"Bienvenue parmi nous, Soeur." [Katalina, Taurë]

    « Mémoire je suis, en effet. » La voix claire et pourtant atone de la Gardienne résonna entre les branches millénaires, sans qu'on ne sut vraiment si elle acquiesçait aux paroles du sombre ou non. Il devait commencer à s'y habituer, désormais. Là où la Guerre agissait, la Mort attendait ; de fait, Mémoire était plus souvent spectatrice que véritablement actrice des événements. Mais Meca avait prouvé que s'il le fallait, elle savait sortir de sa torpeur. Aussi, que le Fils ne prît pas pour acquis sa neutralité. Si elle pensait devoir intervenir, elle le ferait.
    Cela faisait plusieurs semaines déjà que leurs routes s'étaient croisées. Jadis, l'idée de seulement converser avec un sombre aurait fait frémir d'horreur la Katalina de Serramire. La femme — la créature ? — qu'elle était devenue n'y songeait la plupart du temps pas. Il était de toute façon difficile et futile de tenter de réduire Tebirahc à sa seule race. À ses yeux aveugles, il était désormais d'avantage un Gardien, un frère, à bien des égards ; bien que ces derniers fussent hors de portée du commun des mortels. Comment pouvait-elle considérer un quelconque lien fraternel avec un sombre qui l'avait défiée, à deux reprises au moins, un sombre qui avait voulu la briser et n'avait pas hésité à mettre le destin de toute une île et de ses habitants dans la balance ? Mais aussi bien qu'elle était la Mémoire, il était le Guerrier et ces deux là, à jamais, resteraient liés. La tournure tragique des événements de Meca témoignait, là encore, de ce fait.
    S'ils avaient, dans un premier temps, fait route vers la triste cité de Naelis, la Mère d'Anaëh avait influencé leur choix et ils avaient dévié vers la Prime Œuvre. Il n'y avait guère eu de débat, Mémoire avait même avancé que rencontrer Elystrel serait plus aisé s'ils se rendaient auprès du nouveau Choix. Après tout, lui aussi avait dû le ressentir. Lui aussi avait dû être piqué de curiosité. « Et si tel n'est pas le cas, nous pourrons toujours le rencontrer plus tard, » avait-elle conclu. L'idée de prolonger la cohabitation avec Tebirahc ne la dérangeait pas le moins du monde. Et pourtant. La forêt était calme, égale au souvenir qu'elle en gardait ; bien qu'à l'époque, elle voyait encore et ses souvenances se cristallisaient en magnifique panorama qu'elle aurait sans doute apprécié contempler à nouveau. Pour autant, elle n'en était plus à regretter de ne plus voir. « Elle vient, » avisa-t-elle tout en sachant ne faire qu'énoncer une vérité dont ils étaient tous deux au fait. Pour la première fois, Mémoire se surprit à s'interroger sur la Gardienne qu'ils allaient rencontrer. Elle venait tout juste d'être élevée et il était donc difficile de prédire son comportement. Chaque Gardien vivait son élévation d'une façon différente ; Katalina avait paniqué et s'était entièrement reposée sur Aerandir pour s'ouvrir à son nouveau monde. Tebirahc avait dû composer avec le Voile dès les premiers jours. Elle doutait cependant rencontrer une elfe terrorisée par sa nouvelle condition. Elle n'imaginait pas Kÿria s’embarrasser d'une « faible ». Un de ses rares sourires vint éclairer son visage morne, alors que le murmure outre-tombe caressait sa conscience.
    Finalement, ils ne furent plus deux mais trois et Mémoire parla la première : « Je suis Mémoire et je te salue, qui que tu sois, toi qui possède les grâces de l'Aînée. »

    Mémoire s'était attendue à découvrir un Tebirahc agressif et acerbe ; n'en avait-elle pas fait elle-même les frais, lors de leurs précédentes rencontres ? Il avait fallu que la Gardienne manquât de le tuer pour qu'il apaisât son verbe à son encontre et, depuis, il n'avait plus eu une attitude violente à son encontre. Elle n'avait jamais pris le temps de le remarquer, mais à le redécouvrir à nouveau sous ce jour lui fit prendre conscience du chemin qu'ils avaient parcouru tous deux. L'attitude de Taurë — car tel était le nom de l'elfe — était par contre une mauvaise surprise. L'humaine s'était attendue, peut-être inconsciemment, à ce que la maîtresse des lieux fît preuve de retenue, au moins le temps de découvrir les attentions de ses visiteurs. Sans doute avait-elle sous-estimé l'hostilité qui existait naturellement entre les sylvains et leurs frères à la peau noire.
