti. » Elle marqua une légère pause, avant d’effacer son sourire, et de reprendre. « Mon père en était le plus parfait exemple. »

Que Gaucelm croit qu’elle était potentiellement intéressée… Elle n’avait aucune envie de mentir, sans réellement savoir pourquoi, mais elle pouvait toujours ne dire qu’une partie de la vérité. Elle aurait donné cher pour savoir pourquoi il la choisissait, elle, et surtout ce qu’il avait exactement en tête, et pour cela il lui fallait entrer dans son jeu, mais à sa manière.

Katalina ne se permit pas de réagir quand Gaucelm s’autorisa le droit de l’appeler par son prénom. L’envie de froncer des sourcils et de le reprendre sèchement la brûlait, mais elle savait que cela aurait été une erreur, aussi garda-t-elle le silence, préférant se concentrer sur la conversation en elle-même plutôt que sur les détails. Si se permettre des familiarités avec son hôte procurait un quelconque plaisir au Gras, qu’il fasse, elle se réservait pour sa part d’autres joyeusetés qui risquaient d’être bien moins amusantes aux yeux de son invité. Ses manières ne lui donnaient que trop l’impression qu’il ne cherchait à l’amadouer pour mieux l’utiliser, et le fait de n’avoir aucune idée de ce qu’il pourrait retirer de la voir s’assoir sur le trône serramirois ne faisait que renforcer sa méfiance naturelle. Cependant, elle s’autorisa un petit écart quand il parla d’Aerandir. Penchant légèrement la tête, elle se permit un léger froncement de sourcil. Elle ne doutait pas que le Comte d’Odelian comprenne le message, mais quant au fait qu’il en prenne bonne note… Il devait sans doute se croire protéger par son rang. Il l’était, en effet, mais Katalina avait bien des moyens de contourner cet écran, et elle n’hésiterait pas à le lui montrer s’il persistait à se croire tout permis.

Il continua comme si de rien était, mais ce n’était guère étonnant. Quoi que fasse son interlocutrice, le Gras ferait tout ce qu’il pourrait pour donner l’illusion que rien ne l’atteignait. La cécité dont elle souffrait lui donnait un avantage de taille, il n’avait pas à se soucier de l’expressivité de son faciès. Si seulement Katalina avait pu lire dans son regard, tout aurait été si simple, mais au lieu de cela, elle devait se satisfaire de sa voix, et elle n’était pas assez à l’aise pour s’en contenter. On pouvait toujours apprendre à faire mentir une voix, mais les yeux étaient des traitres bien plus difficiles à dompter.

« Ils préféreront s’unir autour d’un des leurs, et vous le savez aussi bien que moi. » le tempéra-t-elle avec calme, esquissant même un léger sourire. « Sauf si, bien sûr, je reste la dernière chance de Serramire de tomber sous le joug du Sud, ce dont je doute et ce qu’ils refuseront de voir… sans aide, en tout cas. »

Elle grossissait le trait, jouant sur cette crainte compréhensible. Quoi qu’il arrive, Serramire resterait toujours la même. Qu’il vienne de Langehack ou de Versmilia, le prochain Marquis n’aurait d’autre choix que de s’accoutumer aux climats des Marches ou il ne ferait pas long feu, soutien royal ou non. Trystan le savait, et Katalina était persuadée qu’il ne ferait pas l’erreur de nommer autre chose qu’un homme de trempe. Malgré elle, elle l’implora néanmoins silencieusement de ne pas choisir un homme de Langehack… et caressa même l’idée de lui écrire afin de le mettre en garde. Dans tous les cas, elle finirait par le mettre au courant de cette entrevue, mais si Gaucelm se montrait trop entreprenant, alors il faudrait mieux ne pas attendre les retrouvailles. Cependant, l’heure n’était pas encore à Trystan, et tant que le Bélier ne se déciderait pas à lui livrer précisément ses intentions, elle n’aurait rien de concret à présenter à son Roi. Décidant de l’aider un peu, elle sous-entendit qu’en tant qu’héritière des Noblegriffon, elle partageait l’ambition qui avait caractérisait sa famille, prenant l’exemple de son père pour appuyer sa déclaration sans pour autant se permettre de mentir. La réponse ne se fit pas attendre, et le froncement de sourcil de la noble fut cette fois moins discret.

