Quelques mois en arrière... ou La déchéance. (pv)

Ewen sourit, un sourire triste, en voyant leurs parents accueillir avec une joie non dissimulée leur fille reniée. Lorsque Seren lui fit remarquer que le sac qu'il avait amené était bien trop pour elle, il ouvrit la bouche pour lui annoncer la décision qu'il avait prise, mais leur père lui offrit de précieuses minutes de répit en les interrompant. Sa jumelle disparu, puis revint un instant plus avec son enfant dans les bras. Ewen était surpris. Cela ne faisait que deux semaines, mais la petite chose blottie contre sa mère lui semblait diablement plus volumineuse qu'à sa naissance. Que ces choses là grandissaient vite! Le bébé avait les yeux grands ouverts et, même s'il ne devait pas encore y voir parfaitement bien, il semblait dévisager ses grands-parents avec curiosité. Distraitement, Ewen se demanda s'ils avaient été aussi subjugués avec Seren et lui.
Le bébé était à présent dans les bras de la Dame de Milahn. Le rouquin était persuadé qu'en y regardant de plus prêt, il aurait pu trouver quelques étoiles dans les yeux de celle-ci. Elle parlait à l'enfant avec la voix que prennent toutes les mères quand elles parlent à un nourrisson, faisant remarquer à celui-ci qu'il était beau, qu'il était mignon, ... et surtout, qu'il était adorable! Ewen leva un sourcil amusé, avant de se rendre compte de quelque chose. Mais au fait...

Comment s'appelle-t-il? demanda-t-il à sa sœur, un peu honteux de n'avoir pensé à lui demander lors de l'accouchement ou dans les lettres qu'il lui avait ensuite envoyé. La mère des jumeaux releva la tête, également très intéressée par la réponse que Seren allait donner à son frère.

Seren était heureuse de voir son père ainsi émerveillé. Elle avait à présent la conviction que, malgré tout, son fils était le bienvenu dans la famille. Malheureusement, aucun homme ne lui avait donné son nom... et il y avait peu de chances que le galant reparaisse en réclamant son enfant afin de le reconnaître. Le Seigneur l'informa qu'une dernière lettre lui avait été envoyée afin de lui dire qu'il avait un héritier, une dernière tentative pour essayer de sortir Seren de son malheur.

Je vais longer la côte en remontant vers le Nord et m'arrêter de capitale en capitale pour trouver un travail. Je ne sais pas faire grand chose... mais j'ai appris à cuisiner et je sais tenir une assiette. J'essaierai malgré tout de me proposer comme gouvernante dans les familles nobles et bourgeoises.
Je ferais quelques petits travaux de-ci de-là en attendant.

Un sourire qui se voulait rassurant, la jeune femme semblait avoir murement réfléchi à la question. Elle savait qu'elle ne pourrait pas prendre n'importe quel travail car pas habituée, pas assez endurante, pas assez forte. Et puis, elle avait un bébé à mettre à l'abri. Le pire de ses scenarii était de finir serveuse dans une auberge. Un travail honorable pour un simple serf mais qui lui semblait si dégradant étant donné son noble lignage.

Ewen finit par prendre la parole, s'enquérant du prénom de son neveu. S'il était vrai qu'il n'avait pas de nom, il pouvait au moins avoir un patronyme. Seren se fit soudainement un peu timide et, ne regardant personne, elle répondit d'une voix presque chuchotante.

Léandre...

Puis son regard se leva vers son père pour observer sa réaction. Celui-ci était figé et il demeura ainsi un instant avant qu'un maigre sourire ne s'esquisse sur ses lèvres. Les larmes aux yeux, il serra délicatement sa fille dans ses bras, prenant garde de ne pas écraser l'enfant. Léandre avait été un vieil ami de son père. Ils étaient comme frères, de véritables inséparables, jusqu'à ce que la mort prive le Seigneur de son meilleur compagnon. Il leur avait conté maintes histoires à son propos mais la seule qu'il n'avait jamais réussi à finir était celle de sa mort... Seren avait été touché par leur amitié et avait voulu leur rendre hommage.

Léandre... Perdre sa fille, et maintenant ce prénom donné à l'enfant... Ewen comprenait la réaction de leur père. Et, malheureusement pour celui-ci, cela offrait une corde supplémentaire à l'arc des arguments du jeune noble par rapport à ce qu'il s'apprêtait à faire. Ses parents seraient certainement ravagés, mais les choses étaient ainsi. Lentement, le garçon vint se placer aux côtés de sa sœur, qui faisait toujours face au couple de Milahn.

Tout à l'heure, tu me faisais remarquer que tu ne pourrais pas emmener ce sac, dit-il en s'adressant autant à Seren qu'à leurs parents. Le jeune homme marqua une pause, déglutit, puis poursuivit.
Mais tu n'auras pas à t'en inquiéter. C'est moi qui le porterait.

Et voilà. Le pavé venait d'être jeté dans la mare. Ewen lança un rapide regard à sa jumelle avant de revenir à leur père et à leur mère. Plusieurs secondes de silence s'abattirent sur le petit groupe.