    Dès lors, Mémoire fit naturellement un pas en arrière, laissant l'elfe assise et le noirelfe à l'affût jouer au chat et à la souris. Parmi les Cinq, la Voilée, la Mère et le Guerrier entretenaient des liens étroits et ces relations exacerbées jaillissaient sur les Vaisseaux qui désormais se faisaient face. Pourtant, les Gardiens n'étaient pas que de simples marionnettes et à la haine que pouvait ressentir Mogar envers sa Sœur, il y avait celle de Tebirahc pour une Déesse qu'il jugeait coupable de tous les maux. Elle était palpable, autant dans ses gestes que dans son discours. Mémoire, quant à elle, ne pouvait guère s'offrir le luxe de prendre parti. Si Tyra était intimement lié au Guerrier — pour le meilleur et surtout, surtout, pour le pire — il n'en restait pas moins qu'après la Prime Forêt venait la Seconde Œuvre, le Royaume souterrain lui-même ; en échange des galeries innombrables qui couraient sous le monde, la Voilée avait offert l'éternité aux elfes.
    « De nous, l'Anaëh n'a rien à craindre. » Mémoire ne tentait pas de se montrer particulièrement apaisante, comme si elle devinait qu'une telle entreprise aurait été vaine. L'elfe et le noirelfe n'avaient que trop envie de s'affirmer pour cela. « Apaise ton âme, Taurë, et reçois ma promesse de veiller sur l'Œuvre de la Mère comme si elle était mienne, jusqu'à ce que j'en quitte les frondaisons. » Ensuite, s'il prenait l'envie à Tebirach de rebrousser chemin, libre à lui. Cela ne la concernerait plus. Voilà la seule promesse qu'elle ferait, à l'un comme à l'autre : elle les laisserai s'écharper autant qu'ils le voudraient tant qu'ils ne mettraient pas en péril Anaëh. Ils devraient s'en satisfaire, l'une parce qu'elle obtenait la sauvegarde de ce qu'elle chérissait le plus et l'autre parce qu'il pourrait s'attaquer à la personne de la Gardienne autant qu'il le souhaiterait. Bien entendu, si cette dernière utilisait la Forêt pour se défendre et que le Feu était libéré, elle n'aurait d'autres choix que de les séparer... L'ombre de Meca plana soudainement au dessus de leurs têtes et elle se demanda si réunir les Gardiens étaient définitivement une mauvaise idée.
    Sans doute, avec un être comme Tebirahc.

    « Est-elle vraiment si exempt de crainte ? » releva dans un murmure la Gardienne de Tyra. Elle se souvenait, pourtant, d'événements qui indiquaient le contraire. Elle se souvenait d'une armée et d'une seule qui, en une ère révolue, avait su frapper la Prime Forêt en plein cœur. Non, Anaëh n'était pas un rempart imprenable ; au grand damne de Mémoire, d'ailleurs, qui ne pouvait oublier la beauté et l'unicité de ce lieu unique de part son histoire et sa beauté. Pourtant, la question de Mémoire n'était pas destinée à soulever débat et elle fut emportée par la conversation sans que l'un ou l'autre des interlocuteurs ne s'en saisît. Ce qui n'empêcha pas le Premier Feu de renchérir à ce sujet et c'était comme une délivrance pour lui, d'une certaine façon. L'humaine sentait qu'il avait espéré longtemps pouvoir dire ces mots, elle devina par ailleurs que la véritable destinataire de ses attaques n'étaient pas Taurë. Comment Kÿria réagirait-elle aux accusations d'un fils perdu ? Mémoire n'était pas certaine de vraiment désirer le découvrir.
