Le Roi de la soupe. [Oriabel]

Une atmosphère guillerette parfumait les riantes venelles diantraise, à mesure que s'écoulaient les jours précédant les funérailles du roy. Si dans la plupart des gargotes, on se réjouissait de la venue du gratin Péninsulaire, au Fumeux Pipoton l'on préférait se figurer les opportunités de rapines occasionnées. La discussion battait ainsi son plein autour d'une fort grosse soupière, dans laquelle baguenaudait force palourdes. C'est autour de ce festin aux senteurs iodées que nous retrouvons l'inénarrable coterie arétane : Boliard Grand-Vît et Quintus Estrangle-poulets -dont l'appétit dévorant de volailles se trouvait ce soir frustré- mais aussi Ildefonso, dit Torsegueule, lequel souhaitait désormais que l'on prononçât son nom à la scylléenne, ainsi que l'ignoble Rédemptistre, auquel un quatrième menton avait rejoint les trois autres. Trônait en bout de table, coiffé d'un sémillant chapeau à plume d'autruche, et dont l'élégant masque ne pouvait cacher au lecteur le plus adroit l'identité, Anseric, alias Hans, le maître de la Confrérie de la Soupière, et ancien conseiller de Sa Majesté.

La mesnie, si surprenante qu'elle puisse paraître, se fondait artistiquement dans la clientèle bigarrée de l'auberge -qui du reste était connue pour cela. En vérité, le lieu demeurait un point de rencontre privilégié pour toutes les pègres, bandes, et folles camaraderies de la ville ; était-ce dû au lieu lui même, niché dans les pires fonds de cul de basse-fosse, où à l'intimité de son air enfumé et sirupeux ? Nulle n'aurait su le dire, mais les plus infâmes syndics s'y retrouvaient galamment. Ainsi, y avoir sa table était un gage certain de respectabilité, et même les frères loqueteux de Saint-Mercatouille, dont le pieux dévouement cachait une rouerie sans nom, y tenaient boutique.

La routine casanière de ces zigouilleurs de petites vieilles avaient toutefois été secouée par la rumeur d'une coterie nouvellement apparue, et dont on espérait qu'elle ne fisse point bande à part. Cela faisait trois soirées de suite que les frères loqueteux battaient ainsi le pavé, cherchant à ramener les olivâtres baladins de la Bastre dans le giron du Fumeux Pipoton, et de l'insigne Confrérie qui y présidait.

Or donc à cette date les Bastres se cherchaient toujours emploi en l'égrotante capitale des Hommes. Collés au cul par le Maloeil depuis qu'ils avaient soustrait à ses légitimes propriétaires un magnificent patène recouvert d'émaux translucides, les bougres vivotaient. Riches en volonté, pauvres en moyens, ils jouaient les bateleurs, les mercanti voire, lorsque le guet était absent, les tire-laine. C'était cette dernière activité qui imminaient la suite de leurs aventures.  

Déambulant entre les recoins sombres des arcades, fourmillant parmi  les tortilles et éclusant des godets dans les établissements borgnes, s'égayaient des régiments entiers d'escamoteurs, de monte-en-l'air et autres coupe-jarrets assermentés. Pareils à ceux que l'on rencontraient dans le reste des cités vérolées de la Péninsule, ces mâtins avaient fini par établir quelques bases d'une entente commune afin de défendre leur pré-carré. De là découlait le fait que les nouveaux arrivants, qui ne rinçaient même pas le guet, étaient considérés comme de bien nuisibles helminthes.

Dentelin, filou de sang-mêlé au fait de ces choses là, avait soufflé à sa capitaine d'Oriabel que, sans tarder, les ennuis viendraient leur faire de bien malséantes avances. Il n'en avait pas fallu plus pour que la drôlesse éructe qu'elle aurait tôt fait d'étêter les gredins, aussi nombreux fussent-ils, rejointe là-dessus par le dénommé Triple-Quintal. Cela avait nécessité l'intervention feutrée de Kaewët pour que la raison revienne à la bande. Pour l'heure, sans mécène, sans amis dans la garde et cernés par les escarpes, il leur revenait de prendre les devants.

Attendre, c'était la certitude de se faire linguer durant son sommeil. Alors il fallait surprendre, se jeter droit dans la gueule du loup, en souriant s'il vous plaît! Ca risquait d'intriguer, de faire causer et, quand elle cause, la canaille est distraite, désorganisée, elle se sépare, s'égare même. Ainsi, Oriabel, accompagnée de Dentelin, Triple-Quintal et Veerena gagna-t-elle l'établissement le plus interlope dont elle avait la connaissance, bien décidée à s'aboucher avec la mauvaise société des lieux. A quelques distances, un autre groupe de bastres fit de même, prêt à intervenir si la discussion tournait à l'aigre. Le tout serait de parvenir à leur donner le signal.

Ainsi, dans les entrailles fétides du Fumeux Pipoton, tripot où l'on devinait davantage de graisse sur les poutres que dans les mets, le quarteron prit-il place, commandant quelques cruchon de piquette ainsi qu'un grand plat de polenta. Sous des airs badins, les demi-elfes étudiaient les vilains visages qui garnissaient la salle comme autant de gargouilles. Qui tiquerait?