« Avec tout le respect que je vous dois, je vous prierai de ne pas oublier celui que mérite mon père. »

C’était un peut-être un brin osé sur le fond, mais la forme était irréprochable. Sa voix était restée claire qui, si elle ne souffrait aucune contradiction, ne se montrait en aucun cas insultante. Qu’elle soit en mauvais terme avec son géniteur ne permettait pas aux autres nobles d’en oublier qui il était. Gaucelm avait peut-être entendu parler de la façon dont elle l’avait envoyé à Versmilia, et avait cru pouvoir jouer dessus, mais c’était mal connaître son interlocutrice. A moins que son silence sur ses précédents tests n’ait encouragé Gaucelm à aller encore un peu plus loin, pour voir ce qu’elle pouvait supporter. Si tel était le cas, il avait désormais sa réponse.

Il décida de conclure son discours en invoquant l’exemple de Trystan pour arguer le fait que sa nouvelle condition ne gênait en rien la possibilité qu’elle devienne un jour Marquise. Elle hésita mais renonça à lui faire remarquer qu’elle n’en avait jamais douté, ce qui ne semblait pas être son cas vu qu’il y avait vraisemblablement réfléchis. En plus d’être inutile, cette provocation aurait été en partie fausse. Après tout, elle ne voyait pas comment elle aurait pu s’atteler à la gouvernance d’une terre aussi vaste que Serramire alors même qu’elle parvenait à peine à s’orienter correctement dans sa propre demeure. Elle préféra donc garder le silence, sachant qu’il pourrait très bien être interprété comme de l’hésitation ou du temps accordé à une réflexion poussée. Finalement, ce fut le gloussement du Gras qui mit fin au semblant de calme qui venait de s’installer. Le voir se rabattre sur quelque chose d’aussi futile de la décoration, au beau milieu d’une conversation aussi grave, surprit Katalina qui ne s’autorisa cependant pas à le montrer. Balayant de son regard terni la pièce qu’elle ne pouvait malheureusement plus admirer, elle laissa échapper un léger sourire nostalgique alors qu’elle se remémorait l’espace de quelques secondes l’époque où cette demeure était encore en grande partie en rénovation.

« Ce n’est pas moi qu’il faut féliciter, mais Théodore. Je suis certaine qu’il sera ravi d'apprendre que vous appréciez le fruit de son travail, quand il nous rejoindra. J’étais, à l’époque, bien trop occupée pour m’en soucier, et il avait toute ma confiance. » Laissant sa tête retourner sa position initiale, elle reprit après avoir marqué une légère pause, revenant avec regret à la situation qui l’intéressait. « D’ailleurs, il ne saurait tarder, et sa présence nous permettra de revenir à l’objet premier de votre visite. Même si je commence à penser qu’il ne s’agissait, au final, que d’un prétexte. »

Il fallait parfois savoir être directe, dans une conversation, et Katalina le faisait souvent très bien. Elle ne douterait pas que son invité surprise saurait rebondir avec tout autant de brio, mais peut-être cette dernière phrase lui ferait-il croire qu’il avait conquis son auditorat.

