Jeux de hasard. [Morgane]

Norah empocha les pièces de cuivre. Sa bourse commençait à se boursouffler de piécettes. Le dernier joueur qui avait joué avec elle était un habitué de la Taverne. Moris, qu'on l'appelait. Déjà saoul quand il était rentré, le jeu l'avait attiré comme le grain attirait les moineaux. Il avait souri à Merry, de toutes ses dents pourries, pensant que sa beauté irréfutable pourrait charmer la donzelle et lui attirer les faveurs dans le jeu. Au début, elle s'était montrée charmée -en apparence seulement. Ses joues rosissantes, elle s'était penchée à maintes reprises pour rattraper les pièces qui était tombées nonchalamment de la table rongée aux mites, offrant une vue admirable à notre cher joueur. Tant et si bien, que même avoir perdu trois fois d'affilée, il continua de parier jusqu'à ce que ses poches se furent vidées. Alors il prit conscience que l'or lui manquerait plus certainement qu'une poitrine qu'il ne pourrait jamais toucher. Alors, il s'était tiré, laissant Merry compter sa recette plus que copieuse.

Décidément, les choses se sont mieux passées que ce que je pensais... L'alcool avait fini par monter légèrement à la tête de la jeune fille. Elle s'était enfilée cinq pintes au total, et de l'hydromel fort, au goût trop fermenté de Tom la Bedaine. Si la taverne ne vacillait pas comme le pont d'un bateau, l'alcool avait néanmoins ralenti son cerveau, rendant son rire plus avenant encore. Alors qu'elle allait se lever pour rejoindre le bar, dans l'espoir de négocier une caravane qui pourrait l'amener vers Ydril, un nouveau moineau s'assit en face d'elle, en quête de grain. Enfin, une colombe serait plus seyant, pour la femme de beauté qui la dévisageait à présent.

« Prête pour une p'tite manche ? » lança t'elle.

Ses yeux bruns d'une étrange teinte écarlate étaient joueurs, dessinés sur un visage à la peau hâlée et sans défaut. Elle était assurément belle. Sa taille fine, élancée, finement musclée n'empêchait pas chaque homme présents au Borgne de suspendre leur ascension alcoolique, pour reluquer la jeune femme. Merry lui aurait donné une vingtaine d'années, si ce n'est son âge. Et elle était visiblement déterminée à jouer car, aussitôt assise, elle déposa deux souverains rutilants sur la table, les faisant glisser vers elle dans un raclement de métal contre bois. La vue des deux jeunes femmes devant s'affronter ne manqua pas d'attirer la plus grande moitié des clients de la Taverne. Beaucoup s'étaient faits plumer et voulaient voir comment s'en tirait le beau sexe au jeu, d'autres étaient tout simplement curieux et certains y voyaient là un moyen assuré de se rincer l'œil devant du grand spectacle. Décidément, l'ambiance était de feu ce soir, à la Tavergne du Borgne. Même Tommy se risquait de zieuter en leur direction, négligeant les assoiffés qui trépignaient devant lui. Consciente que l'attention était portée sur elle, Merry rit joyeusement, jouant la carte le l'alcoolémie excessive pour tromper la joueuse. Les pintes vides qui s'étaient entassées à ses côtés ne trompaient pas, et son ivresse légère rendait son coup de théâtre d'autant plus convaincant.

« Allez ! Allez ! Voyons voir si l’minou s’en sort mieux qu’l’éléphant ! Il y eut des éclats de rire. Tu connais l’jeu ? J’mets un d’tes sous là d’sous. Merry illustra ses propos avec ses gestes et le souverain disparut sous le verre. Et y’a qu’j’vais l’faire danser. Toi, tu dois trouver où qu’c’est qu’il fait le bouquet final. Pigé ? Si t’sais où c’est, t’empoche l’double. »

