"Bienvenue parmi nous, Soeur." [Katalina, Taurë]

    « Le Premier Feu invoque la magie d'un présent de son Père pour rejoindre le Royaume, le fragment d'un don que fit Tyra au Guerrier. Il n'est malheureusement pas en mon pouvoir de le révoquer quand il en use. Mais j'ai pu contrarier chacune de ses excursions. » C'était dit sans fierté, la voix de Mémoire gardait cette empreinte détachée qui la caractérisait depuis la mort d'Aerandir. Finalement, elle chassa la question d'un haussement d'épaule. « Telle est la voie de la Guerre. Elle ne reconnaît aucune frontière et aucune terre n'est à l'abris de sa colère. » Mémoire avait longtemps exécré le sombre. Elle avait haï son arrogance et son assurance, elle avait souhaité de tous ses vœux sa chute. Les choses étaient différentes, désormais. À Meca, elle avait compris qu'ils n'étaient que des jouets. Tebirahc était arrogant et trop sûr de lui et Mémoire avait toutes les raisons de ne pas le supporter. Mais au final, peu importait qui il était. Le jour où le Guerrier avait posé ses yeux morts sur lui, cela avait cessé d'importer. Car, au bout du compte, les gestes du noirelfe ne seraient plus dictés par son propre désir mais par sa volonté de lui plaire.
    Taurë lui demanda alors pourquoi les Gardiens formaient une fratrie et Mémoire se fit pensive, laissant dans un premier temps le silence répondre pour elle. « Nous ne le sommes pas, » dit-elle finalement. « Nous sommes moins et plus que cela. Nous partageons un fardeau semblable et cela nous rapproche et nous sépare. Il n'existe pas de mot pour décrire cela. » Et pourtant, elle appelait Tebirahc frère. Pourtant, elle avait renoncé à l'amour d'une sœur de sang pour joindre son pas au sien. Où était Kassandra, alors ? Était-elle repartie dans la Péninsule, jouissait-elle de son héritage inespéré ? L'image de la rouquine dansa devant son regard mort et elle esquissa un sourire teinté de tristesse. Ses derniers mots lui revinrent en mémoire, pleins de vérités, et elle secoua légèrement la tête. « Ce ne sont que des mots, Taurë. Ils ne sont pas non plus immuables. Rien n'est écrit. Jamais. Le Premier Feu t'appelle peut-être sœur cette fois, mais cela ne t'engage à rien. » Et la Gardienne de se retenir d'ajouter que c'était à elle de savoir ce qu'elle ressentait. C'était une situation étrange que de guider une Gardienne — car c'était bien là ce qu'elle faisait — à faire ses premiers pas. Elle se souvenait de Katalina suivant religieusement les conseils d'Aerandir. Jouait-elle un rôle semblable auprès de Taurë ? Elle en doutait. Elle n'était que de passage, elle répondrait aux questions que pouvaient se poser l'elfe sans chercher à se montrer objective. Heureusement pour la concernée, Mémoire était assez détachée du monde pour que son avis se confonde, dans la plupart des cas, avec un semblant d'objectivité. Au moins ne prendrait-elle pas parti à la légère...
    « Tu ne seras plus jamais seule, répondit-elle à l'étrange confession de Taurë. Tu peux t'en réjouir ou maudire le destin qui t'a fait ce que tu es, mais tu dois l'accepter. Tu comprendras, un jour, que peu importe la puissance de ta foi, cela te pèsera. Il arrivera des jours où tu te méfieras de tes propres pensées. L'avais-tu deviné ? »

    « Je ne sais pas, » avoua-t-elle finalement, après avoir longuement hésité. « Chaque Gardien est unique et affronte son destin différemment. Il fut un Fils qui jamais ne sembla lutter, qui jamais ne sembla souffrir. Il est une Fille qui crut se noyer et qui jamais ne sortit réellement la tête de l'eau. Tu seras la Gardienne que tu deviendras et tu feras tes propres choix. Tes pas croiseront ceux de ta mère, de ton père et sans doute de ton frère ; suivrez-vous le même sentier ? Non, je ne le crois pas. »
    Comment l'auraient-ils pu ? Ils ne pouvaient pas comprendre Taurë, ne le pouvaient plus. Elle ne vivait plus dans le même monde. Son monde était celui d'une Déesse qu'elle était la seule à pouvoir entendre. C'était étrange, cependant, que Taurë se posât pareille question : n'avait-elle pas eu le temps d'y réfléchir ? Elle devait hanter l'Anaëh depuis plusieurs siècles, ne s'était-elle jamais interrogée sur le devenir de cette être merveilleuse que l'on nommait Gardienne de Kÿria ? Dès l'instant où ses propres pas avaient croisé ceux d'Aerandir, Mémoire s'était étonnée de le voir ainsi se mélanger aux Hommes. À ses yeux, alors bien innocents et naïfs, un Gardien ne pouvait avoir de famille, ne pouvait avoir de vie. Il était même inconcevable qu'il dormît ou mangeât — et c'était peut-être pour cela que Mémoire, avec les années, ne dormaient presque plus et mangeaient presque moins — alors posséder une famille... Non, le Gardien devait être seul. Avait-on besoin de quelqu'un, quand on entendait un Dieu ? Désormais, elle savait... On n'avait jamais autant besoin de quelqu'un que dans ces moments là.
    « Alors, Anaëh se souvient de celle que je fus ? » demanda-t-elle doucement. Et ce fut tout. Elle ne jugea pas nécessaire d'informer l'elfe de l'étendue de ses dons. Elle trouvait d'ailleurs la question étrange, presque... dérangeante, de la part d'une Gardienne. C'était ce genre de choses qu'un Gardien partageait avec son Dieu et avec lui seul. Elle n'avait jamais interrogé Aerandir sur l'étendue de ses pouvoirs après que Tyra lui eut volé ses yeux, pas plus qu'elle ne s'intéressa à ceux du Premier Feu. Le silence fut donc son allié et sa seule réponse. Quand l'elfe revint vers elle et lui tendit un fruit après s'être assise, elle hésita quelques secondes avant de tendre la main. Ses doigts frôlèrent la manche de Taurë et elle remonta lentement jusqu'à la main de l'elfe, avant de se saisir de son présent. Elle ne goûta pas la chair du fruit, cependant, se contentant simplement de le tenir et d'en apprécier la douceur. « Tu poses beaucoup de questions. Es-tu prête à apporter des réponses ? Bientôt, nombreux seront ceux qui te chercheront, certains que tu les posséderas toutes. »

