La Reine d'une Nuit | Naya

Dyarque était sur la route depuis une bonne semaine, désormais. Si ses bras étaient toujours en écharpe, sa blessure au visage était devenue une cicatrice pâle grâce aux bons soins des guérisseurs qui l’accompagnaient. Il lui faudrait encore du temps pour se remettre complètement du choc qu’avait représenté l’attaque d’Ellyrion, mais il était en bonne passe de surmonter l’essentiel. C’était donc reposé qu’il finit par pénétrer dans les Terres de Daranovar. Il était né, avait grandi à Alëandir, et pourtant c’était bien Daranovar qu’il considérait comme son foyer. C’était à Daranovar qu’il avait rencontré Elycia, qu’il avait été séduit et qu’il l’avait épousée. C’était à Daranovar qu’il avait vu naître et grandir ses filles. Pas à Alëandir, trop chargée de secrets. Mais il n’était plus question, désormais, d’un quelconque foyer. Devenu Seigneur Protecteur d’Alëandir, il n’avait plus à se soucier d’une terre plus qu’une autre.

Malheureusement, Dyarque n’était plus aussi endurant, et ils imposaient de nombreuses haltes à son escorte. Loin de s’en plaindre, les soldats en profitaient pour rejoindre les villages et tribus aux alentours et leur raconter ce qui s’était passé. Il fallait donner un espoir, quand le Voile les tuait tous. Pendant ce temps, leur souverain s’isolait, obnubilé par une idée. Quelques paroles d’Aerlinn, qu’il avait dans un premier temps traité à la légère, et qui désormais l’obsédait au point qu’il pouvait, comme lors de son enfance, rester deux ou trois heures immobiles adossé à un arbre. Il pouvait entendre, lui avait glissé la druidesse, il pouvait mais il ne le savait pas. Il comprenait les messages sans en avoir conscience. Sinon, en effet, comment avait-il fait pour la trouver deux fois aussi « aisément » ? Malgré tous ses efforts, cependant, rien ne changeait. Il restait toujours aussi sourd qu’avant. Ce n’était guère étonnant.

Cela ne l’empêchait pas de continuer. Ils étaient arrêtés depuis une heure, et cela faisait presque autant de temps qu’il méditait, calmement, à l’écart des autres. Affaibli, Dyarque n’en demeurait pas moins un redoutable mage, mais ses hommes ne gardaient en souvenir qu’avec trop d’horreur le sort qui avait failli être le sien à Ellyrion, aussi veillaient-ils sur lui, de loin. Mais pas cette fois. Cette fois-là, il était entièrement seul, l’ayant imposé avec la froideur qu’on lui connaissait bien. Le garde qu’on avait chargé de sa sécurité avait d’abord protesté, puis s’était résigné. Mais il avait promis qu’il reviendrait vite, aussi Dyarque tentait-il par tous les moyens de profiter de la solitude enfin retrouvée le temps qu’elle durerait.

Se fut un bruit, léger, qui le tira de sa méditation. Fronçant les sourcils, il tenta de l’oublier, mais il se reproduisit. Ouvrant les yeux, il tenta d’en chercher l’origine, la sachant proche. Il lui fallut quelques secondes pour réhabituer ses iris à la semi-pénombre qui régnait à cause du Voile. Il se releva, et son pied écrasa une racine qui, il en aurait juré, n’était pas là quand il s’était assis. Pris d’un mauvais pressentiment, il se tint sur ses gardes, les sens à l’affut.

La silhouette menue d’une jeune femme se dessina alors entre les arbres.