Katalina s’en rendait bien compte : Gaucelm ne s’engagerait pas avant qu’elle ne le fasse elle-même. Il était tout sauf idiot, et devait s’être renseigné sur elle avant de venir la voir. Elle était prête à parier qu’il n’ignorait rien des épreuves qu’elle avait du traverser l’année passée et qu’il s’interrogeait sur les changements qu’elles avaient opérés sur elle. De plus, il était de notoriété publique qu’elle s’était rapprochée du Roi, et cela aussi devait le contraindre à la prudence. Et pourtant, malgré toutes ces incertitudes, il était tout de même venu à elle… Pourtant, alors qu’il devait savoir ses chances faibles, il avait tout de même tenté de la convaincre. S’il agissait ainsi, c’est qu’il devait avoir une bonne raison, et elle aurait donné cher pour la connaître. Ah, si seulement sa nouvelle condition lui permettait de lire dans les pensées, tout aurait été plus simple. Mais, sans réellement savoir pourquoi, elle se doutait que Tyra n’aurait pas apprécié qu’on use de ses dons à des fins aussi éloignées de son Œuvre. Et, bien entendu, le fait que ce ne soit pas juste n’entrait pas dans les préoccupations de Celle qui Attend. Encore une fois, Katalina se demanda comment il réagirait s’il apprenait qui elle était devenue. Il s’amusait d’elle, persuadé de pouvoir la manipuler à sa guise, et il aurait été si agréable de le sentir perdre son assurance. Alors qu’il tentait d’orienter la discussion vers un autre sujet, elle fit mine de jouer le jeu avant de la ramener vers le Marquisat de Serramire. Après tout, ce n’était pas en s’extasiant sur le mobilier qu’elle arriverait à deviner ce qui le motivait.

Hypocrite au possible, il affirma qu’elle ne comprenait pas ses réelles motivations, qui se bornaient selon lui au plaisir de converser. Ainsi, lui parler de façon un peu plus direct n’avait eu d’autre effet que celui de l’entendre se rétracter. Elle devait bien avouer une chose : il était doué. Sans la Voix des Morts, elle se serait sans doute moins méfiée du personnage, et pour cause… Son sobriquet, son odeur et même ses célèbres gloussements ne servaient qu’à le rendre ridicule. Mais Katalina le comprenait, désormais, il ne fallait pas faire l’erreur de le sous-estimer. Attendant de répondre, comme si elle cherchait ses mots, elle se détendit légèrement, se laissant imprégner du Don de Tyra. Rendue mal à l’aise par les gémissements multiples et continus qui accompagnaient le Gras, elle avait tenté de s’en couper mais il lui fallait désormais comprendre leur origine…

« Il faut croire, en ce cas, que la maladie m’a rendue méfiante, car j’aurais juré qu’il ne s’agissait pas d’un sujet de conversation comme un autre. » finit-elle par répondre. Sa voix était douce, comme compatissante, et elle était surtout affaiblie, comme si parler fort risquait de la gêner.

Elle était là, elle avait toujours été là, même quand elle s’était efforcée de l’ignorer. Elle y décelait de la peur et du désespoir, mais pas seulement. La Voix des Morts était difficile à interpréter. Fragmentaire, elle ne délivrait que rarement son message d’une traite. Encore novice, Katalina ne pouvait qu’écouter, en espérant que la chance soit avec elle. Un mot lui suffirait, une plainte vengeresse… Mais pour l’heure, c’était l’incompréhension qui dominait. Sans rien laisser paraître de son trouble grandissant, elle se força à rompre le silence, bien consciente qu’elle prenait un risque en restant muette. Vexer Gaucelm ne l’aiderait en rien, après tout.

« Dans tous les cas, soyez assuré que votre conversation est loin d’être déplaisante, seulement je… » continua-t-elle, avant d'être coupée par un véritable cri de coeur.
« Pour Etherna ! »

La voix juvénile mourut aussi rapidement qu’elle était née, mais elle avait suffit à couper dans son élan. Cela répondait au moins à une partie de ses questions. Quoi qu’ait fait Gaucelm, il l’avait fait en Etherna, ville qu’il avait conquise « pour le Roi ». La jeune Gardienne n’était pas encore au fait des détails, elle ignorait ce qui s’était réellement déroulé dans la baronnie devenue province d’Odelian. L’existence de zones d’ombre dans la version officielle des faits était certes étrange, mais cela ne faisait en rien une preuve réelle, et le fait qu’un soldat d’Etherna soit mort en étant persuadé de protéger sa patrie non plus. Mais ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle ne saisisse la globalité du problème, autant de temps qu’elle allait devoir gagner en restant à proximité de son interlocuteur. Se rendant subitement compte qu’elle n’avait pas terminé sa phrase, elle reprit l’air de rien.

