Laver le linge sale | PV Azza

KHATIB

Chaszmyr n’avait jamais été bâti pour la guerre. Construit autour d’une large cour toujours bouillonnante d’activité, le palais de Khatib n’avait aucunes murailles derrière lesquelles se cacher. La seule véritable défense dont il jouissait était un beffroi adossé à ses murs, assez haut pour qu’on pût y voir à plusieurs lieues. Ses portes étaient lourdes et il fallait deux esclaves pour les faire bouger chaque matin, mais elles demeuraient ouvertes toute la journée. Et quand bien même eussent-elles été closes chaque jour que faisaient les Dieux, les murs en terre brune de la bâtisse offraient bien assez de prises pour que le premier assaillant venu les escaladât sans peine. Quand Khatib l’avait faite sienne, il savait que ce serait à lui de défendre sa demeure et non l’inverse. C’était la raison pour laquelle il avait amené une petite armée avec lui — des anciens soldats du IVe, pour la plupart — et avait bien pris garde à garder des amis là où il le fallait.

Malheureusement, contre les sbires de Phar’roos, le despote doutait que l’un ou l’autre fût efficace. Dès lors, il avait pris le parti de ne rien changer à ses habitudes. Des’qar et son escorte rallièrent donc Chaszmyr sans être inquiété le moins du monde et le vieux Tebryn les accueillit comme si de rien n’était. L’ancien officier du IVe, fidèle ami de Khatib depuis leurs premières classes dans l’Ost, n’avait pas gagné son sobriquet en collectionnant les ans, mais les séquelles. Sous les frondaisons d’Anaëh, il avait manqué perdre sa jambe dans les mâchoires d’une bête comme seul le domaine de Kerhel savait engendrer. Il avait pu sauver sa vie, mais son agresseur avait emporté une bonne partie de sa cuisse. Il n’avait survécu que grâce à l’opiniâtreté de Khatib, qu’il avait par la suite récompensé en devenant son aide de camp. Les rares qui avaient trouvé à redire de recevoir des ordres d’un éclopé avaient vite pris le parti de prendre sur eux quand il était devenu évident que, même amoindri, le vieux Tebryn n’avait aucun mal à leur faire ravaler leur arrogance.

« Aurait-il une raison de ne pas le faire ? » demanda-t-il au marchand en s’approchant de lui en claudiquant, avec un accent à couper au couteau. Il n’avait jamais aimé le bas oliyan.

Le sourire qu’il lui adressa tenait plus du rictus, mais il était bien incapable de faire mieux : depuis sa rencontre inopinée avec la lame empoisonnée d’un assassin de la Doktha peu de temps avant l’effondrement du IVe, tous les muscles à gauche des restes de son nez étaient complètement paralysés. Une longue balafre aux boursoufflures blanchâtres partait du haut de sa pommette jusque derrière son oreille et sa peau était fortement grêlée. Malgré les efforts des guérisseurs, la décoction explosive de son agresseur avait fait pourrir son œil, qu’il avait pu finalement retirer de son orbite à main nu. Si le second n’avait pas subi le même sort, il s’en était fallu de peu et le vieux Tebryn était désormais pratiquement aveugle.

Après avoir flatté son encolure, il attrapa les rennes de la monture de Des’qar. Depuis qu’il vivait à Chaszmyr, il s’occupait presque exclusivement du modeste haras de Khatib. Il avait toujours su s’y prendre, avec ces bêtes.

« Je ne t’accompagne pas, tu sais déjà où aller, » dit-il sans plus s’attarder, entraînant le cheval avec lui. « Les autres viennent avec moi. On va voir si on peut vous trouver à manger quelque chose. »

Dès qu’il eut franchi les portes de Chaszmyr et fait quelques pas dans la cour, le sang-mêlé fut accosté par une esclave dont il était difficile de déceler avec certitudes les origines. Après s’être respectueusement incliné devant lui, elle lui tendit une louche remplie d’eau fraîche. Autour d’eux, la vie battait son plein. À l’ombre d’un mur, plusieurs femelles doebens, femmes de soldats ou soldats elle-même, discutaient tranquillement en jouant à un étrange jeu de plateau tout droit devenu de l’Elda. Plus loin, des esclaves étendaient les textiles humides qu’elles venaient de nettoyer. Plusieurs jeunes jouaient dans la fontaine au centre de la cour ; certains avaient la peau sombre, d’autres non.