Dyarque usait rarement de ses dons, comparé à bien des mages. Après près d’un millénaire de pratique, il avait acquis une maitrise qui pouvait se révéler dangereuse s’il n’y prenait garde. Puissant, il l’était, assurément. Mais il était soumis aux règles du Jyl’an et de la magie en général. D’aucun pouvait parfois lire l’envie vorace qui le consumait quand il s’astreignait trop longtemps. L’addiction du pouvoir était quelque chose de terrible, impossible à décrire. Pourtant, malgré ce contrôle que beaucoup jalousaient, il agit stupidement. Ellyrion y était pour beaucoup. Il était passé si proche de la mort, il avait vu à quoi pouvait ressembler son sourire, et il n’avait aucune envie d’y refaire face. L’arc restait un moyen sûr de tuer, et il n’avait pas pris le temps de réfléchir. D’ordinaire, il se serait contenté d’arrêter la flèche, avant d’immobiliser son agresseur et de s’enquérir froidement – comprendre, plus que d’habitude – de ses raisons. Là, il déchaîna simplement son don, qui percuta de plein fouet son « agresseur ».

La pauvre enfant décrivit un vol plané des plus gracieux avant de retomber au sol. La flèche, quant à elle, était plantée un peu au dessus de sa tête, frémissant encore de la violence de l’impact. Levant la tête, il remarqua la dépouille flasque d’un serpent. Fronçant des sourcils, il tenta de comprendre ce qui avait bien pu se passer. La coïncidence était un peu grosse pour qu’elle ait touché l’animal – potentiellement mortel – par hasard, aussi devait-il en conclure qu’elle l’avait fait exprès.

« L’inconsciente… » marmonna-t-il en elfique.

Elle avait bien failli le tuer, par manque de réflexion. Les serpents n’attaquaient pas les elfes, sauf cas exceptionnels. Etrangement, même s’ils étaient capable de les avaler – d’une façon des plus impressionnantes, d’ailleurs – la viande du peuple éternel ne semblait pas à leur goût. Il reconnut pourtant intérieurement qu’un geste involontaire de sa part aurait pu conduire à une catastrophe. Il ne pouvait que comprendre ce qui l’avait motivée. Et en être touché. N’en déplaisait aux autres Seigneurs Protecteurs, Dyarque n’était pas un être insensible. Se redressant comme il le pouvait, et l’exercice n’était pas aisé sans bras, ne serait-ce que pour l’équilibre, il s’approcha d’elle. Un détail, pourtant, le fit s’arrêter. Il n’avait pas affaire à une elfe, mais une humaine.

« Tout va bien ? » demanda-t-il dans la langue de la Péninsule.

La question était sincère, mais son regard avait retrouvé son éclat froid. Le jour où Dyarque se réjouirait de voir une Fille de Néera pénétrer dans Anaëh n’était pas encore venu. Pourtant, il soupira, et reprit son approche. Décidément, il devait être maudit, la malchance le poursuivait avec une audace et une ténacité rares.

« Vous avez agi stupidement, mettant ma vie et la votre en danger », dit-il avec sévérité.

Ayant appris la langue des hommes cinq siècles plus tôt, il utilisait un dialecte étrange aux oreilles peu habituées de la jeune humaine. Compréhensible, il n’en restait pas moins archaïque et assez déroutant.

[Ne parlant pas l’ancien françois, je laisse parler votre imagination pour voir ce que ça peut rendre ]

Ainsi, la petite humaine allait bien, et c’était une bonne chose. Malgré le risque inconsidéré qu’elle venait de prendre, il aurait été dommage qu’elle soit blessée pour son trop plein d’enthousiasme – si la chose pouvait être appelée ainsi. Mettant de côté son inquiétude, toute relative qu’elle était mais néanmoins existante, il prit son temps pour la détailler, avant de lui asséner ses quatre vérités. Car, oui, ne lui en déplaise, le Protecteur d’Alëandir jugeait son action aussi stupide qu’hâtée. La fautive n’eut, alors, pour seule réaction qu’un acquiescement indifférent. Il était étrange de se voir répéter ses vérités dans la bouche même des accusés, sans que ceux-ci ne cherchent à s’en défendre. Il n’avait, en tout cas, jamais été confronté à pareille réaction, et cela le fit hésiter. Le surprit, même. Préférant garder le silence – car n’ayant, de toute façon, rien à ajouter – il la laissa continuer.

