L'Aube du Renouveau | Arichis

A peine avait-elle pris congé de l'Amiral Langecin qu'Azénor se prenait à rêver d'ailleurs. Aussi incertain était l'avenir, la perspective d'un horizon loin des terres rassurantes de son Soltaar natal ne l'effrayait guère. Il lui était difficile de résister à l'appel de l'aventure. Certes, laisser derrière elle presque vingt années baignées dans la tiédeur du Sud de la péninsule lui remémorait avec douceur quelques pensées nostalgiques ; Velmonè où elle avait ouvert les yeux pour la première fois, la fraîcheur de l'âge tendre passé entouré d'une famille aimante, tous les souvenirs qu'une jeune fille devenue femme conserve en son cœur et cultive à jamais. La belle se sentait à l'aube d'une nouvelle vie, comme prête à accueillir à bras ouverts la moindre manifestation de changement.

Des caméristes l'attendaient près de ses appartements, visiblement affolées de sa disparition de l'après-midi. Elle reconnut Sizelonde qu'elle avait congédié plus tôt, celle-ci se détachant du groupuscule en s'écriant  « Ma Dame, ma Dame ! Où étiez-vous donc passée ? » Azénor leva les yeux au ciel d'un air détaché. «  Voyons Sizelonde, ce ne sont pas vos affaires, vous n'avez guère à vous préoccuper de tout ce qui concerne ma personne, sauf si je vous en fais la demande, évidement. » Un léger sourire aux lèvres, l'Anoszia continua d'avancer vers sa porte. « Ma Dame, je me suis fait un sang d'encre ! Vous imaginez …. » Un moment de stupeur l'arrêta tout net. « .. Mais Ma dame, vous me vouvoyez maintenant ? Allez-vous bien ? Ne vous sentez vous pas fiévreuse ? «  Osa la chambrière en s'offusquant d'un tel traitement. Sa réaction ne manqua de faire rire la jeune femme, n'avait-elle pas le droit elle aussi à des instants d'humanité ? « Les choses ont changé, Size, et d'autres changeront bientôt. Faites-moi donc parvenir mon souper dans ma chambrée, quelque chose de léger, et de très typique de Soltariel, ou d'Ydril tiens, oui une spécialité d'Ydril serait parfaite. » Il ne se faisait pas encore tard, mais le soleil était déjà descendu bas dans le ciel, plongeant la cité sous un dais teinté de rouge-orangé. Une fois entrée, la jeune femme se jeta sur une des méridiennes constituant un petit salon de réception. Quelle incroyable sensation bien méritée ! Songea t-elle en s'étirant de tout son long sur les divers satins damassés du meuble. Elle savoura un instant la douceur du contact sensuel du tissu sur sa peau, puis, se levant avec légèreté, s'approcha des baies laissées entrouvertes. Une petite brise chaude s'engouffrait par l'interstice, la belle laissa ce souffle lui lécher le visage, elle ferma les yeux. Bientôt ces sons, toutes ces odeurs familières seraient derrière elle. Sans refermer la fenêtre elle alla s'allonger dans le grand baldaquin trônant face à la spectaculaire vue, puis sombra dans un sommeil agité.