    « Je ne pense pas que Taurë désire me voir l'aider, répondit dans un premier temps celle qui était pris entre deux feux — même si l'expression ne convenait définitivement pas — avant d'ajouter : « Néanmoins, si tel est son souhait, je lui porterai secours, car contrairement à ton Maître, jamais la Mère ne trahit la Voilée. » Les mots étaient extrêmement réfléchis. Elle sentait Tyra à l'écoute, tout comme elle savait — les concernés l'avaient confirmés — les regards des deux autres parmi les Cinq tournés vers eux. Définitivement, Mémoire ne voulait pas revivre une énième possession. Elle se doutait que Tebirahc était dans un état d'esprit semblable, quoi que plus belliqueux, et cela la rassurait. Bien entendu, elle ne pouvait rien dire quant à Taurë. Elle espérait juste que sa fierté la pousserait à refuser la main tendue. Surtout que, dans le cas contraire, cela signifierait fuir, car comme la Gardienne le précisa : « Mais soit sans crainte, frère, car je n'oublie pas ce que je te dois et je ne lèverai pas la main sur toi. Si j'interviens, ce sera seulement pour mettre Taurë loin hors d'atteinte de tes crocs. » Bien entendu, cela n'arriverait pas. Taurë préférerait sans l'ombre d'un doute faire face à l'ennemi juré de la Mère et se montrer digne d'Elle, comme Mémoire avait elle. C'était en se tenant droite, en résistant au Guerrier et en manquant de l'entraîner avec elle dans le Royaume qu'elle avait gagné le respect du noirelfe. Bien entendu, jamais le Premier Feu ne se montrerait à Taurë sous le jour qu'il offrait désormais à sa sœur humaine, mais au moins cesserait-il sans doute de la provoquer sans réfléchir.
    Hasard ou non, l'Anaëh était étrangement calme. Comme s'ils avaient pressenti le danger, les animaux semblaient s'être dispersés. Peut-être la mystérieuse symphonie des arbres y était-elle pour quelque chose. Mémoire regrettait de ne pouvoir l'entendre. La Voix des Morts semblait être une mélodie bien moins agréable, tout du moins quand elle la comparait avec les souvenirs diffus qu'elle avait pu glaner de ceux qui entendaient. Au long, le hurlement d'un loup finit d'alourdir l’atmosphère. Et la Gardienne d'ajouter : « Puissions-nous agir avec sagesse aujourd'hui. »

    Toute cette histoire semblait soudainement bien vaine. L'agressivité de Tebirahc, exacerbée par une rencontre qu'il semblait avoir longtemps attendu, en devenait presque ridicule. Il n'en avait sans doute aucunement conscience, trop pressé de prouver sa supériorité sur l'elfe, mais la scène prenait soudainement un côté burlesque et Mémoire regretta soudain de ne point voir. Elle pensait deviner le noirelfe agité, tournant autour de sa proie un instant, s'arrêtant le suivant, riant à gorge déployé avant d'inonder de mépris une Taurë qui se serait sans aucun doute passé de toute cette mascarade. La Gardienne ne la plaignait pas, cependant ; elle était dans son rôle et devait se montrer à la hauteur. Personne n'avait jamais dit qu'être le Vaisseau du Divin était une tâche agréable... Il n'y avait bien que les contes mortels pour le laisser supposer et encore, ils regorgeaient de tragédies dans lesquelles les sacrifices ne se comptaient plus. Elle avait espéré converser avec Taurë, mais elle se rendait compte désormais qu'être venue avec le Premier Feu était une erreur ; une maladresse qu'elle ne regrettait pas, mais qui enlevait à cette entrevue tout son intérêt. « Tenter de m'entraîner dans ton jeu est inutile, mon frère, prévint-elle. Nous savons tous deux — tous trois, même — ce que tu es venu chercher. »
    L'envie lui prit de partir, simplement partir. Elle n'était pas à sa place, dans cette confrontation qui ne la concernait nullement. D'un air las, elle se résigna pourtant à souffrir encore les assauts des deux éternels. Elle avait donné sa parole. Elle s'était posée en garde-fou, afin d'éviter de revoir les événements de Meca resurgir. Il lui faudrait assumer, tout en sachant jusqu'où cela pouvait l'entraîner. Il y avait des récifs qu'à trouver vouloir éviter, on rejoignait trop vite. Patiente, elle attendit, les sens à l'affût.