Les attentes des mulâtres furent vaines ; si la vinasse était certes aussi mauvaise que capiteuse, la polenta se transforma en omelette aux champignons. C'était de ces gros bolets duveteux, qui trahissaient la présence de force souterrains plus ou moins secrets, à quelques pieds en dessous du Fumeux Pipoton. L'enseigne en avait fait sa spécialité, si bien que par temps d'affluence, il advenait qu'un homme du commun souhaitât goûter au plat maison. S'il savait fermer les yeux sur l'entourage, il avalait sa pitance et repartait sans demander son reste, mais parfois des clients trop regardant sur le service nécessitaient que l'on s'occupe de leur cas, usant à cet usage des même kurzax ayant servi à tailler en fricassée les bolets.

Ces deux éléments emblématique de la gargote rythmaient tout naturellement le quotidien d'Anseric, lequel, de même que ses hommes, avait adopté dès son arrivée à la capitale le port du long couteau. Ainsi Boliard, dit "Grand-vît", venait de faire sauter la coquille du tourteau - aux champignons - en y enfonçant son langsax. Avisant que les nouveaux venus, malgré leurs airs émaciés et faméliques propres aux bâtards elfiques, portaient également l'arme de la canaille driantraise, Hans s’éprit d'amitié pour ces étranges coquins. Ôtant in extremis une pince des mains de Quintus, dit "Estrangle-poulets" - lequel de désespoir avait voulu la manger comme on ronge la cuisse d'une volaille -, il se porta au devant de la coterie semi-elfe.

"Hola bonnes gens! Quel heureux hasard vous porte dans notre riant Pipoton! Je vous souhaite que ces beaux couteaux y trouvent leur besogne! lança-t-il guilleret, le double sens à peine caché. Je me nomme Hans, et j'ai l'insigne privilège de présider cette assemblée. Mais à qui ai-je l'honneur ?"

Et, aussi sûrement qu'un brochet vorace mord à l'hameçon, un détrousseur prit la parole. Icelui ne possédait pas la bonne mine des honnêtes bourgeois du cru mais pas vraiment celle des fangeux non plus. Avec sa taille émaciée, son teint blême, ses orbites caves et les filaments grisâtres qui couraient dans sa chevelure, on le croyait échappé de quelque tombeau. La Bastre sentit un frisson lui parcourir l'échine. Avait-elle affaire au concubin de quelque stryge urbaine? Un rapide regard à la salle lui indiqua que personne ne semblait partager ses craintes Aussi, pour l'heure, lui accorda-t-elle le bénéfice du doute.

- Salut à toi riant monarque des champignons! entama la housecarl. Je réponds au nom d'Oriabel et j'ai pour ma part l'insigne honneur de présider le quarteron de bastres que voici. elle les désigna d'un geste dont la majesté n'avait rien à envier à celle d'un empereur. Quelques mercantis nous ont engagé afin de les escorter jusqu'ici et, désormais, nous profitons des charmes de votre cité.

Il n'était pas rare que les tenanciers viennent tailler le bout de gras avec les nouveaux arrivants, souvent dans l'espoir de les envoyer gîter chez quelque ami de leur connaissance, quand il ne s'agissait pas de leur louer leurs propres chambres. Néanmoins, le drôle ne paraissait pas de ce genre là. La vue des scramasaxes de la bande provoquaient rarement un tel enjouement et personne ne leur souhaitait jamais d'en faire bon usage. D'ordinaire, le commun s'efforçait de faire mine de les ignorer tout en louchant nerveusement dessus. Quant à l'assemblée que le lémure prétendait présider, elle n'avait rien de ces rassemblements de goliards, croque-notes et autres galapiats qui écumaient les estaminets des grandes bourgades. Une bande de sicaires, au mieux.

- Quant à ces bonnes livres d'acier et bien, si leur efficacité n'est plus à démontrer, il n'en demeure pas moins que je craigne de ne pouvoir leur trouver usage aujourd'hui. dit-elle mi-figue mi-raisin. C'est que les champignons ont déjà été coupé bien finement par vos soins messire Hans si bien que, comme nous en discutions avec mes compaings, c'est à se demander s'il nous reste le moindre ouvrage disponible!

Elle ponctua sa tirade d'une rasade du vinaigre que la maison qualifiait de vin avant de reprendre.

- Je ne vous fais nul reproche! Il ne me disconvient pas de me contenter d'être assise ici, au chaud, à me régaler sans mettre la main à la pâte. Toutefois, je ne puis m'empêcher d'éprouver quelque remords. Tenez : nous nous apprêtions à vous demander de quoi saucer mais je constate que personne dans cet établissement ne s'est fendu de pareille demande. J'imagine que la maison à quelques règles que nous nous ferions fort de respecter, si tant est qu'elles nous étaient communiquées. Après tout, on peut arpenter les trimards, sa demi-armure sur le dos, et posséder une once de savoir-vivre, pas vrai? acheva, madrée, la sang-mêlé.