Enfin tu es à moi...

La vie était devenue paisible, au Manoir Noblegriffon. Trop, peut-être. Théodore retrouvait le calme plat qui avait caractérisé la demeure durant l’année précédente, et la solitude qui allait avec. Il le regrettait, car même si le retour de Katalina n’avait pas été de tout repos, il avait au moins eu le mérite de redonner vie à une bâtisse qui semblait se mourir. Au moins cette fois-ci savait-il qu’elle reviendrait, et qu’elle ne pourrait plus repartir avant un moment. Il avait fini par comprendre que la maîtresse des lieux était enceinte, et il ne doutait pas qu’elle choisirait Serramire pour donner naissance à son enfant. Elle était comme son père à se sujet, fière du Nord, alors même qu’elle devait au Sud une grande partie de sa richesse. Il aurait été plus qu’étonné de la voir donner naissance au nouvel héritier de la famille dont elle était si attachée à Diantra, malgré l’affection qu’elle semblait accorder au Roi. Et puis, sa grossesse était déjà assez avancée, et elle ne pourrait sans doute pas faire le voyage, dans tous les cas. Le Gardien d’Arcamenel l’en empêcherait, de toute façon. Il avait cru comprendre que c’était la raison pour laquelle il avait été tant réticent à se rendre au mariage du Gras d’Odelian. Il se promenait dans les couloirs, n’ayant rien d’autre à faire qu’arpenter la maison qu’il connaissait mieux que quiconque, Katalina comprise. Il y travaillait depuis vingt cinq ans, en assurait l’intendance depuis vingt ans et avait eu tout le temps nécessaire à en mémoriser chaque détail.

Mais ce qui devait être une promenade reposante, teintée de nostalgie et de souvenirs du bon vieux temps, tourna à la catastrophe. Un instant, il se contentait de mettre un pied devant l’autre sans réellement réfléchir à ce qu’il faisait, et le suivant il avait soudainement du mal à respirer et la douleur qui s’emparait de son bras lui arrachait un gémissement pitoyable. Il aurait crié, s’il l’avait pu, tant la surprise avait été soudaine, mais une main vint se plaquer sur sa bouche pour l’en empêcher. Malgré lui, il trébucha en avant, se faisant un mal de chien à des genoux déjà fragilisés par l’âge, et de légères larmes de douleurs perlèrent au coin de ses yeux étrécis. Une dague vint parfaire une situation déjà peu engageante.

Par Néera, ce devait être un ours qui l’attaquait, jamais il n’aurait cru un homme capable d’avoir une telle poigne.

Et pourtant, son agresseur le détrompa vite, car sa voix n’avait absolument rien d’animal, mais ce n’était sans doute pas le pire. Il ne se serait jamais attendu à une voix féminine, et pourtant, malgré la tension, malgré la violence sous-jacente. Malgré la haine, suintante. L’étau qui lui enserrait la bouche se libéra alors qu’on lui posait une question, mais le premier reflexe de Théodore ne fut pas de répondre. A la place, il toussa comme un damné et tenta de reprendre son souffle.

« Je… Je… Il n’est… » Il déglutit péniblement, au bord de la panique. Ses jambes flageolantes ne lui étaient d’aucune utilité, et il se retenait comme un damné de laisser ses mains s’agripper à la main qui le menaçait. « Il n’est plus là… Exilé… par la Dame Noblegriffon. »

Il haïssait Noah, pour de multiples raisons, avec d’autant plus de force qu’il connaissait désormais l’existence de Kassandra. Mais il ne pouvait pas le livrer à une telle brute, pas comme ça. Oh, il ne faudrait pas grand-chose pour le faire céder, mais alors que la douleur se limitait à la lame d’une dague frottant à peine sur sa peau, il trouvait encore les brides d’un courage qui menaçait de s’envoler sous le joug d’une haine embrasée.