    « Je suis venue. Mes raisons m'appartiennent et j'agirai tel que je le dois. » C'était dit sans violence et avec la douceur qui accompagnait souvent la voix de Mémoire. Le Premier Feu y verrait sans l'ombre d'un doute un défi, il n'en était rien ; tout au plus, il pourrait y déceler un rappel à l'ordre. Si elle pliait l'échine, ce n'était que devant Tyra seule. Tout dangereux qu'il pût être, Tebirahc n'était que Tebirahc. Jamais le noirelfe n'obtiendrait quelque chose de l'humaine sans avoir à lui arracher. L'heure n'était, cependant, pas au combat et contrairement à ce que le Fils semblait penser, jamais Mémoire n'avait eu le désir de l'empêcher. Ce n'aurait pas été un service à rendre à Taurë. L'elfe allait devoir se frayer son propre chemin parmi eux et cela voulait dire se confronter à Tebirahc. Mémoire pouvait le déplorer, il ne lui appartenait pas d'y changer quoique ce fût.
    Pour autant, sa présence n'était pas uniquement motivée par la conversation d'une nouvelle élue. Certes, elle souhaitait faire connaissance avec Taurë, mais elle connaissait assez bien son compagnon de voyage désormais pour savoir qu'il n'était pas mû par des motivations semblable. Si elle avait tenu à venir avec lui en Anaëh, ce n'était donc pas par hasard. Elle comptait bien protéger la Première Œuvre, la préserver de la folie des Vaisseaux des Cinq. Elle n'avait pu le faire avec Meca, mais ici, elle se savait à son avantage. Le Guerrier ne pouvait faire face à deux Gardiennes et n'avait donc aucune raison de pousser sa sœur à l'action. Quant à Kÿria, elle espérait bien que l'Aînée se souvint du geste de la Voilée, si d'aventure son aide devenait utile. Ce serait peut-être dans un an, plus vraisemblablement Mémoire serait-elle elle-même morte, mais ce serait. Inévitablement.
    La suite appartint donc aux deux elfes.

    Il était étrange d'assister à pareil affrontement. Ce n'était pas tant parce que la puissance magique était de mise des deux côtés, mais si jadis Mémoire s'était retrouvée entraînée dans pareille manifestation, c'était en première ligne. Elle se souvenait du Voile et des courants de magie visibles à l'œil nu. Elle se souvenait des errances de Tebirahc dans le Royaume et la tension palpable qui en avait résulté. Elle se souvenait de leur échange pour qu'elle pût récupérer Plume. Elle se souvenait de Meca, bien sûr, et des débordements qu'ils y avaient connu. À chaque fois, elle avait été là, elle avait brandi sa magie comme l'on brandit une arme et s'en était servi. Pas cette fois là, pas encore tout du moins et elle espérait que les choses ne changeassent pas. C'était l'occasion de découvrir Taurë sous un nouveau jour ; après l’implacable Gardienne, elle pouvait à loisir admirer la violente Gardienne, celle qui n'avait pas hésité une seule seconde à porter le premier coup. Ce faisant, elle avait brisé sa parole donnée quelques minutes plus tôt à peine, mais Mémoire n'était pas assez stupide pour la juger pour cela. Le Guerrier savait jouer de la colère de son entourage, elle était bien placée pour le savoir. « Si le Guerrier et l'Aînée se manifestent, je partirai. Tu ne goûteras pas au soleil de Miradelphia aujourd'hui. » Un léger sourire ourla ses lèvres ; était-ce la réponse de la Déesse qui l'amusait ou bien la possibilité que les choses en arrivassent aussi loin ? Ce secret là, elle le garderait pour elle. « Je comprends pourquoi le pire ennemi des Cinq est l'ennui, ajouta-t-elle pour elle-même. Il semble que tout se répète et que rien ne change jamais. »

