On pourrait en faire un opéra [Eidren & Eliwa]

Sur l’eau glaciale de l’Olyia, une frêle embarcation pourtant dangereusement garnie de caisses et tonneaux s’éloignait lentement de Sol’Dorn. Elle fendait les eaux calmes et noires du fleuve, descendant lentement son cours en vue de la prochaine escale.
Sur le pont chétif de la bicoque, un homme au visage vieillissant mêlait la fumée de sa pipe à la brume blanchâtre qui s’élevait de la surface de l’eau. Derrière d’épais et broussailleux sourcils, deux yeux guettaient alentours avec méfiance. Passant d’une rive à l’autre, scrutant aussi loin que l’obscurité le leur permettait, jamais ils semblaient ne ciller. Il y eu un grincement de porte qui fit se retourner promptement le veilleur.
- Dans combien de temps arriverons-nous ? demanda Eidren dans l’embrasure de la cale.
- On devrait plus tarder, grommela l’autre, bougez pas tant que j’vous fais pas signe.
Le sang mêlé le fixa un instant avec suspicion puis se détourna et referma la trappe sur lui.
A nouveau plongé dans une obscurité quasi complète, il reprit sa place sur un caisson et croisa les jambes. La somme qu’il avait déboursé pour payer ce passage clandestin n’était pas négligeable et pourtant, la situation dans laquelle il se trouvait ne le satisfaisait guère : une vulgaire planque de contrebandier sur une vieille écorce flottante. Si sa mission principale n’avait pas été aussi urgente, il aurait sans le moindre doute procédé d’une toute autre manière… Un mouvement proche capta son attention et il se rappela aussitôt la présence de son acolyte, une elfe, blonde comme on en voit tant, aux formes plutôt généreuses et supposée débrouillarde. Tout du moins c’est ce qu’il l’espérait car il n’avait pas non plus eu le loisir de choisir lui-même son partenaire. Son crédo personnel mais aussi son expérience avec le peuple immortel lui rappelaient que la prudence était de mise.

Ainsi, la conversation entre les deux associés s’étaient limitées à de simples banalités : Eidren s’était présenté sous le nom de Jaen Harilder, tandis que l’elfe disait se prénommer Eliwa Sar’Helle, rien de plus, rien de moins. Et il était fort peu probable que le mur de glace qu’avait instauré le sang mêlé ne se brise de si tôt ; l’importance de la prime étant proportionnelle au danger encouru, il n’était pas question de faire de sentiments.
L’elfe avait du le comprendre et n’avait pas ouvert la bouche depuis les présentations, au plus grand plaisir d’Eidren qui commençait déjà à échafauder les esquisses d’un plan pour la suite des opérations.

D’une manière à peine perceptible, l’embarcation réduisit sa vitesse avant de se stopper complètement. A l’extérieur, une certaine agitation se fit entendre. La montée d’une nouvelle personne sur le pont fut signalée par un léger tangage. Le voleur tendit l’oreille et perçu quelques bribes de discussions entre leur guide et le nouvel individu. L’échange, relativement bref, fut ponctué d’un cliquetis des plus familiers.
Quelques minutes plus tard, le veilleur vint de lui-même :
- Vous êtes arrivés.

Si l'elfe avait été heureuse de revoir Lil Ssin'um, elle n'avait pas pu profiter de sa présence bien longtemps, puisqu'elle devait rencontrer Draven. La sombre savait certainement que l'elfe aurait rapidement besoin d'argent, et elle apprécia son geste. Elle lui avait aussi dit qu'elle attendrait son retour, non loin de la maison de Père, et que lorsqu'elle serait prête, elle l'aiderait du mieux qu'elle pourrait dans sa tâche. Eliwa l'avait chaudement remercié avant de monter à bord de cette embarcation de misère, où elle était désormais coincée avec un sang mêlé peu bavard. Voire même muet. C'était bien sa veine d'être tombée sur quelqu'un comme lui, mais elle n'avait pas eu le loisir de choisir, donc elle devrait s'en contenter. Ce devait être la première fois pour elle qu'elle voyageait sans sa louve, et cela lui laissait une étrange impression. Presque comme s'il lui manquait quelque chose. Mais cette situation ne devrait pas durer, donc peu importait, elle allait faire avec. Au moins la présence de son sabre dans son dos la rassurait-elle. Cela faisait longtemps qu'elle ne l'avait pas utilisé, mais elle était certaine qu'elle en aurait bientôt besoin. Et si elle n'était pas ravie à la possibilité de devoir ôter la vie, elle ferait bien ça pour May. Parce qu'il ne faisait presque aucun doute que la personne que représentait Draven était celle qui l'avait tant aidée. Et pour cela, elle pouvait bien faire le nécessaire pour ramener cette bague.