Le moins que l’on pouvait dire était que Théodore était dans une situation délicate. Une dague pressée contre une gorge n’était jamais bon signe, et il était fort peu probable que son agresseur se contente de la ranger avec un rire tonitruant, une claque dans le dos et un vœu de bonne continuation. Non, l’Intendant des Noblegriffon se savait en danger, pire en danger de mort, et il avait du mal à garder son sang froid. Le fait d’être menacé par une femme aurait sans doute pu être un point positif, mais il ne savait d’elle qu’une voix et une poigne digne des colosses. Pour ce qu’il en savait, ce pouvait très bien être un psychopathe complètement fou pouvant imiter à sa guise n’importe quelle voix, et cela aurait été même plus probable. Sans surprise, la réponse que lui fournit le serveur malmené ne plut pas à la mystérieuse femme, qui renchérit en lui rappelant que ce n’était pas tant la situation d’exilé de Noah Noblegriffon qui l’intéressait que sa localisation exacte. Pour faire bonne mesure, elle rajouta quelques interrogations, mais fit bien plus que cela en l’appelant par son prénom.

« Comment connaissez-vous… » commença-t-il, avant de s’arrêter de lui-même, se rendant compte qu’il risquait gros à continuer à ne pas répondre aux questions posées. « Kassandra ! C’est à cause de la fille illégitime de Noah… Kassandra… Dame Katalina a découvert son existence à son arrivée…Deux jours plus tard, Noah… quittait la demeure. »

Le vieil Intendant reprenait souvent son souffle, déglutissait de la salive inexistante alors que sa bouche était un désert aride, et haletait légèrement, si bien que son discours était fragmenté. Il se sentait honteux, alors qu’il livrait aussi facilement le père de sa protégée à la première venue. De légères larmes perlèrent au coin de ses yeux. Versmilia, ville natale de Miravia. Théodore aussi y était né, fils de serviteurs du château qui avait vu grandir la mère de Katalina, il avait suivit la voie de ses parents et avait rapidement été affecté au service de la jeune femme. Pour ensuite la suivre quand elle était partie à Serramire.

« Je ne sais rien de plus… » ajouta-t-il précipitamment. « Ne me tuez pas. Cela ne vous avancerait à rien. Vous pouvez partir, je ne crierai pas. »

Le souci était qu’il ne savait absolument pas ce que voulait l’inconnue au vieil homme qu’était devenu Noah. En réalité, il n’avait plus grande valeur pour quiconque, à moins que… Le doyen Noblegriffon avait passé sa vie à intriguer, fouiner, récolter les secrets, dans l’espoir d’augmenter son influence. Il avait surement eu le temps de se faire des ennemis. Mais pourquoi le retour de bâtons venait-il si tard ? C’était incompréhensible. Et puis, elle connaissait son prénom.

« Qui êtes-vous ? »

La connaissait-il ? Il en doutait, persuadé qu’il se serait souvenu d’une femme capable de brouiller le cou d’un homme sans trop de souci. Avec une grimace, il bougea légèrement ses jambes, désireux de les soulager un peu.

Au moins, le lit était plus confortable que la poigne qui l’empêchait presque de respirer. Il aurait sans doute pu s’y rendre seul, mais ce n’était pas au gout de son amie d’infortune qui l’y poussa sans ménagement. Il se rendit alors compte, et seulement maintenant, qu’ils étaient dans l’ancienne chambre de Miravia et Noah. Se massant la gorge, heureux de ne sentir aucun sang se répandre sur ses doigts, il leva le regard et put enfin admirer la magnifique créature qui avait jeté son dévolu sur sa personne. Et une nouvelle fois, le paradoxe que représentait sa force le frappa. Par Mogar, comment pouvait-elle avoir une poigne digne d’un drow avec un tel corps ? Cela dépassait l’entendement.

« Qui êtes-vous ? » répéta-t-il, sans crier, forçant sa voix au calme.

