[L'Amphisbène - Prologue] Le Bonimenteur | Vincente

L'arracheur de dents et son cortège de bonimenteurs, affabulateurs et autres saltimbanques, avait toujours été l'un des divertissements les plus populaires et les plus appréciés quelle que fût la ville où son art trouvât à s'exercer. Ce jour là, le praticien avait dressé son estrade non loin du port d'Ydril, au centre d'une place crasseuse où s'amassaient badauds, curieux et autres hères. Attiré par l'appel strident d'une crécelle qu'agitait sans relâche un enfant habillé en parodie de page, l'on venait de toutes les artères avoisinantes pour admirer, moquer ou encourager les quelques téméraires à oser passer au côté de l'estrade pour se faire arracher les chicots. Mais, au delà de l'art redouté du praticien lui-même, c'était vers le bonimenteur du jour que se portaient tous les regards et que s'élevaient la plupart des vivats.

Haut en couleurs, le farceur était ce petit homme replet, nain parmi les hommes, aux habits rapiécés et bariolés où s'étalaient à grand renfort de teintures coûteuses le rouge incarnat, le blanc cassé et le vert pomme - et autres nuances dans les mêmes teintes, suivant l'état du tissu. Coiffant son chef d'un chapeau à bords mous où saillait une poignée de plumes, l'énergumène était doté d'un visage rond, légèrement joufflu, de pommettes roses et d'un nez épaté, le tout éclairé par deux petits yeux noirs et vivaces comme des yeux de merle - ou de pie. La moustache fine et huilée venait compléter le tableau et parfaire la bonhommie du personnage. Jouant de sa petite taille et de son air poupin, le bonimenteur chassait le vent à grands gestes, offrait à la foule des grimaces sympathiques et contait, d'une voix étonnamment grave et forte, quelque histoire farfelue pour tromper l'impatience du public - et la douleur des courageux patients.






- ... Car la bête faisait bien deux fois ma taille ! ... Quoi ? Comment ?! Ah ! Cela vous fait rire, Sieur ? Il est vrai que je ne suis pas bien haut, mais attendez la suite de l'histoire - car je n'eus guère le temps de pousser un soupir qu'une seconde créature apparaissait, et celle-ci faisait bien, de taille, trois fois la vôtre ! » s'exclamait-il en pointant un spectateur au hasard dans le tumulte.


Partie d'un banal arrachage de dents, l'histoire, aussi comique que farfelue, contait comment le bonimenteur lui-même, en allant récupérer le reliquat de sa dentition meurtrie, était tombé par hasard sur un coffret à moitié enterré affleurant au sol pour y découvrir de mystérieuses lettres et une non moins mystérieuse carte ; d'anecdote, la fable s'était muée en véritable chasse au trésor ponctuée d'affrontements gargantuesques. Mimant ses effroyables adversaires, le petit homme gonflait les joues et secouait ses manches brodées de sequins, contentant une foule fort sensible au grotesque de la scène.


- ... ne pus croire ce que mes yeux me montraient ! Un trésor, Messers et Dames, oui-da, aussi vrai que je vous vois vous ! Mirifique et fantasquabuleux ! Croyez bien que je m'y suis rempli les poches rondement avant de fuir ce sinistre endroit ! »


Et hors du fatras de tissus qui lui servait de costume, il tira alors, pour appuyer son récit et faire bonne mesure, un caillou de belle taille qu'il brandit haut au-dessus de son crâne, sous les "ooooh" de son public.


Oh ! Il n'était pas rare que les affabulateurs se munissent de tels instruments pour donner du crédit à leurs contes. Un peu de verre peint, de jolies pierres vernies, du faux, du toc ; en quoi un oeil de paysan pourrait-il bien faire la différence ? Mais ici, quelque chose clochait. Car ce joyau rouge sang, brillant de mille feux, si fièrement brandi par le petit personnage replet, était bel et bien un authentique rubis. Au dessin des facettes et au léger trouble senti à travers la transparence du caillou, typique des pierres brutes, le doute n'était pas permis pour un observateur avisé. D'où qu'il puisse la tenir, le bonimenteur serrait dans sa main une véritable fortune.

Fortune qui rejoignit prestement le revers de sa manche.