Bientôt, on vint leur dire qu'ils étaient arrivés, et ils purent enfin sortir de cette cale très peu confortable, et à la salubrité douteuse. Quand elle posa le pied par terre, l'elfe se demanda un instant si on les avait menés à bon port, mais vu la manière dont se comportait le sang mêlé, elle se dit que ce devait certainement être le cas. Rapidement, elle rabattit sa capuche sur sa tête, pour cacher ses cheveux blonds, et surtout ses oreilles pointues, ainsi que tous ses autres traits elfiques. Elle savait bien que cela ne suffirait aucunement, que si on la regardait trop longtemps, on saurait de quelle race elle était, mais au moins, cela retarderait l'échéance. Et elle pourrait se mouvoir sans trop attirer l'attention. Elle n'aimait pas particulièrement cette partie de l'Ithrii'vaan, parce que si les humains et les drows cohabitaient sans trop de problèmes, les elfes n'étaient pas monnaie courante, et pouvaient même s'attirer quelques ennuis. Par ici, elle s'était toujours sentie en danger, même si cela ne se manifestait que par un léger pincement au cœur, ou par la très légère accélération de son rythme cardiaque. ''J'espère qu'on en aura vite terminé.'' Mais elle savait qu'espérer ce genre de chose ne mènerait à rien. Parce que dans ce genre de situation, il y avait toujours un imprévu, toujours quelque chose qui la retardait, ou qui la mettait dans l'embarras. Sauf que cela ne la faisait absolument pas cesser d'espérer.

- On devrait trouver un endroit plus calme, où on pourrait parler tranquillement, dit-elle. Je ne sais pas si tu as prévu quelque chose, mais si c'est le cas, il va falloir que tu m'en parles rapidement.

Elle n'avait pas l'habitude de faire équipe lorsqu'il s'agissait d'agir vite, précisément, et en silence. Si elle avait accepté, ce n'était que parce que May l'avait demandé. Sans ça, elle aurait volontiers fait l'impasse sur ce petit détour. Le semi était si silencieux qu'elle finit par se demander si elle pourrait s'entendre avec, au moins un minimum, pour ramener ce qu'ils étaient partis chercher. Et doucement, elle s'éloigna de la ville et de la foule, entraînant le semi avec elle sous le couvert des cimes. Là, à l'abri des oreilles indiscrètes, ils pouvaient parler plus librement, et elle espérait bien qu'il finisse par décrocher un mot.

Une seconde attaque. Oui, cela était tout fait probable. L'Ithrii'vaan était une de ces régions où la sécurité était plutôt précaire, et où les pillards sévissaient sans aucune gêne, parce qu'il n'y avait pas ou peu de retour de bâton. Les villages isolés étaient des cibles faciles, non seulement du fait de leur emplacement géographique, mais aussi parce qu'ils ne ripostaient que très rarement. On préférait se concentrer sur la défense et la reconstruction, plutôt que sur la poursuite des mercenaires. Ce qui était sans doute une sage idée. Mais Eliwa n'aimait pas cela, elle n'aimait pas s'aventurer au delà des murs de Thaar, ou de Sol'Dorn. Et encore, Sol'Dorn n'était pas une endroit où elle aurait volontiers passé la nuit sans compagnie. Mais elle était ici pour rendre service à May, et parce qu'elle avait besoin d'argent. Si elle se pointait à Thaar, et si elle échouait dans son projet, elle allait devoir payer cher pour ne pas disparaître mystérieusement au fond d'une ruelle.

 - On devrait profiter de la seconde attaque. Ils seront certainement occupés à repousser les mercenaires, nous n'aurons plus qu'à nous fondre dans le foule pour atteindre Jabuk Zalkim. Par contre, je pense que couvrir notre fuite ne sera pas aisé. Je ne sais pas ce qui serait le mieux, se mêler aux mercenaires, ou s'enfuir de notre côté.

S'ils se mêlaient aux mercenaires, ils risquaient de se faire tuer pour ce qu'ils transportaient. Mais s'ils partaient de leur côté, ils éveilleraient les soupçons, en supposant qu'ils n'aient pas été repérés avant. Eliwa ne connaissait pas le village, il n'était si grand, les rues n'étaient pas si nombreuses, mais dans une fuite effrénée, il était plus que facile de se perdre. Alors elle se mit inconsciemment à repérer chaque grand axe, chaque porte dérobée, et chaque sorties discrètes. Mais bientôt, ils arrivèrent devant la demeure principale. Du moins le supposa-t-elle, puisqu'elle était largement plus massive que les autres. Eliwa n'était pas habituée à s'infiltrer chez les autres, elle n'avait pour elle que la discrétion et le maniement de son sabre, art dans lequel elle était suffisamment bonne pour s'assurer une victoire face à de simples mercenaires. Elle espéra fortement que le semi s'était déjà faufilé chez quelqu'un, parce que si ce n'était pas le cas, ils étaient plutôt mal partis.  

 - Une idée quelconque sur la façon dont nous allons pouvoir entrer là-dedans ? Parce que personnellement, je n'en ai pas la moindre idée.

Avant qu'il ne puisse répondre quoique ce soit, elle reprit :

 - Mais, nous serions certainement mieux en hauteur pour repérer les lieux. Qu'en dis-tu ?

Si cela n'avait tenu qu'à elle, elle serait déjà sur un toit, couchée à plat ventre, entrain d'observer sa cible. Mais voilà, elle n'était pas seule. Et elle n'avait pas la liberté nécessaire pour agir sans se référer à celui qui l'accompagnait. Le fait qu'elle ne le connaisse aucunement était, pour elle, un handicape. Et cela devait être de même pour lui. Comment savoir ce dont il était capable ? Comment savoir si elle pouvait compter sur lui pour couvrir ses arrières ? Et si jamais ce devait être à elle de couvrir les siens, devait-elle réellement mettre sa vie en danger pour le sauver ? Elle n'en avait pas la moindre idée, et un claquement de langue agacé lui échappa. Elle allait devoir trouver les réponses à ses questions avant qu'ils n'entrent dans cette maison.