Pardon...? parvint finalement à articuler le seigneur de Milahn.
-C'est moi qui porterait ce sac, répéta le garçon en redressant les épaules, comme pour défier son père de l'en empêcher. Je pars avec elle.

La réaction de Seren ne fut pas très différente de celle de ses parents. Bouche bée, yeux ronds, elle n'en revenait pas. C'était une pure folie. S'il faisait cela, il perdrait tout à son tour et cela était inconcevable !

Tu n'y penses pas mon frère ?!

Elle secoua la tête, n'arrivant toujours pas croire qu'elle avait entendu ce qu'elle avait entendu. A cet instant, elle se sentait coupable. S'il voulait partir, c'était à cause d'elle. Elle avait déjà fait du tord à ses parents, leur père était anéanti et avait déjà perdu plusieurs kilos ! Il ne pouvait partir !

Non. Non !
Je t'interdis de gâcher ta vie à cause de mon erreur. Je l'ai commise en connaissant les risques que j'encourais. Je savais que je me retrouverais seule s'il arrivait quelque chose et c'est ainsi que je partirai, tu entends ?!

Seren avait changé de bord, se plaçant à côté de ses parents. Elle avait vrillé son regard dans celui de son frère. Il était hors de question qu'il la suive et ses parents l'appuyaient. Tous trois se tenaient devant lui tel un rempart.
Non, il fallait qu'il reste. Ce n'était pas négociable.

Finalement, le Seigneur de Milahn vint se placer devant son fils, posant ses mains sur ses épaules. Il plongea un regard triste dans le sien. Le départ de sa fille était déjà si lourd à porter, alors perdre son deuxième enfant... Cela l'anéantirait.

Mon fils... Regarde ce que j'ai été contraint de faire. Je viens de perdre l'un de mes enfants, les biens les plus précieux que la vie ne m'est jamais offert. Je ne veux pas perdre le second... et qui plus est mon héritier.
Ne m'oblige pas à revivre cela.

La famille de Milahn n'avait été bénie que par deux enfants. Elle ne pouvait donc se permettre de perdre les deux seuls êtres qui puissent un jour hériter de ses titres et de ses biens. Les jumeaux le savaient pertinemment. Si Ewen décidait de partir il serait à son tour déchu de son héritage.

Comme de bien entendu, ses parents et sa sœur s'opposaient à sa décision. Le regard du jeune homme se fit triste, mais il ne détourna pas ses yeux de ceux de son père ; ça aurait été une preuve qu'il n'était pas sûr de lui.

J'y ai bien réfléchis, père, dit-il d'une voix qu'il espérait déterminée. Je sais ce que cela implique pour la famille, mais je sais aussi que la vie n'aura plus de sens pour moi si je suis séparé de Seren. Nous avons toujours tout partagé, depuis avant même notre naissance. Pour le meilleur ou pour le pire, nous sommes liés. C'est une relation que des non jumeaux ne peuvent que difficilement comprendre.

Il regarda brièvement en direction de la Dame de Milahn. Ayant porté les deux rouquins, leur mère comprendrait probablement mieux ce que son fils voulait dire.

Les de Milahn ont encore de longues années devant eux. Parmi nos ancêtres, certains ont certainement dû avoir des frères cadets, qui ont possiblement eu des fils dont leur descendance ne s'est pas interrompue jusqu'à aujourd'hui. Si je ne peux vous succéder, vous trouverez forcément quelqu'un de notre sang qui en aura la légitimité.
Et puis... Dans le pire des cas... Peut-être que dans quelques années, lorsque la Cour nous aura oublié, nous pourrons revenir et réintégrer la famille. Sous le masque de bâtards, ou quelque chose dans ce goût là...

Au son de sa voix, il était évident qu'Ewen ne croyait pas vraiment à la dernière phrase qu'il venait de prononcer.

Quoiqu'il en soit, poursuivit-il en regardant à présent sa jumelle, que tu le veuilles ou non, je pars aussi. Si tu ne veux pas de moi, je te suivrais à distance. Et, de toute manière, il te faudra quelqu'un pour veiller sur toi et sur Léandre.

Seren n'en croyait définitivement pas ses oreilles. Son frère avait dû perdre la raison, il ne pouvait en être autrement. Puisque la manipulation par l'attendrissement et la culpabilisation de son père n'avait pas fonctionné, il fallait passer à un nouveau stade.

Tu n'as pas la moindre idée de ce que je m'apprête à vivre, mon frère. Nous ne sommes plus des enfants, ce n'est pas un jeu ! Je ne prétends pas savoir ce qu'est la vie du commun des Hommes mais j'ai eu plusieurs semaines pour l'observer et m'y préparer.
Tu ignores tout du monde mon frère. Ta place n'est pas à mes côtés.