Pour conclure sa phrase, Merry sortit deux nouveaux souverains de sa bourse de cuir et les posa sur la table, de son côté, avec un grand PAF. Mais la jeune Pourpre n’attendit pas que la colombe acquiesce ou même prononce un mot. Elle s’empara de la terre cuite qui renfermait le butin du jeu et échangea sa position avec le troisième verre. Il y avait sept pots au total. Et sitôt le jeu commencé, sitôt les verres furent échangés, lancés, soulevés, reposés. Son alcoolémie semblait avoir étrangement foutu le camp, ses mouvements vifs et rapides. Elle savait son adversaire sobre et sûrement très réactive. Aussi, elle se devait de se mettre à son niveau. Son jeu ne tarda pas, d'ailleurs, à soulever des exclamations de stupeur dans son public, déjà perdu. Elle s’empara d’un pot, le souleva. Puis échangea avec un second. Là elle le propulsa le cinquième sur la gauche, tout en le soulevant, ce qui fit apparaître l’éclat de l’or. Mais aussitôt apparu, il fut recouvert d’un verre qui prit la place d’un autre. Et ainsi de suite. Le jeu sembla durer une éternité, si bien les hommes hurlèrent de désespoir, sachant que s’ils avaient été à la place de la colombe, ils auraient été plumés jusqu’au cou.

Puis, sans prévenir, Merry stoppa ses mouvements. Les pots de céramique étaient alignés parfaitement, attendant patiemment le verdict. La fille se tourna alors vers son moineau, le visage jovial et rieur.

« Alors, où qu’c’est qu’tu dis ? »

La jeune fille face à qui Norah avait à faire était décidément joueuse. Elle était sobre, elle, et extrêmement concentrée sur les pots, qui dansaient tant bien que mal face à elle. Merry savait que si elle voulait gagner sa soirée, elle avait tout intérêt à berner sa nouvelle adversaire. Mais la chose n’était pas si facile qu’elle le paraissait. Si bien que lorsqu’elle immobilisa les verres pour la première manche, l’expression déterminée de la femme lui fit des sueurs froides. Seulement, lorsque son choix fut fixé, elle put souffler. À chaque coup, Merry savait pertinemment où elle laissait les pièces et savait que là, ce serait finalement dans sa bourse. Sûre d’elle, elle acquiesça pour une nouvelle partie, persuadée de l’emporter. Sauf que ce fut le coup de trop. Lorsque la joueuse désigna le pot en terre de son long doigt fin, son sang ne fit qu’un tour. D’un mouvement du poignet, elle révéla aux spectateurs l’éclat de l’or qui se dissimulait sous la terre cuite. L’assemblée hurla de satisfaction, les perdants sautèrent et le visage de la jeune femme s’illumina d’un sourire.

« Bien joué, la Belle.
- Et bien ... je m'incline devant vôtre dextérité, Merry ! De véritables doigts de fée que vous avez là ! »
Une blague salace fusa sur les soit-disants “doigts de fée“ de Merry, mais elle fut vite engloutie dans le brouhaha de la Taverne.
« Hé ! Merry ! T’avais dit qu’tu boirais ‘vec moi, chaqu’fois qu’tu perds !
- C’est pas c’soir qu’j’te réchauff’rai la cuisse, Vlad. »

Puis elle s’enfila le reste de sa pinte, cul sec, qui était encore à moitié pleine de la bière forte et amère de Tom la Bedaine.
Pour elle, il valait mieux que le jeu cesse là. Le décor commençait à flancher et le bruit résonnait comme creux dans sa tête, le tapage devenait assourdissant. Et elle avait encore à faire. Elle n’était pas là pour jouer et était arrivée déterminée, même si la boisson l’avait quelque peu détournée de ses obligations. Les gens s’éloignèrent d’elle comme les feuilles dans le vent. Bientôt, elle se retrouva seule à ranger son matériel, accompagnée des derniers ivrognes qui louchaient sur sa poitrine. Elle dissimula sa bourse dans son décolleté, sûre que personne ne lui volerait, puis empila chaque verre pour les ranger dans son sac de voyage improvisé, qu’elle avait planqué sous sa chaise. Une fois terminé, elle abandonna ses chopes de bière vides et rejoignit le comptoir où elle commanda un dernier verre.