    « Un jour peut-être comprendrai-je ce que ce geste t'a apporté. Je ne sais pas quelle gloire tu peux en tirer, ni même si ton Père pourra vraiment s’enorgueillir de ta victoire. » Jusque là silencieuse, Mémoire s'était lentement approché du noirelfe pour finalement s'arrêter à ses côtés. Elle n'était pas tourné vers lui, cependant, ses yeux aveugles dardaient son regard mort sur l'elfe à terre. Tout cela lui apparaissait comme un bien regrettable gâchis. Sans doute le sombre avait-il désiré faire passer un message à l'Aînée et, dès lors, l'humaine comprenait bien qu'il n'y avait pas meilleur moment que celui-ci. Très vite, Taurë prendrait la mesure de ses pouvoirs et alors, ni Tebirahc ni Mémoire ne pourrait plus la menacer, pas quand elle se protégerait dans l'Anaëh du moins. « Nos routes se séparent, je gage. »
    Jamais plus Mémoire ne mêlerait son pas à celui du sombre, du moins pas comme elle l'avait fait ces dernières semaines. Elle en était intimement persuadée. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle avait cessé de s'interroger sur ses intuitions. Pour ce qu'elle en savait, elle pouvait venir de Tyra elle-même. Son esprit n'était plus qu'un jouet pour l'Immortelle, qui en usait à sa convenance. Les événements de Meca le prouvaient parfaitement, Tyra s'était joué de son Vaisseau pour mieux la forcer à renoncer à Plume. Ce jour là, Mémoire avait compris. Elle n'avait plus jamais questionné. Malgré tout, elle ne pouvait s'empêcher de regretter ces quelques jours passés aux côtés du Gardien. Ce n'était pas qu'elle l'appréciât, non, ils étaient trop différents pour cela. Mais quelque chose les liait, quelque chose qu'elle ne pourrait jamais retrouver avec quiconque, pas même avec Taurë. Cela n'enlevait rien à la qualité de l'elfe, mais elle n'avait pas vécu le Voile. Elle ne savait pas ce que c'était, de s'oublier un mois durant. Elle ne s'était pas réveillée incapable de marcher, à devoir tout réapprendre. Tebirahc, si, et elle avait cru le sentir à chacune de leurs rencontres. Si le Gardien s'était montré plus habile et puissant que Taurë ce jour-là, ce n'était pas parce que Mogar surpassait Kÿria, non. Ce n'était pas parce qu'il était naturellement plus doué non plus. C'était parce qu'un Dieu avait habité son corps et que ce dernier avait subi de plein fouet. Mais il devait en prier le prix. Mémoire ne voyait pas les jambes trembler, mais elle savait. « Prends soin de toi. »

    Avec lenteur, Mémoire s'agenouilla aux côtés de l'elfe défaite et posa une main apaisante sur son épaule. « Ne bouge pas, » lui intima-t-elle alors que sa main glissait doucement sur son épaule et venait effleurer le dos meurtri. Elle sentit le corps se rebeller mais elle ne se laissa pas attendrir. Elle ne pouvait soigner, ce n'était pas dans ses moyens, mais elle avait appris qu'il y avait bien d'autres moyens de lutter contre la douleur. Quand ses doigts entrèrent en contact avec le sang, elle libéra doucement son pouvoir. Très vite, le dos de la blessée fut engourdi par le froid. Cela ne la guérissait pas mais atténuait assez la douleur pour qu'elle devint supportable. Quand elle jugea qu'elle en avait assez fait, elle retira main et magie. La nature devrait suivre son cours. « Tu peux te lever ? » demanda la Gardienne, de sa voix éternelle calme et détachée. Rien dans son attitude ne témoignait d'un quelconque sentiment de pitié ou de gêne. Elle n'avait pas honte des agissements du Premier Feu, pas plus qu'elle ne jugeait l'échec apparent de la Première Fille.