« Je n'ai pu m'empêcher de noter avec quel enthousiasme vous m'imaginiez monter sur le trône de Serramire, et j'avoue ne pas le comprendre. »

Katalina aurait préféré que son invité passe sous silence ses blancs successifs, mais il semblait qu’elle avait laissé s’échapper un de trop. Elle ne laissa cependant rien paraître, se contentant de pencher légèrement la tête sur le côté.

« Je vais bien, ne vous inquiétez pas. » le rassura-t-elle, esquissant même un petit sourire encourageant.

Gaucelm d’Odelian était un homme à part. Il semblait cultiver le ridicule, s’en servant comme d’un écran de fumée prompte à dissimuler sa véritable nature. Katalina n’aurait pas été surprise d’apprendre qu’il y en avait encore à la Cour de Diantra pour le prendre pour un sot, un rustre du nord plus intéressé à se goinfrer et à se marier avec une gamine à peine adulte qu’à étendre son influence. Comment considérait-il Etherna ? Surement comme un coup de chance, ou comme la preuve qu’Odelian possédait des généraux de valeur. La nouvelle Gardienne ne le sous-estimait pas, elle estimait avoir compris au moins en partie son manège et ce qu’elle découvrait n’était pas pour lui plaire, cependant elle ne voulait en aucun cas rentrer dans son jeu. Il ne pouvait rien contre elle, mieux il avait besoin d’elle pour elle ne savait quel projet. La seule chose qui était certaine était qu’il voulait la voir tenter de s’emparer du trône de Serramire. Il lui assurait son soutien, par des moyens détournés, et se permettait même des élans lyriques. Comparer la destinée de l’héritière Noblegriffon à celle du Marquisat était peut-être un peu fort.

« Je ne vous savais pas si sensible. »

Difficile de deviner ce qu’elle en pensait, elle ne se permettait plus de laisser échapper le plus petit indice qui pourrait guider Gaucelm. Elle se sentait déjà assez vulnérable et ne désirait en rien rajouter des cordes à l’arc déjà bien fourni de son invité. Elle se contait alors d’écouter, silencieuse et attentive, car si elle ne pouvait plus voir, elle pouvait toujours essayer d’entendre. La voix était moins traitresse, on la travestissait sans trop de peine avec un peu d’entrainement, mais une erreur pouvait arriver si vite. Il tenta de changer de sujet, et elle esquissa de nouveau un léger sourire.

« J’aurais pensé que vous brigueriez vous-même la tête du Marquisat, en réalité. » expliqua-t-elle calmement, se permettant d’ignorer la question qu’il avait inutilement posée. « Avec Etherna sous votre coupe, vous rivalisez sans peine avec Serramire, surtout au vu de la faiblesse militaire du domaine. Sans douter de votre loyauté, je doute que vous laissiez le futur marquis s’immiscer dans vos affaires. N’avez-vous jamais rêvé du Marquisat d’Odelian ? »

Le Marquisat d’Odelian. Evoquer cette possibilité à voix haute lui fit envisager les moyens que pourrait mettre en œuvre un Comte pour parvenir à récupérer la souveraineté sur le marquisat auquel il était soumis. Discrédité le domaine régnant et ses dirigeants lui semblait être un bon début, surtout quand les faits l’avaient rapproché du Roi. Gaucelm avait raison sur un point : il était le seul Seigneur du Nord à avoir répondu librement à l’appel aux armes du Roi. Merwyn avait fait un geste sans se détourner de ses propres conquêtes, mais lui avait mis la plupart de ses moyens à disposition. Cherchait-il à convaincre Katalina de se poser en successeur possible avant de condamner son acte, le présentant comme une nouvelle trahison de Serramire ? Elle savait déjà n’être qu’un pion à ses yeux, restait à savoir de quelle façon il voulait l’utiliser. Dans tous les cas, le temps des faux semblants était révolu. La jeune femme n’était pas assez à l’aise avec sa condition pour entrer dans un jeu de dupe et de tromperie. Sa vue lui faisait cruellement défaut, et elle n’avait pas l’empathie d’Aerandir. Elle avait joué sur le terrain de la manipulation assez souvent pour savoir qu’il valait mieux changer les règles avant qu’il ne soit trop tard.