Cela faisait plusieurs soirs qu’elle écumait tavernes et bars, à jouer, danser ou chanter pour récupérer ne serait-ce qu’une piécette. Certains établissements s’étaient révélés plus fructueux que d’autres et elle allait bientôt de décider à partir. Ce soir là devait être le dernier. Sa bourse commençait à saturer, bien qu’elle soit plus éclatante de cuivre que d’or. Maintenant, elle se devait de trouver quelqu’un pour l’amener loin de Diantra, loin de sa mère et de ses Filles Pourpres. Elle ne se doutait pas que la colère de Dame Myrtille avait du être fulgurante, lorsqu’elle avait découvert que sa seule et précieuse fille biologique s’en était allée. Certaines de ses catins avaient du en pâtir, mais quelques jours suffiraient à estomper des bleus et des rougeurs. Alors que si elle était rentrée… Son sort en aurait été tout autre. Maintenant, elle prévoyait de retrouver Meca. L’histoire qu’elle avait entendue de la ville l’avait tout de suite charmée. On l’a disait Cité Libre, Cité des Plaisirs, où chacun vivait comme bon lui semblait. Tout à fait ce qu’elle cherchait, à vrai dire. Son regard parcourut les clients de la Taverne du Borgne. Elle n’avait croisé personne, jusque là, susceptible de l’aider. Peut-être ce soir allait-il lui être plus favorable ? Mais lorsque la pièce arrêta de tanguer, de virevolter, elle ne vit qu’ivrognes et habitués de Tom. Ce n’était pas la Vieille Nole qui allait pouvoir faire quelque chose pour elle… Elle resta un instant là, adossée au bar, à étudier les gens qui parlaient, buvaient, criaient. Un espèce de ménestrel entama une mélopée criarde, qui se voulait joyeuse et enjouée, mais qui ressemblait plus à un hurlement de chat en pleine crise de foie qu’autre chose. Puis elle la vit, la joueuse. Assise seule à une table, elle mangeait une des assiettes les plus consistantes de Mimi. Norah s’empara de sa nouvelle pinte pour rejoindre son ancienne adversaire.

« Qu’tu joues plutôt bien toi. ‘Fin, comparé aux couilles qui s’trémoussent ici. Merry sourit à la jeune femme. J’peux m’joindre à toi, l’amie ? »

Sans attendre de réponse, elle s’installa sur la chaise. Le bois gémit sous le poids de la fille Pourpre mais le matériau rongé aux mites ne céda pas.

« À t’voir, t’es pas d’ici, toi. »

Elle connaissait Diantra comme sa poche. La cité était toute son enfance et les rues étaient son terrain de jeu, lors des rares moments où sa mère la laisser sortir de la Chaumière Pourpre, où lorsqu’elle faisait le mur. Les clients de la Taverne du Borgne, Merry les connaissaient tous. Mais là, c’était la peau halée de la femme qui la trompait. Elle venait des terres ensoleillées, d’où précisément, Norah n’aurait pu le déterminer, elle connaissait trop peu le monde de Miradelphia pour en connaître les autres régions. Au delà de Diantra, elle ne connaissait quasiment rien.

« Tom ! Merry siffla le tavernier en désignant l’assiette fumante de la femme. Dis à Mimi d’m’en servir une, la même ! Alors, qu’est-c’qu’il t’amène dans c’te cité puante et surpeuplée ? Sûr’ment pas l’charme d’ses tavernes. Pas sa pitance non’plus, on trouv’ bien mieux qu’chez Tom… Paraît qu’certains ont trouvé des ongles, dans l’soupe. ‘Fin, t’en fais pas pour cette assiette, lança t’elle lorsqu’elle vit l’expression de la jeune femme. L’ragout d’Mi-miche est bien meilleur. C’quoi que c’est, ton nom ? »

« Morgane ! s’exclama Norah la voix haute. Eh ben, en v’là un bien beau nom ! Moi qu’c’est Merry qu’on m’appelle. Alors com’ ça qu’tu viens d’l’Ithri'Vaan ? Y’a qu’c’est un endroit qu’j’ai entendu parler. Mais à part l’crasseuses tavernes d’cette foutue ville, j’connais rien d’autr’. Chuis née dans la sal’ rue d’à côté, entre deux fournées d’miches, moi. J’sais pas si tu connais, "L’Passage Boueux" qu’on l’appelle ici. Mon père, c’est l’boulanger qu’fait l’pains secs, avec deux trois raisins quand l’journées sont bonnes. Et ma mèr’ est morte d’puis longtemps, me rappelle mêm’ pas d’sa tête. »