Ses mots étaient certainement durs à l'oreille du jeune de Milahn mais Seren agissait en toute conscience. En écoutant son père, Elle avait compris que si son frère partait à son tour il en mourait. Depuis qu'il l'avait reniée, il avait vieillit. Son dos s'était légèrement voûté, il était plus pâle et avait perdu quelques kilos. Aussi la jeune mère espérait-elle réussir à le faire rester, même si pour cela elle devait être dure avec son frère.
C'était la première fois que Seren mettait en pratique ses cours de politique. Elle savait quelles cartes jouer, et dans quel ordre. Il demeurait toutefois un problème... Le jeune noble avait suivi exactement les mêmes leçons.

Pleurnicher, se rouler par terre en frappant des poings et crier "je veux je veux je veux" : c'était ce qu'Ewen ne devait pas faire. Il avait beau savoir que sa sœur lui disait tout ça pour le bien général de la famille de Milahn et pour celui de ses parents -et pour celui de son frère, probablement-, ses mots restaient vexants. Il fallait qu'il contre ses arguments.

Bien sûr que ça n'est pas un jeu, acquiesça-t-il. Si ça avait été le cas, je t'aurais probablement laissée partir seule. Mais comme tu l'as dis, tel n'est pas le cas.
Moi non plus, je ne prétends pas connaître la vie du peuple. Mais ne va pas t'imaginer que j'agis sur un coup de tête survenu ce matin. Moi aussi, j'ai longuement réfléchis. Et moi aussi, j'ai pris le temps de me renseigner au sujet de ce que nous allions vivre.

Ses sourcils se froncèrent sur un regard déterminé alors qu'il fixait toujours Seren -il n'osait pas croiser le regard désespéré de ses parents-.

Je viens, répéta-t-il obstinément, et ça n'est pas sujet à discussion.

Quel sale gosse, vraiment...

Le débat dura encore un moment mais rien n'y fit. Ewen s'entêtait dans sa voie et refusait de laisser sa sœur partir sans lui. Seren fut contrainte d'accepter sa compagnie, à contre cœur. Mais elle préférait le savoir près d'elle que quelque part derrière, suivant ses traces.
La petite famille entama alors ses adieux. Et puis le Seigneur voulut parler seul à seul avec sa fille un instant et ceux-ci passèrent dans la chambre de la jeune mère. Dans un coin, ses affaires empaquetées attendaient patiemment.
Sans même que Seren ne s'y attende, son père la serra à nouveau dans ses bras dès la porte fermée.

Mon enfant.
Je sais tu es capable de comprendre et que tu ne prendras pas cela comme une affaire personnelle... mais je ne peux déshériter ton frère. La seule faute qu'il commet est de trop aimer sa sœur. Peut-on vraiment lui en vouloir ?
Je m'arrangerai pour présenter l'affaire à la Cour de la meilleure façon qu'il soit. Il pourra rentrer dès qu'il le souhaitera.

Seren hocha la tête. Loin de la blesser, le discours de son père fit sourire la jeune femme. Oui, son frère était jeune et impétueux. Cette expérience ne serait peut-être pas des plus mauvaises pour lui finalement. Quant à elle, sa situation était bien plus complexe... et la Cour ne lui pardonnerait pas si aisément ses écarts de conduite.

Je sais que vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir.

Ils échangèrent un triste sourire puis le Seigneur de Milahn posa ses mains sur les épaules de sa fille.

J'espère qu'il répondra à mon dernier message... Cela ne fait que deux semaines après tout.
Essayez de nous tenir informé de vos déplacements. Que l'on sache où vous trouver et quand. Et si vous avez vraiment besoin de notre aide, nous serons toujours présent.
Je vais essayer de contacter quelques uns de nos amis. Peut-être que que l'un d'eux aura du travail pour vous... Je ne peux me résoudre à laisser mes deux enfants dans la rue.

Seren promit de les tenir informer chaque fois qu'ils le pourraient. Son père lui donna quelques noms par avance, "au cas où". Elle avait étudier la généalogie et l'histoire de la famille aussi ses noms ne lui étaient-ils pas étrangers. Le Seigneur déposa ensuite un baiser sur son front et ils sortirent pour rejoindre Ewen et sa mère.

Un moment plus tard, les jumeaux, chargés chacun d'un sac -celui d'Ewen étant largement plus gros- quittèrent la demeure d'Hildegarde et s'avancèrent seuls dans les rues de la capitale de la baronnie. Un dernier signe à leurs parents, avant de disparaître à un carrefour.

Ewen ne fut bien évidemment pas informé de la décision de leur père. Pour lui, il était désormais déshérité et mènerait à partir d'aujourd'hui une vie difficile, au jour le jour, tentant de gagner sa vie -et celle de sa sœur- comme il le pourrait.
Lorsque le seigneur leur père et Seren furent revenus, ils firent leurs adieux. Le jeune homme s'excusa auprès de leur père, lui assurant qu'il ne ferait rien qui pourrait déshonorer la maison, et serra maladroitement leur mère contre lui, lui promettant qu'ils lui écriraient régulièrement pour lui raconter ce qu'ils devenaient. Puis les jumeaux partirent.

Léandre était bien sage et ne faisait aucun bruit. Blotti contre sa mère, probablement endormi. C'est ainsi que débuta la seconde vie des enfants de Milahn...