Mais il ne semblait pas dans son humeur de se confier, loin de là. Au fond, peu importait la réponse, la seule chose qui comptait était que Théodore n’avait aucune envie de mourir pour protéger Noah. Pour l’heure, la jeune femme semblait plutôt avide de paroles plus que de sang, et elle commença à lui parler de Kassandra. Ainsi, elle connaissait son existence, et par la même occasion quelques secrets bien gardés de la famille Noblegriffon. Cependant, même s’il haïssait le vieil homme, il n’aurait pas parlé de malveillance… Juste d’égoïsme et d’arrogance exacerbée, ce qui pouvait revenir au même pour ses victimes. Il avait toujours pensé agir pour le bien de son nom, mais c’était aveuglé au point de faire plus de mal qu’autre chose à son entourage.

« Non. » répondit-il à la question posée, reprenant peu à peu son calme. « Ca a été une surprise pour tous. Noah savait garder ses secrets. »

Le sourire qu’elle lui servit lui fit froid dans le dos. Il n’était pas réellement agressif, non, mais il put y lire une détermination malsaine. Ce n’était pas de l’amusement qu’il livrait, mais autre chose. Quelque chose qu’on appelait Vengeance.

« Gabriel… » commença-t-il, comprenant tout de suite de qui il était question. « Noah a parlé d’un accident. Il… Est-il vivant ? »

C’était impossible, tout simplement. Comment pouvait-elle être au courant. Se redressant finalement pour s’assoir, alors qu’il était resté à moitié allongé tout ce temps pour ne pas déclencher une réaction violente, il tenta de comprendre ce qui lui arrivait. Il se figea quand son agresseur fit quelque pas vers lui, refusant pourtant de reculer. C’était inutile, et dangereux. Il ne voulait pas lui donner le moindre prétexte pour qu’elle l’attaque encore.

« Es-tu sa fille ? Tu lui ressembles… d’une certaine façon. »

Il y avait en effet quelques points communs. Le même regard, les mêmes cheveux. C’était possible. Et il ne voyait pas d’autre solution pour qu’elle soit au courant de toute l’histoire.

« Noah a déjà fait assez de mal autour de lui pour ne pas que cela continue. Il réside au château de Versmilia, tu ne pourras pas y rentrer aussi facilement qu’ici. »

« C’est… impossible. »

Théodore ne pouvait pas y croire. Il haïssait Noah, et pour des raisons qu’il jugeait suffisantes. Mais jamais il n’avait imaginé qu’il puisse aller jusqu’au meurtre. Jamais. Il l’avait toujours jugé trop lâche pour se salir les mains lui-même. A la rigueur, qu’il ait payé quelqu’un d’autre pour faire le sale travail ne l’aurait pas surpris. Dégouté, et le mot était faible. Mais pas surpris. Et voilà qu’on lui apprenait que son maître avait pris la vie de son frère. Une tâche de plus dans l’histoire Noblegriffon. Une tâche de trop. Une tâche vermeille, révélée au grand jour et condamnée à ne plus jamais disparaître. Le sang n’allait pas au vieux Noblegriffon.

« Impossible… »

Et pourtant, tout concordait. Pas étonnant que Noah ait décidé de se souler avant de passer à l’acte, l’ivresse avait du rendre tout beaucoup plus simple… moins réel. Qui qu’elle soit, la fille avait raison, le fils n’avait pas la noblesse de son père. Reldas avait lui aussi fait beaucoup de choses pour assurer la pérennité de son nom, mais jamais il n’aurait tué. Déshonorer, avilir, discréditer. Tant d’actions peu ragoutantes dont il avait été capable, mais il avait eu le courage d’assumer son erreur et de prendre soin de son fils illégitime. Pas de la meilleure façon qui soit, sans doute, et surement n’avait-il jamais donné tout l’amour que Gabriel méritait… Mais il avait eu un toit sous lequel vivre et de la nourriture en profusion.

« Noah… Noah ignorait, pour Kassandra. La mère est partie sans lui dire. » murmura-t-il doucement, avec un temps de retard, quand son agresseur fit une pause dans son discours.