« Il y a mieux placé que moi pour palper le poult d’Anaëh », avoua-t-il finalement, après l’avoir longuement regardée.

Il avait beau être Seigneur Protecteur d’Alëandir et présider le Conseil Elfique, il était devenu sourd voilà bien des années et son nouveau statut n’y avait rien changé. Bien que sa discussion avec Aerlinn lui avait fait renouer avec une réalité qu’il avait pendant neuf siècles fuit avec opiniâtreté, il restait étranger à ce monde qu’il avait tant aimé. Il remarqua alors ses lèvres pincées, et en déduisit qu’elle subissait encore les contrecoups de son attaque.

« Asseyez-vous. »

Ce n’était pas prononcé méchamment, ce n’était même pas un ordre, et pourtant, cela y ressemblait. Il ne faisait qu’énoncer une suggestion, mais elle était humaine et il était Roi, alors forcément, il laissait transparaître involontairement le gouffre qui les séparait. Dyarque était un elfe autoritaire, mais pas charismatique. Il inspirait le respect, mais un respect froid et sobre. On le respectait pour ce qu’il était, pas pour ce qu’il présentait.

« Vous êtes loin des terres de votre peuple, lâcha-t-il finalement sans changer d’attitude. Il est dangereux pour une fille de Néera de s’enfoncer seule en Anaëh. »

Elle avait sans doute une belle histoire à lui raconter. Au fond, il s’en moquait, il souhaitait juste qu’elle comprenne qu’elle n’était pas à sa place. En d’autres temps, d’autres lieux et surtout d’autres circonstances, il lui aurait signifié directement. Mais l’enfant avait tenté de l’aider, et tout austère et fermé qu’il était, c’était là quelque chose qu’il savait respecter.

Que répondre ? Dyarque ne se sentait pas d’expliquer en détail en quoi sa condition d’humaine n’avait, en l’occurrence, rien d’handicapant. Au Royaume des Aveugles, disait-on, les Borgnes étaient Roi. Un dicton plein de sens, tout aussi verdict avec l’ouïe. Et sourd, le Roi des Elfes l’était, d’une certaine façon. Il était douloureux, d’une certaine façon, de reconnaître que même une humaine avait plus d’affinité avec Anaëh que lui. Et comme bien souvent, il laissa le silence pour seule réponse et le temps qui passe pour seul compagnon à son interlocutrice. Une pratique qu’il connaissait bien, dont il usait et abusait. Bien souvent, il donnait à un regard bien plus d’éloquence qu’à ses discours. Attentif, il remarqua ses grimaces, ses gestes mal assurés, et il l’invita à s’assoir, chose qu’elle refusa, arguant qu’elle ne pourrait, alors, plus se relever. L’envie lui prit d’hausser les épaules, mais il n’en fit rien, se contentant de l’observer. Elle était… étrange. Calme, posée, mais surtout… détachée. Elle le lui prouva une certaine fois quand la seule chose qu’elle répondit à son avertissement fut un simple acquiescement. D’une certaine façon, et là encore, ce ne fut pas agréable, il crut apercevoir, floue, l’image d’Elya, derrière Naya. Elle aussi ne semblait pas être affectée par ce qui l’entourait.

Il allait dire quelque chose, mais un mouvement au sol attira son attention. Par Kÿria, qu’était-ce donc cette… Plissant les yeux, il dut se rendre à l’évidence, il voyait bien une racine se mouvoir. Son premier reflexe fut de la sonder, certain de ce qu’il trouverait. Ses yeux, lentement, s’écarquillèrent, preuve qu’on le détrompait. Le plus étonnant était que la jeune humaine ne se laissait pas troubler, se contentant de se libérer la jambe. Dyarque, quant à lui, ne savait pas comment réagir. Parce qu’il ne comprenait pas, ne pouvait pas comprendre ce qu’il avait pu ressentir. Parce qu’il n’avait jamais été confronté à pareil événement, pareille puissance. Alors il restait debout, parfaitement immobile, les yeux rivés sur le végétal coupable.