    « Je ne peux pas répondre à cette question. » La voix de Mémoire était ferme. « Tous les Gardiens n'ont qu'un dessein, servir. La forme que prend ce service dépend de l'individu et des événements. » Elle marqua une pause avant de reprendre, avec une douceur nouvelle dans la voix : « Par ailleurs, je t'ai donné mon nom ; ne m'affuble pas d'un autre. » Elle n'était plus Katalina. Katalina était une femme pleine de vie et d'ambition, certaine que jamais rien ni personne ne saurait la contraindre à quoique ce fût. Qu'était-elle devenue, sinon tout le contraire ? Non, elle n'était plus Katalina et mieux valait que la serramiroise qui avait cru pouvoir conquérir la Péninsule à coup de comptoirs et de monnaies sonnantes et trébuchantes reposât en paix, par respect pour ce qu'elle avait été.
    Mémoire ne s'était pas attendue à ce genre de réponse ; elle était venue à la rencontre de la Gardienne de Kÿria avec un souvenir très fort du beau peuple, un souvenir de force et de solennité. Elle avait cru trouver une elfe résolue et déterminée. Perdue, c'était inévitable, mais forte. Taurë ne lui apparaissait pas forte, bien au contraire, et cela ne plaisait pas à l'humaine. Pas qu'elle doutât du choix de l’Aînée, non, mais elle avait presque l'impression de se retrouver en son interlocutrice et ce n'était guère agréable.
    « Il ne m'appartenait pas d'empêcher le Premier Feu de t'attaquer, expliqua-t-elle avec lenteur, mais je regrette que ta première rencontre avec un de tes semblables dût te marquer si durement. Il a agi au moment où tu étais la plus vulnérable et tu dois comprendre ce que cela signifie. Il sait que tu es appelée à prendre la mesure de ce que tu es devenue, il sait que son message ne pouvait être passé que maintenant, parce que tu aurais su comment réagir s'il avait attendu. Garde cette certitude en mémoire et ne le fais pas mentir. » C'était un encouragement ; en tout cas, elle n'en aurait pas de plus démonstratif.

Certaines réponses de Mémoire étaient sporadiques, ce que Taurë comprenait. Sa curiosité vis à vis des capacités de l'Humaine intriguaient la nouvelle Choisie, et parfois sa volonté de savoir prenait le pas sur sa volonté, et elle en venait à poser des questions dont nul à part la concernée ne pouvait connaître les réponses. Pour cette simple raison, elle comprenait pourquoi cette femme gardait le silence quand aux interrogations multiples de son interlocutrice. Cependant, elle fut surpris quand à l'intervention de Katalina pour remettre les choses au clair. Il semblait que celle ci ne désirait pas se voir appelée par le nom par lequel elle demeurait dans les souvenirs du Peuple de l'Anaëh. Taurë espérait ne pas l'avoir froissée, son intention était nullement mauvaise. Elle n'en demanda pas la raison. Celle ci devait sans doute demeurer intime, sinon, elle se serait justifiée. Taurë, par les dernières paroles de Mémoire, se sentit quelque peu flattée. Toutefois, l'Elfe peinait à se convaincre que Mémoire la traitait d'égale à égale. Une nouvelle face à une ancienne. Habituée à détecter l'hypocrisie, Mémoire n'en faisait toutefois pas preuve, mais la Nouvelle décelait dans ses paroles comme une légère déception. Elle ne tarda pas à s'expliquer. L'orgueil prenait plus de temps à guérir que les douleurs physiques, et en parler n'arrangeait pas la chose. Elle prolongea la fin de sa pensée par des paroles.

« Viendra le temps où je lui rendrais la pareille. »

S'installa alors, l'espace de quelques secondes, un petit silence. Il fut brisé par un son familier venant d'au dessus des deux femmes, le roucoulement d'un pigeon. Habituellement, Taurë n'y aurait prêtée que peu d'attention, mais celui ci l'intrigua par ce qui suivit. Un léger bruit de flasque visqueuse se fit entendre, comme une pâtée lâchée, et le choc de cette dernière sur le sol se fit entendre très proche de Taurë, sur sa droite, là où se trouvait Mémoire. Si elle n'était pas quelque peu honteuse devant sa « sœur », Taurë aurait rit et l'aurait taquinée, mais elle se retint en se mordant les lèvres. Elle regretta sa vue, ne serait-ce qu'un instant, pour voir les cheveux de l'Humaine s'entremêler avec l’excrément du pigeon.

« C'est l'un des inconvénients de vivre en Forêt, bien que cela ne me soit jamais arrivé. Veux-tu que je te les lave, avant que...cela soit trop tard ? »