Il faisait bon vivre, à Chaszmyr. Khatib s’était révélé un despote éclairé, qui préférait jouir de sa liberté à vaquer à d’autres affaires que celles qui l’occupaient quand il était encore un officier daedhel.

« Le Maître m’a demandé de t'accompagner tout le temps que durera ta visite et de… satisfaire tous tes besoins, » chuchota finalement l’esclave, en donnant l’impression d’espérer que son interlocuteur ne l’entendît pas. « Si tu as faim, tu peux manger avant de le rejoindre. »

KHATIB

« Il se passe toujours quelque chose à Sol’Dorn, répondit doctement le despote en retrouvant le confort de son siège. Il va falloir être un peu plus spécifique si tu veux que je te réponde. »

Oh, Khatib n’était pas sans se douter des raisons de la venue de Des’qar sur ses terres ; il n’était pas le premier que les manigances de Phar’roos avait attiré. La maudite remuait la poussière et le vent soufflait dans sa direction. Pour l’heure, la situation l’amusait, mais quelque chose lui disait qu’à l’instant où la prétendue matrone sortirait les griffes, il allait perdre son sourire.

« Tu es un bâtard intelligent, Des’qar. Tu sais te rendre utile et c’est toujours avec plaisir que j’accueille ton or, mais je n’en suis pas encore à me satisfaire de ta simple conversation. » Khatib avait beau faire montre d’une tolérance souvent surprenante à l’égard de ceux qui portait un autre sang que celui d’Elda, il n’en demeurait pas moins un sombre. Il pouvait bien apprécier Des’qar, le marchand n’était pas un ami, pas même un égal. Il ne le serait jamais. « Parle sans crainte, mais Uriz te garde de tourner autour du pot. »

KHATIB

Phar’ross. Bien sûr, qu’il venait parler de Phar’ross. Ils venaient tous pour parler de la bâtarde, sans doute dans l’espoir un peu fol de le voir intervenir, lui, dans cette mêlée qui menaçait de se former. S’il s’agissait véritablement de ça, alors ils étaient tous idiots et Khatib n’avait que faire des idiots. « La bâtarde était l’esclave de Tsabrak, lorsqu’il vivait encore au Puy. Arrivé à Sol’Dorn, il se décida à l’affranchir. » Je plantai cette graine idiote dans son crâne, cela dit. Les Dieux m’en soient témoins, j’ai fini par le regretter. De fait, force était de le constater : une Phar’ross esclave posait moins de soucis.

Se redressant d’un coup, le despote domina de toute sa taille le marchand ; les temps avaient bien changé, pour qu’un être tel que Des’qar vînt sous son toit lui poser pareilles questions. Jadis, il aurait rasé les murs et rampé dans la boue plutôt que s’approcher d’un soldat de l’Ost. Khatib n’était cependant pas un « nostalgique », loin s’en fallait. Il devait même avouer sa fascination pour la vitesse avec laquelle les esclaves en étaient venus à tenir tête à leurs maîtres. « Marche avec moi. »

Le despote écarta le tissu qui tenait lieu de porte et se trouva nez à nez avec l’esclave ; la drôlesse n’avait su que faire et s’était décidé à ne rien faire du tout. Son maître la jaugea un instant et elle fuit son regard, reculant même d’un pas et portant ses bras contre sa poitrine. Suis-je si cruel, qu’elle s’effondre devant moi ?

S’il était venu à Chaszmyr, s’il avait payé le prix du sang pour faire sien la place et la garder, c’était parce qu’il aspirait à autre chose qu’à simplement être un sombre au service de l’Elda. Il avait vu les siens se perdre, encore et encore, obsédés par cette Vengeance qu’Uriz appelait de ses vœux ; lui-même avait fini, comme d’autres, par se lasser. Que leurs frères judas demeurassent dans leur forêt nauséabonde s’ils le souhaitaient tant, lui-même avait d’autres bêtes à fouetter. Il pouvait bien se satisfaire de la mine défaite de ses possessions, en jouer devant ses hôtes, mais ce n’était qu’un jeu, pas sa raison de vivre ; il laissait à d’autres le privilège de s’enfermer dans le sadisme et — du moins le voyait-il ainsi — la bêtise.

De ce point de vue et de nombreux autres, Phar'ross était une cruelle déception.