    « Tu n'as rien à craindre de moi, Taurë, pas aujourd'hui en tout cas. » Si Tyra et Kÿria le voulait bien, alors jamais Mémoire ne lèverait la main sur elle. Bien entendu, l'humaine savait désormais qu'il était vain de promettre, surtout quand cela concernait les Gardiens. Elle qui avait renoncé aux mensonges n'en faisait plus, désormais. Aujourd'hui serait bien suffisant. « Il est parti. Il a achevé ce qu'il voulait faire en venant et n'avait aucune raison de s'attarder plus, » lui apprit-elle finalement. Et de se demander quand ils se croiseraient à nouveau et quels visages ils aborderaient alors. Comment savoir. Rien ne changeait, avait-elle dit. C'était vrai, terriblement vrai, mais pour les mortels qu'ils étaient, énormément de choses évoluaient.

    « Notre frère ? » releva Mémoire. « Il est étrange que tu l'appelles ainsi et il est peu probable que tu comprennes déjà ce que cela signifie vraiment. » La Gardienne avait suivi docilement l'elfe. La lenteur de la blessée n'était pas pour l'agacer, loin s'en fallait : avec la cécité, l'humaine avait appris à marcher lentement. Elle n'avait pas la Symphonie des Arbres pour la guider et la Voix des Morts n'était d'aucune utilité ici. Il n'y avait que son bâton pour la prévenir des embûches et la voix de sa guilde pour lui indiquer la direction à suivre. Malheureusement, Taurë préféra le mutisme à la parole vaine, aussi fit-elle bien d'avancer lentement.
    Elle avait incliné légèrement la tête quand l'elfe lui avait annoncé qu'elle était ici chez elle ; le geste était empreint de respect, qu'il fut discret n'y changeait rien. Elle la laissa s'éloigner un peu, elle la laissa mettre un genoux à terre et laver sa peau rougie de sang, elle la laissa surmonter la honte qui avait pu naître de son échec. Elle mit à profit cet instant de solitude pour tâcher d'en apprendre un peu plus sur l'endroit où elle se trouvait, laissant ses sens palier à sa cécité. Elle entendait le vent caresser les feuilles des arbres, elle sentait sous ses pieds l'effleurement de l'herbe, elle entendait le murmure apaisée du ruisseau. Huit années passées dans l'obscurité avait acéré son oreille et son toucher, son goût et son odorat. Parfois, elle se surprenait à les voir se mêler ; une odeur amenait un goût sur sa langue, par exemple. Mémoire ne regrettait plus la vue. Elle percevait simplement son monde autrement. Elle se doutait, cependant, qu'il n'en allait pas de même pour Taurë qui devait être dépendante de ce que lui chantait son environnement. Cela ramena à la surface quelques vieux souvenirs, qu'elle savait les siens sans vraiment pouvoir se les approprier. Katalina avait longtemps peiné, errant dans son manoir à la recherche de repères parfois des heures durant, sous le regard inquiet du brave Théodore. Qu'était devenu Théodore ? Le pauvre avait vécu sa vie au service des Noblegriffon mais, de fait, il n'y avait plus de Noblegriffon dont il pouvait s'occuper. Était-il mort ?
    Esquissant un bien maigre sourire, Mémoire se résigna finalement à répondre. « Nous nous rencontrâmes quelques fois durant ce cycle. Le premier, il vint en Son Royaume comme il vint en Anaëh et je l'accueillis comme tu l'accueillis, en le sommant de partir. Il ne pouvait alors pas me nuire, mais je ne pouvais l'empêcher de revenir, aussi jouâmes-nous, un an durant. » Elle marqua une pause, laissant le temps à Taurë de poser des questions si elle en avait. Elle reprit finalement, poursuivant son histoire : « Le Premier Feu finit par se venger. Il vint à Meca et terrorisa l'Île, m'ordonnant de venir à lui comme je lui avais ordonné de s'en aller. Je vins à sa rencontre et nous nous affrontâmes, manquant de nous tuer. » Elle ne parla pas de ce qui s'était passé lorsque les Dieux avaient pris possession de leurs corps pour les séparer. Malgré tout, elle préférait taire ce genre de vérité, tout comme elle préférait taire le fait qu'elle avait accepté de lui fournir armes et armures pour mener ses sanglants desseins. « Il me tira des geôles dans lesquelles je m'étais laissée enfermée et nous décidâmes de voyager ensemble. Ce voyage, cependant, vient de prendre fin. » Et Mémoire de conclure, finalement : « Aussi, connais-je le Premier Feu ? Oui. »