Lorsqu’elle vit la mine de Morgane s’attrister de sa perte, elle s’empressa d’ajouter :

« Faut pas qu’tu sois désolée. L’fessées qu’elle m’filait gamine, ça, m’en rappelle bien. Pour moi, ç’fait un moment qu’y’a plus charme de Diantra ! »

La jeune fille s’exclaffa puis engloutit deux grosses cuillerées de ragout.
Maintenant que la conversation était engagée, Norah savait qu’elle allait devoir jouer son rôle jusqu’au bout, sans jamais flancher. L’alcool lui tapait toujours la cervelle mais elle luttait de son mieux pour rester concentrée. Sa curiosité essayait de prendre le dessus mais elle se contenait. Du moins pour le moment. S’il y avait quelque chose bienvenu, dans son ivresse, c’était bien que ses mensonges sortaient instinctivement de sa bouche, sans qu’elle paraisse tromper son interlocutrice. Elle imaginait la personnalité et l’histoire de Merry naturellement, et d’une crédibilité qui l’a soufflait elle-même.

Quand Morgane lança qu’elle comptait voyager vers l’ouest, le cœur de Norah ne fit qu’un bond. Voilà que la chance était avec elle, peut-être que le chemin de la femme basanée passait par Ydril, cette ville d’où venait Maurice, le dernier client de Norah à la Chaumière Pourpre. C’était lui qui contrôlait les cargaisons du port et qui lui avait dit que chaque semaine, il inspectait le navire nommé La Pucelle qui ramenait chaque fois une flopée de passagers clandestins originaires de Meca, dont quelques filles de joies qu’il prenait grand plaisir à raccompagner, avait-il dit. Elle avait là son opportunité, mais devrait user d’un bon subterfuge pour convaincre Morgane de l’emmener. Si Merry, fille de boulangère, lui annonçait de suite qu’elle souhaitait quitter la capitale, elle attirerait certains soupçons… Pour quelle raison une jeune fille du bas peuple souhaiterait quitter prématurément son ancienne vie ?

« Alors com’ça qu’tu vas vers l’ouest ? Où ‘xactement ? »

Norah avala trois gorgées de la bière ambrée de Tom, tandis qu’elle attendait la réponse de Morgane.
Brusquement, la porte de la taverne s’ouvrit à la volée, vomissant deux hommes qui entrèrent en beuglant. L’un des deux bougres était Vlad, le visage rougi et la sueur au front. À le voir, les frusques trempes, il paraissait avoir traversé Diantra en entier en quelques minutes. L’autre homme avait un nez éclaté et des cheveux sales bien trop familiers pour Norah. C’était Gervard, un rôdeur qu’elle avait rencontré la veille, alors qu’elle était Linie, l’Orpheline. De sa bourse, elle avait réussi à récolter une fructueuse recette. Les deux gonzes firent irruption dans la salle dans un fracas de bois tourmenté et leurs yeux parcoururent rapidement la taverne, pour se poser sur la jeune fille. Lorsqu’ils aperçurent l’éclat auburn de ses cheveux, leurs visages s’éclairèrent, un sourire vicieux aux lèvres.

« TOI ! lança Gervard.
- Ouais ! Toi ! Merry ! Vi’ns par là, garce !
- Comment ça Merry ? Qu’c’est Linie qu’elle s’appelle ! Elle m’a dupé hier, à la Barrique Rousse ! On a deux mots à t’dire… »

Subitement, l’attention se porta sur les deux jeunes femmes, qui étaient assises en tête à tête. Personne ne semblait vouloir réagir, chacun préférant régaler leurs yeux d’un nouveau spectacle prometteur en action. Même Tom semblait figé, son torchon sale étalant la graisse sur le même verre pendant plusieurs minutes. Vlad, troublé par la révélation de Gervard, se tourna vers lui prêt à répliquer, visiblement contrarié. Norah profita de cette pseudo-diversion pour fuir :

« J’dois pas rester là, faut qu’on file Morgane ! Amène-toi ! »

Et sans demander l’avis de sa nouvelle amie, elle s’empara de son poignet et s’élança vers la porte, à l’arrière de la taverne, pour gagner l'obscurité des rues, alors que les hommes s'élançaient à leur poursuite.