« Est-elle à ton goût, dis-moi ? » demanda-t-il pensivement à son invité et, ce faisant, augmentant le trouble de la belle. Sans doute voulait-elle l’entendre dire tout et son contraire, car peu important sa réponse, elle y perdait quelque chose. « Je pourrais te la vendre. Elle n’a pas l’air heureuse, à mon service. »

Peut-être le bâtard prendrait soin d’elle. Plus sûrement, il la vendrait à son tour et Uriz seul savait où elle finirait. Elle aurait tout le temps, alors, de le regretter.

KHATIB

Des’qar, peu satisfait de la réponse de son hôte, revint rapidement à la charge ; le maître de céans marqua un temps d’arrêt et darda un regard pensif autour de lui. Hui, l’air était sec et chaud et le vent absent. Il régnait à Chaszmyr un calme bien éloigné de l’agitation morbide qui secouait Sol’Dorn. Les deux places étaient pourtant distantes de quelques lieues à peine, mais c’était juste ce qu’il fallait pour tenir le despote loin des manigances de Phar’roos. Il était tentant, dès lors, de simplement renvoyer le bâtard et d’oublier seulement l’existence de la matrone ; c’était espérer qu’elle en fit de même à son égard et ce pari-là, Khatib n’était guère disposer à le relever.

« Je pourrais te mentir, » argua-t-il finalement, mais c’était là manière de tourner autour du pot et il avait cela en horreur. « La vérité, tu la connais déjà. J’aimerai bien comprendre ce que cela peut bien changer. » Il savait, bien entendu, l’importance qu’accordait les Hommes au sang ; Phar’roos était néanmoins née esclave et n’avait jamais été traitée autrement. Que Tsabrak eut pris sa mère une ou deux fois, qu’il fût son père, quelle importance ? Des’qar devait bien le savoir, il avait vécu parmi les siens assez longtemps pour ça, avait été esclave lui-même. Des maîtres abusant de leurs propriétés et ne se souciant guère des conséquences braillardes qui en résultaient, il avait dû en croiser.

Il ne leur fallut guère plus de quelques instants pour retrouver la cour. Le marchand sur les talons, Khatib se saisit de la louche qui gisait à côté de la fontaine et se désaltéra avant de la tendre à son invité. « Phar’roos est votre problème. Pas le mien. » Cela sonnait comme un vœu pieux, même à ses oreilles. Il suffirait de peu pour que la bâtarde s’attirât son intimité, tout dépendait des véritables velléités de la matrone ; c’était bien là toute l’ironie de l’histoire, car s’ils étaient nombreux à se presser à ses portes, la bouche débordante de questions, lui n’avait guère de réponses à leur donner.

KHATIB

« Est-ce que j’ai une tête à savoir lire dans les entrailles des poulets, Des’qar ? » demanda Khatib avec un sourire qui avait perdu de sa sincérité. Les questions du bâtard l’agaçaient, il devait bien l’avouer. Il s’en posait déjà bien assez lui-même pour que devoir répondre à celles des autres épuisât sa patience. « La vérité, c’est qu’ils sont tous les deux aussi imprévisible l’un que l’autre. »

Un coup d’œil derrière son épaule lui apprit que l’esclave, plutôt que de retourner vaquer à ses occupations, les avait discrètement suivis. La pauvrette voulait sans doute savoir ce qu’il adviendrait d’elle ; il esquissa un sourire torve quand leurs regards se croisèrent et que, dans un réflexe dommageable, elle fondit derrière un mur pour s’y cacher. Peut-être qu’il était un mauvais maître, finalement. En tout cas, force était d’avouer que les atermoiements de cette possession-ci l’amusait. À moins que ce ne fut le contraste entre l’insouciance de ce petit « jeu » et la gravité de ce qui se passait à Sol’Dorn qui le frappait, il n’aurait su le dire.

« Tu sais quoi ? Je ne vais pas te la vendre, finalement, » annonça-t-il à son invité, espérant lui signifier au passage que la conversation sur l’ancienne esclave familiale était terminée. «Je vais te la prêter, tu pourras en faire ce que tu veux sans qu'il t’en coûte le moindre sous. Garde-la juste à disposition pour me la rendre quand je te la demanderai. » Il verrait bien, alors, si elle serait heureuse de la retrouver. Il faudra que je lui demande son nom, avant qu’elle parte. Le bâtard serait capable de m’en refourguer une autre sans que je m’en aperçoive.

Ils bavardèrent quelques minutes encore, puis quand il devint clair que le maître de céans ne se laisserait plus cuisiner, le marchand prit congé. Khatib le salua avant de le laisser retourner auprès du vieux Tebryn afin de retrouver le convoi avec lequel il était venu.