« Je ne vous jugerai pas, je n’ai aucune légitimité pour le faire. Il est normal, après tout, de vouloir voir rayonner les terres dont nous avons la charge et auxquelles nous sommes attachés, n’est-ce pas ? » ajouta-t-elle.

La discussion s’éternisait, et rien ne semblait vouloir l’accélérer. Il n’y avait que deux raisons qui empêchaient pour le moment Katalina de la faire tourner court : sa propre curiosité et son amitié pour Trystan. Sans aller jusqu’à imaginer qu’il ne veuille renverser le Roi - pas si tôt après la Guerre Civile, en tout cas - sa démarche n’était pas innocente, et qu’il veuille le faire croire était presque amusant. Elle était certaine qu’apprendre qu’un noble du nord, aussi dévoué en apparence soit-il, tente de favoriser l’ascension au trône de Serramire la personne de son choix intéresserait forcément le magicien, et quant à elle, comprendre pourquoi Gaucelm avait arrêté son choix sur sa personne ne lui déplairait pas non plus. Mais les récents événements qu’elle avait vécus l’avaient éloignée de la vie politique et de toutes ses intrigues, et ce retour aux origines ne faisait que la conforter dans sa certitude qu’elle vivait bien mieux depuis qu’elle en était sortie. Et si rien ne venait changer le cours des choses, elle risquait de se contenter de livrer à Trystan de simples soupçons et de laisser ses agents faire leur travail.

Le Marquisat d’Odelian. Même si elle n’en montrait rien, cette idée la répugnait. Depuis maintenant plusieurs siècles, les Marches du Nord étaient sous la domination de Serramire, et elle ne pouvait imaginer que ces choses là changent, surtout pas à cause d’un homme dont elle avait failli partager la couche. Elle allait devoir conseiller le Roi des Hommes, et vite, afin de remédier à la situation. Non pas qu’elle n’ait pas confiance en lui, mais il venait d’Erac, pas du Nord, et elle craignait qu’il n’ait pas tous les éléments en main pour gérer au mieux cette situation. Elle le laissa tenter de la convaincre qu’il n’avait aucune ambition sur les territoires bordant ses frontières. Bien entendu, il agissait dans le plus parfait désintéressement, n’ayant à cœur que les intérêts d’une terre bafouée par ses dirigeants, et soucieux de la voir redresser la tête. Son mariage avec la fille encore bien jeune du vicomte cité n’avait rien à voir avec des volontés d’expansions territoriales. Elle ne le lui fit même pas remarquer ce petit détail, certaine qu’il avait déjà une réponse toute prête. Elle ne croyait pas au coup de foudre, mais aurait bien parié sur la volonté d’apaiser les tensions entre les deux territoires par ce symbole. Mais réellement ses intentions étaient aussi vertueuses, pourquoi ne pas aller voir directement le Roi ? Il était le mieux placé pour répondre aux mieux à ses attentes, bien plus qu’une jeune femme ayant disparu de la scène politique depuis un an.

« Ce ne sont pas mes terres. » fit-elle remarquer, esquissant un léger sourire amusée malgré elle. « Je suis désolée, Comte, mais jusqu’à preuve du contraire, aucune voix ne s’est élevée pour m’apporter un quelconque soutien, et je n’en ai moi-même pas demandé. »

Un moyen détourné de lui faire comprendre qu’elle n’était pas intéressée ? Peut-être, à moins que ce ne soit qu’une façon de l’amener à prendre publiquement son parti. Elle ne l’espérait pas, car si une telle chose devait arriver, ce ne serait que le début d’une longue et pénible suite de manœuvres politiques pour pouvoir faire demi-tour, et elle n’en avait aucune envie, cependant elle ne voulait pas encore voir la conversation mourir face à un refus clair. Elle jouait avec le feu, et Trystan avait intérêt à lui en être reconnaissante parce qu’elle puisait déjà dans ses réserves de patience. Penser qu’elle risquait de se brûler les ailes avec ce petit jeu ne lui plaisait pas du tout, et elle se promit d’envoyer une missive au Roi des Hommes le soir même… en quatre exemplaires, au cas où. Et par des chemins différents, pour être certaine qu’il la lirait. Elle décida alors de tenter une nouvelle approche. Il était venu la tester, c’était évident, mais elle avait désormais assez joué son jeu. S’ouvrant à la Voix des Morts pour pouvoir le situer, au cas où, elle reprit la parole.