Il ne savait même pas pourquoi il le protégeait, pourquoi il lui trouvait des excuses. Certes, le vieil homme n’avait rien su pour sa progéniture, mais cela valait sans doute mieux. Après avoir tué son frère, il aurait pu recommencer avec sa fille. Tout devenait plus simple, la seconde fois, non ? Mais déjà, la jeune femme reprenait, sans se soucier du trouble qu’elle semait dans l’esprit du vieil Intendant. Il repassait les vingt cinq dernières années qu’il avait pu vivre dans ce manoir, à chercher des indices.

« Miravia… Miravia savait. » murmura-t-il, de façon à peine audible, par-dessus ses propos, ne les écoutant plus que d’une oreille.

Et elle avait eu peur. Elle avait aimé son époux, jusqu’au bout, mais dès qu’elle avait compris pour Gabriel, elle avait eu peur de Noah. C’était sans doute pour cela qu’elle avait toujours paru inquiète quand Katalina restait seule avec son père. Dire que Théodore avait cru qu’elle ne voulait pas que sa fille suivre les pas de son géniteur et ne devienne aussi avide que lui. Et puis il écarquilla les yeux, estomaqué.

« Par les Cinq, c’est impossible ! » lâcha-t-il en essayant de se redresser encore et de s’éloigner de la jeune femme. « Tu ne peux pas être… » Il ferma les yeux, tentant de reprendre son calme. « Tyra ait pitié de mon âme, tu ne peux pas être Gabriel. »

Et pourtant, encore une fois, tout s’éclaircissait. Jusqu’à l’attitude de Katalina. On n’exilait pas son père parce qu’il avait trompé sa mère, elle avait du avoir une autre motivation. Si Gabriel l’avait approchée, s’il lui avait parlé de son histoire…

« Tu as… approché Katalina ? » finit-il par demander. « Que lui as-tu fait, pour qu'Aerandir réagisse aussi... mal ? »

Miravia… Qu’aurait-elle dit si elle avait su que Gabriel avait survécu ? Qu’aurait-elle pensé si elle avait pu assister à la scène ? Elle se serait désolée, surement, et aurait potentiellement appuyé les propos du sang-mêlé. Mais, au fond de lui-même, Théodore savait qu’elle aurait au final pris la défense de Noah. Parce qu’elle avait fini par aimer l’homme qu’on lui avait choisi pour époux, parce qu’elle avait été éduquée pour être une épouse sans faille, et peut-être aussi parce qu’elle aurait craint la réaction du vieil homme. Mais cela, il doutait que le bâtard maudit le comprenne un jour.

« Gabriel… quoi que tu aies en tête, arrête. » le supplia-t-il.

Etrangement, il n’avait plus peur. Il se souvenait de l’adolescent qu’avait été la jeune femme qui lui faisait désormais face. Bien entendu, il savait que l’acte de Noah l’avait tué ce fameux soir, et que c’était un autre homme - ou femme, l’histoire était compliquée - qui lui faisait face. La preuve, s’il en fallait une, restait qu’il avouait sans l’ombre d’un remord avait kidnappé Katalina. Cette simple pensée était un supplice pour le vieil homme, qui voyait sa protégée enchaîner les erreurs à un rythme qui lui paraissait insoutenable.

« Si tu ne le fais pas pour toi, fais le pour ta nièce. » ajouta-t-il, mais déjà il le voyait s’enfuir. Se relevant et se ruant sur l’encadrement de la porte au mépris de la douleur que lui causait son genou et sa hanche, il hurla de toutes ses forces. « Renonce pour Katalina ! »

L’instant d’après, il s’effondrait, vaincu par la soudaine douleur et par le stress. De quoi haleter la maisonnée assez longtemps pour permettre à Gabriel de s’enfuir sans l’ombre d’un souci. Malgré lui, Théodore venait de participer à la vengeance du frère rejeté.