« L’antipathie ambiante… répéta-t-il avec lenteur. Anaëh se souvient de ce qu’elle a subit, elle se souvient de ce que tenaient les tiens quand ils vinrent. C’était il y a longtemps, mais il y a certaines blessures qui se jouent du temps. »

Il se passait quelque chose. Et, il le savait intuitivement, tout était lié au Voile. Il ressentait comme une angoisse sourde, chose relativement inhabituelle. Dyarque avait acquis, les siècles aidant, une maitrise de lui-même des plus enviables, mais les récents événements l’avaient mise à mal. Le monde semblait avoir décidé de devenir fou alors-même qu’on lui avait confié la lourde tâche de guider son peuple. Il repensa à ce que lui avait dit Aerlinn, au sujet de la Symphonie qu’il n’entendait plus, mais qui résonnait tout de même, et qu’il percevait inconsciemment. Etait-ce la raison de son malaise ?

« Que se passe-t-il… ? » marmonna-t-il, de façon néanmoins audible et intelligible.

Etait-ce la peur, qui dansait de concert avec les doutes, au fond de ses iris ? Difficile à dire, mais cela y ressemblait.

Elle était une enfant. A ses yeux comme à ceux de sa race. Plus que tout, elle était une enfant perdue, plongée dans un monde qu’elle ne comprenait plus, et elle cherchait à comprendre. En cela, Dyarque ne pouvait la blâmer, bien au contraire. Comprendre était une chose importe, essentielle même. Malheureusement, il ne pouvait rien pour elle, n’en sachant pas plus et n’ayant pas eu le temps de se pencher sur la question. Il s’y attèlerait dès son retour à Alëandir, la Bibliothèque Royale et celle de l’Académie saurait répondre à ses propres questions… Du moins l’espérait-il, mais il doutait. Après tout, ils les avaient parcourues toutes deux, à maintes reprises, et s’il avait pu lire plusieurs écris sur le Voile, jamais aucun n’avait fait référence à pareil phénomène. Les deux bras cassés, le corps épuisé par une utilisation trop importante de la magie, Dyarque se sentait impuissant, à avancer en aveugle dans un monde qui, soudainement, lui échappait. Le roi était de ces elfes qui n’aiment pas ne pas savoir.

« Peut-être », répondit-il sombrement à l’hypothèse de la jeune… Naya, comme elle se présenta spontanément ensuite. « Et je me nomme Dyarque. »

Présentation sobre, à son image. Il n’ajouta pas son titre, il n’avait aucune importance, surtout pas avez une humaine. Ainsi, elle pensait à la colère des Dieux. Si tel était le cas, il ne comprenait pas pourquoi les Dieux déchaînaient-ils leur ire justement maintenant. Alors que la machine Sombre semblait en route, et plus puissante que jamais. Malgré lui, il poussa un léger soupire.

« Retournez d’où vous venez, Naya, vous y serez plus en sécurité qu’ici. »

Et, se disant et après l’avoir regardée une dernière fois, il se détourna d’elle. Avant de réellement partir, sans plus s’attarder, il marqua un temps d’arrêt. Il ne parvenait pas à simplement oublier ce qu’elle avait fait, ni pourquoi elle l’avait fait, si bien qu’il ajouta ceci une dernière chose. Une chose qui aurait sans doute rendu muet de stupeur le Conseil, s’il avait eu l’occasion de l’entendre… Qui le rendrait muet, si Naya décidait de prendre au pied de la lettre ce qu’il allait dire. Et elle le pouvait, car il était sincère.

« Si un jour, vous pensez avoir besoin de l’aide d’un elfe, venez à Alëandir. Vous n’aurez aucun mal à me trouver. »

Il reprit ensuite sa marche, et disparut à la vue de l’humaine. Il y en avait qui l’attendait, et il avait encore un long chemin à parcourir.