- Messieurs, fit l'amuseur après un regard d'accord avec le praticien à sa droite, le spectacle est terminé. Mille mercis pour vos vivats, qui m'ont fortement réchauffé le coeur ! ... Moins que ne le feraient quelques jolies piécettes, bien entendu... »


L'arracheur, la mine fatiguée, rangeait son matériel. Tandis que la foule s'égayait à petits pas, se dispersant de la place jusqu'aux ruelles, le bonimenteur sauta prestement à bas de l'estrade, épousseta d'un geste docte son chapeau et, penché sur sa bourse d'un air concentré, commença à compter son pécule de la journée.

L'on vit, dans un bel enchaînement, se peindre plusieurs émotions sur le visage du replet petit personnage. La frayeur en premier lieu lorsqu'une bourse inopinée alla choir juste sous son nez, puis la stupéfaction, puis le ravissement ; et, enfin, la circonspection. Relevant avec lenteur la tête, le bonimenteur dut presque se dévisser le cou pour dévisager les deux bougres improvisés bienfaiteurs de la journée.

Et de sacrés biges, que c'était ! Fixant son regard de pie voleuse sur l'esclave zurthan, le farceur écarquilla orbites et naseaux et ne fut pas loin, en premier réflexe, de prendre ses jambes à son cou. Le souvenir de la bourse, qu'il tâtait machinalement entre ses mains, l'en retint toutefois. Et ce fut, finalement, avec un petit air rusé qu'il fit la révérence.


- Mille mercis pour votre générosité, mes bons seigneurs ! Neider, votre serviteur, est ravi de constater qu'il existe encore quelques mécènes en ce bas monde. Mon récit vous a-t-il plu ? Peut-être n'aurais-je point du tant insister au sujet du premier Kerkand, mais vous savez comment est le public : exigent, capricieux, il lui en faut toujours plus ! Toutefois, le... »


Comme s'il venait tout juste de prendre conscience de la véritable question qui lui avait été posée, le bonimenteur interrompit brutalement sa logorrhée et dévisagea de nouveau les deux grands gaillards.


- ... Vous savez, Messers, ce ne sont que des histoires, reprit-il un peu plus prudemment. De jolies fables pour amuser la gueusaille, un peu d'artifice et de verre peint, et le tour est joué ! Vous ne pensez tout de même pas... »


Nouvelle interruption. En un éclair, le regard du bonimenteur revint se river au colosse zurthan et son imagination eut tôt fait de lui souffler de quelle manière celui-là pourrait s'occuper de lui s'il persistait à ne pas répondre. Ce fut, du moins, ce qui se lut sur son visage à mesure que son expression, auparavant joviale et matoise, se décomposait. Soudain un peu plus pâle, le dénommé Neider serra frileusement son chapeau contre lui.


- C'est... C'est un bougre qui me l'a cédé contre presque rien, du côté de Sharas. C'est de son histoire que je me suis inspiré, à vrai dire (même si la mienne fut tout de même bien mieux contée !). Il tenait des propos assez incohérents, alas, bien que j'eus cru comprendre qu'il s'agissait là du reliquat d'une espèce de... trésor qu'il aurait découvert par hasard, quelque part en Aduram. »


Ayant eu le temps de se ressaisir, le bonimenteur glissa un regard sournois vers Vincente, s'attardant sur les atours de ce dernier, et ajouta, d'une voix un peu geignarde :


- Oh, il me semble aussi qu'il m'en a indiqué l'emplacement au gré de ses délires, ainsi que la route qui l'y a mené, mais... Je ne saurais dire... Ma pauvre mémoire n'est plus ce qu'elle était ! »

Finalement, ces messieurs étaient plus rudes en affaire qu'il ne l'avait escompté. Adieu, bourses rebondies, adieu, alléchantes récompenses ! Neider devrait vraisemblablement se contenter des piécettes déjà généreusement offertes et de menaces à peine plus subtiles que ses propres pitreries.

Suivant des yeux les grands gestes de Vincente sur l'estrade, le bonimenteur blêmissait tranquillement. Il eut, d'ailleurs, un sursaut des plus comiques lorsque le zurthan rappela sa présence, posté juste dans son dos. Se retournant d'un petit bond, puis se plaçant de manière à pouvoir garder à l'oeil les deux énergumènes, le petit homme finit par céder.