« Pardonnez moi d’insister, mais il m’apparait désormais de plus en plus clairement que notre conversation n’est plus une simple discussion entre gens de rang. Si votre loyauté envers le Roi et le courage avec lequel vous le servez n’était pas connue de tous, je jurerai que vous craignez ma réaction si vous veniez à me conter la raison de votre venue. »

Elle en avait presque oublié le pauvre Théodore qui, au même moment, tentait tant bien que mal d’exécuter ses ordres. Le pauvre homme était assailli de questions, et pensait désormais comprendre ce que devait ressentir une ville assiégée. Le bougre ne voulait pas rester dans sa satanée chambre, en sortant toujours sous le prétexte fumeux d’une question, si bien que le vieil Intendant s’était surpris à caresser l’idée de l’assommer. Pour le moment, il cherchait encore à la convaincre de se reposer comme Katalina et Gaucelm le lui avaient suggéré, mais il sentait sa patience s’émousser plus rapidement que le fil d’une épée martelé contre une roche naine, et il finirait par se résoudre à le ramener avec lui. Il imaginait déjà l’irritation de la maîtresse des lieux, mais il n’y pouvait pas grand-chose. Elle ne lui en tiendrait surement pas rigueur, tout comme elle ne pouvait pas en vouloir au Gras Bélier d’Odelian d’agir avec prudence. Après tout, elle avait agit de la sorte plus d’une fois, mais il fallait bien avouer que la scène était plus agréable quand on la vivait avec tous les éléments en main, ce qui était loin d’être son cas.

Katalina aurait sans doute voulu pouvoir voir la réaction de Gaulcem. Ses yeux qui s’étrécirent, ses lèvres qui se tordirent en un rictus… Tout cela, elle l’imagina sans même avoir une idée précise de l’apparence du Comte. C’était surement cela, le plus dérangeant. Elle parlait à des gens sans connaître leur visage. Il ne restait alors que leur voix pour les identifier. Ce n’était pas un exercice des plus aisés, mais elle avait heureusement pris assez vite l’habitude de décortiquer les paroles de ses interlocuteurs pour que la transition se fasse sans trop de mal. Il n’avait que peu de chance d’aimer ce qu’elle lui disait, après tout, elle ouvrait des portes qu’il aurait préféré laisser closes pour le moment, et il ne se gênerait pas pour les refermer, mais au moins saurait-il que le meilleur moyen de s’entretenir avec l’héritière des Noblegriffon restait de parler franchement… avec les risques que cela comportait, bien entendu. La Voix des Morts continuait à résonner à ses oreilles, mais pour la première fois elle parvenait à s’en détacher, toute entière tournée vers sa joute avec le Gras. Concentrée, elle ne se laissait plus atteindre par la désolation et les tourments, ne faisait qu’écouter. On maudissait Odelian, mais Etherna ayant été assailli - à tord ou à raison - cela n’aidait pas réellement. De même, il y en avait pour brailler contre la félonie des terres du nord, mais ce n’était pas suffisant. Le diadème pesait toujours sur ses cheveux, et elle pourrait s’enorgueillir d’avoir été un jour couronnée par un comte. Il lui fallait quelque chose de plus concret que des cris d’agonies pour trancher, et surtout pour décider quoi faire. On ne s’attaquait pas à un tel personnage à la légère. Elle n’était certaine que d’une chose : il n’était pas l’auteur de tout ces meurtres, mais il en était à l’origine, ou tout du moins était-ce ce dont été persuadées ses victimes.

Sans surprise, Gaucelm avoua s’être laissé emballé et proposa de revenir aux raisons premières. Il devait savoir que Katalina n’en croirait pas un mot, mais il le faisait tout de même. Il y avait un fossé entre soupçonner très fortement un fait et en avoir la confirmation orale, et c’était là un fossé qu’il ne franchirait. Dommage, mais prévisible, et la jeune noble ne se permit pas le moindre sourire ironique, même si cela lui brûla les lèvres. Au moins avouait-il qu’un Marquis ne venant pas du Marquisat ne serait pas à son goût, même si le fait d’affirmer qu’il se plierait à la décision du Roi faisait perdre de son honnêteté à la déclaration. Il tentait de reprendre l’initiative, ayant vu la façon dont pouvait en user la Gardienne, passant d’une idée à une autre avec une légèreté déconcertante. Après avoir disserté sur la succession de Serramire, il revenait aux accords commerciaux et ne lui laissait même pas le temps d’acquiescer pour changer à nouveau, évoquant son mariage. Elle aurait sans doute du se sentir honorée d’être ainsi invitée, mais à ses yeux désormais aveugles, la cérémonie qui s’annonçait ne serait qu’une suite d’épreuves toutes plus éreintantes les unes que les autres. Néanmoins, elle ne put que sourire quand il invita Aerandir, avec une réticence audible.

« Hannon le. No galu govad gen. » répondit-elle, un éclat malicieux dans son expression et sans se départir de son sourire. C’était sans doute inutile, mais il ne pourrait que s’interroger sur ce qu’elle venait de dire, et ce n’était au fond qu’une autre façon de le déstabiliser. « Je ne doute pas que votre mariage sera heureux, et si je parviens à convaincre Aerandir de m’accompagner, nous nous y rendrons avec plaisir. »

Si seulement les choses avaient été plus simples avec le sang-mêlé. Si seulement ne planaient pas entre eux leurs fautes respectives. Elle savait le peu de considération qu’il accordait aux cérémonies unissant un homme et une femme dans la Péninsule, et avait fini par s’habituer au fait que sa présence au mariage d’Hannibal de Roch et June des Isles n’avait pas eu grand-chose à voir avec les deux concernés. Mais elle ne doutait pourtant pas de le convaincre, et ce serait un bon moyen de revoir Trystan, à moins qu’elle ne décide de retourner à Diantra avant, ce qui était toujours possible. Etrangement, le jeune Roi lui manquait, ainsi que sa sœur, et il lui tardait de les retrouver de nouveau. Peut-être parce qu’ils étaient ce qui se rapprochaient le plus d’amis. Katalina retint le sourire désabusé qui lui vint, tant on aurait cru entendre parler une asociale ayant toujours vécu seule et coupée du monde.

« Pour ce qui est de nos affaires, je… » commença-t-elle, avant d’être interrompue par un Théodore demandant la permission d’entrer. « Faites donc. » Sans surprise, la Voix des Morts associée à Théodore vint se mêler à celle de Gaucelm, et contrairement à ce que craignait Katalina, le tout se mêla en une douce et subtile harmonie. Elle avait cru au capharnaüm mais il s’agissait encore de la preuve qu’elle était dans l’erreur. « Parfait, vous arrivez au bon moment, nous allions justement nous pencher sur les affaires commerciales, et j’ai besoin de votre aide pour retrouver les documents appropriés.
- Le Comptoir d’Odelian, j’imagine… Messire Fulbert, me feriez-vous l’honneur de m’aider ? » demanda-t-il, lançant un regard perçant au collant clerc et informant par la même occasion la maîtresse des lieux de l’échec retentissant de sa mission.

Cette fois, Katalina ne put retenir un froncement de sourcil, et sa tête se tourna en direction de Gaucelm. Elle ne pouvait le voir, mais savait parfaitement où il était, et le puissant Comte du Nord put donc soutenir toute l’intensité du regard aveugle. Cela ne dura qu’une seconde, durant laquelle elle lui fit témoignage de son mécontentement avant de reprendre un visage impassible. La suite n’avait que peu d’importance, les accords commerciaux seraient signés sans surprise et, très certainement, à l’avantage des deux partis. Mais la véritable négociation ne faisait que commencer, et Katalina n’avait encore aucune idée de ce que lui voulait précisément Gaucelm d’Odélian…

Il lui faudrait y remédier.