- Soit, soit, inutile d'en arriver là, mon bon sire ! ... Je crois bien que la mémoire me revient. »


Réajustant son chapeau, puis l'ôtant à nouveau pour gratter frénétiquement sa tempe droite, le bonimenteur parut réfléchir quelques instants - tandis que son regard noir et alerte sautillait de l'un à l'autre de ses interlocuteurs.


- C'était... hum... Oui, voilà ! Tout est clair maintenant. Ahaha ! La mémoire, vous savez ce que c'est... Où en étais-je ? Oui ! Pour trouver ce que vous cherchez... Le bougre m'a parlé d'un sentier situé non loin de là où la Sirilya rejoint l'Olyia. Il s'agit apparemment d'une ancienne voie marchande qui s'enfoncerait dans Aduram, en direction du Sud, l'une de ces vieilles routes qui ne mènent plus nulle part et que personne n'emprunte... Vous voyez ? »


Jetant un oeil vers le silencieux zurthan, notre personnage décida de ravaler l'élan d'improvisation lyrique qui cherchait irrésistiblement à s'emparer de lui ; quelques gouttes de sueur perlant sur son front, il fit de son mieux pour retrouver l'essentiel des informations souhaitées.


- Hum, hum. Cette route, disais-je. Apparemment, il faut la suivre jusqu'à ce que "la plante s'accouple à la pierre", quelque chose comme ça. Inutile de me mena... de m'en demander plus, je serais incapable de vous expliquer où il voulait en venir ! Après... Attendez, attendez ! Il faut cheminer dans "l'en-dessous", jusqu'à trouver "celle qui étanche toutes les soifs". Je suppose que c'est un genre de lac ou de rivière souterraine. Après, je n'en sais pas plus. Ah ! Si. Il a dit de... Qu'il fallait se garder des serpents. »


Levant les yeux au ciel, le bonimenteur parut vouloir exprimer toute l'incongruité que lui inspirait ce conseil. Plus détendu soudain, il toisa de nouveau Vincente et son garde du corps.


- ... Vous comptez vraiment vous rendre là-bas, Messer ? C'est que cela semble dangereux. Non pas que je remette en cause votre valeur... A tous les deux, mais le bige dont je tiens l'histoire n'était pas un freluquet lui-même, et semblait réellement terrorisé par ce qu'il a vécu là-bas. A moins que ce ne soit cette satanée forêt ! On dit que demeurer trop longtemps en Aduram rend fou. Vous y croyez ? »

Un soulagement progressif se peignait sur les traits pâteux du bonimenteur. Estimant avoir satisfait la curiosité de son interlocuteur - et s'éviter, par là même, quelques déboires de la part de son massif compagnon - il relâchait sa garde et se permettait de nombreux sourires aussi veules qu'onctueux.

De fait, si Vincente n'avait pas eu l'air convaincu au départ de ses explications, il semblait, sur la fin, plus enclin à l'écouter et à assimiler les informations données. Dévisageant très attentivement le grand gaillard, Neider crut même saisir une lueur de convoitise dans le regard de ce dernier ; et son sourire, brièvement, se teinta d'une forme étrange de satisfaction.

Ainsi, l'idée d'un trésor alléchait son généreux donateur... Ouvrant la bouche, guilleret, pour demander au pirate son nom afin de promettre de composer une brillante histoire sur sa future épopée, le farceur la referma aussi sec lorsque Vincente acheva sa phrase.


- Qu.... Venir avec vous ? Mais Monseigneur ! bafouilla-t-il, brutalement déstabilisé. Regardez-moi donc ! Voyez ma carrure ! Je ne vous serais guère utile, je ne ferais que vous ralentir ! Et... Enfin... C'est... »


Véhément tout d'abord, le ton retomba. Jetant des regards piteux vers le colosse zurthan, Neider parut passer mentalement en revue toutes les manières que pourrait avoir le garde-du-corps de Vincente de lui casser les os en cas de refus net de sa part. Aussi, poussant un soupir à fendre l'âme et baissant avec accablement la tête, se résigna-t-il à accompagner les deux brigands dans un périple qui - il le pressentait - ne serait certainement pas de tout repos.


- Par ma foi, marmonna-t-il en ajustant furieusement son couvre-chef, voilà qui n'était vraiment pas prévu. »