***

Elle ne s'éveilla que le surlendemain, éreintée au possible, n'ayant guère la force d'assumer devant le Dragon ses nouvelles résolutions. Le destin se jouait donc d-elle! La rendre quelque peu souffrante alors qu'elle avait besoin de toute sa constance. Aussi attendit-elle d'être complètement remise, six jours plus tard, pour s'esquiver aux aurores rendre visite au Régent.
Le chant fluet d'un petit oiseau coloré vint mettre fin à son errance. Il gazouillait joyeusement sur le balcon, sans se préoccuper du dérangement dont il était la cause. Le jour s'était timidement levé au dehors, un voile blanc, humide, recouvrait la ville et les campagnes environnantes. Tandis qu'elle frissonnait, à demi-nue près de l'embrasure, cette soudaine fraîcheur lui donna comme un coup de fouet. Se retournant vers la chambre, elle constata s'être couchée le ventre vide ; un tiraillement sonore lui venait de la panse et sur une table d'apparat étaient disposés ses différentes commandes. Sizelonde n'avait pas négligé ses exigences ! Si c'était sa notion de repas léger, Azénor comprenait d'où venait les bras potelés et la carrure charnue de sa suivante. Des corbeilles de fruits mûrs et odorants côtoyaient des poissons en croûte arrosés de citron et autres herbes, froids depuis longtemps. Néanmoins la belle avait le ventre noué, probablement l'angoisse d'aller au devant de son père la reprenait avec plus d'ardeur. Se forçant à ne point se laisser gouverner par un estomac capricieux et ne voulant risquer une nouvelle syncope malvenue, elle picora quelques raisins et framboises avant d'entreprendre de se préparer. L'affaire était complexe, d'ordinaire très coquette, il était impensable de croiser Azénor sans qu'elle ne soit parée des plus saillantes toilettes, des plus beaux bijoux, quel que soit l’événement. Se remémorant une ancienne altercation avec Arichis, elle se décida à ne point trop en faire. Elle coiffa sommairement sa soyeuse crinière boisée, se parfuma légèrement et revêtit une robe tissée de brocarts azurs et de fils d'or que son parent lui avait offert. L'intention l'honorerait.

L'Anoszia s'engouffra discrètement dans le corridor, évidement désert. Elle comptait surprendre son aïeux en venant à sa rencontre dans son logis, sans invitation ou prévenance aucune. Le surprendre. Le patriarche demeurait dans une autre aile du castel, réservée aux influents en ces lieux. La rejoindre ne prendrait guère de temps, la jeune femme déambulant d'un pas décidé à travers les boyaux de Soltariel. Elle ralentit la cadence à l'approche de la porte abritant son but, ne voulant gâcher son effet de prise au dépourvu. Une longue et profonde inspiration plus tard, elle donna trois coups mesurés contre le bâti de bois. Aucune réponse immédiate. Arichis était pourtant quelqu'un de matinal ? Sur le qui-vive au premier chant du coq ! Plutôt que d'attendre une réaction qu'elle aurait pensé plus pressée, elle tonna d'une voix forte.
« Père, c'est moi. Azénor. »
Un autre silence s'en suivit.

Le lendemain du fameux conseil où Kahina a été disgraciée, le palais retenait son souffle quant à la suite des évènements. Dès les premières lueurs du jour, des courtisans en éveil parcouraient les couloirs à l’affut de la moindre rumeur. Une effervescence peu commune à ces heures très matinales. Arichis n’avait pas réussi à fermer l’œil de la nuit, bien conscient que la disparition de celle qui avait essayé de lui enlever la régence de son comté lui ouvrait nombre d’opportunités. Le patriarche avait fait de nombreuses promesses à sa famille, dont la plus importante : celle où ils n’auront plus jamais à craindre pour leur sureté en leurs terres. Et cela se résumait à avoir le comté d’Ydril. A la mort d’Alastein, il avait essayé d’obtenir de la princesse l’objet de ses convoitises. Un mariage entre la nouvelle comtesse, Aléandre, et lui. Il devenait comte, et les Anoszia n’auraient jamais plus eu à souffrir des caprices d’un comte Systolie. Evidement, Kahina avait refusé, ne souhaitant pas donner plus de pouvoirs que nécessaire au vieux renard qu’il était.

Ce matin-là, Arichis avait prit très tôt la direction des jardins pour rencontrer un homme. Aurèle avait la réputation de pouvoir retrouver n’importe qui et ce, n’importe où. L’Anoszia savait qu’il était fils de marchand, et que le réseau de son père lui permettait de nombreuses choses. A part cela, il ne s’intéressait pas plus à son histoire. Ils discutèrent quelques minutes, puis Arichis lui remit une bourse de pièces avant de quitter son banc.

Il regagna ensuite ses appartements, en passant auparavant par les cuisines pour prendre un morceau de pain et de fromage à manger dans les couloirs du palais. La mine quelque peu fatigué par son insomnie, il s’arrêta dans une cour intérieure pour se rafraichir le visage à l’eau d’une fontaine. Il se faisait des soucis pour son ainé. Ses choix politiques depuis qu’il était devenu Duc par mariage l’ont toujours mené aux mauvaises décisions, allant à contre sens de la logique et au lieu d’être un des meneurs, Oschide avait souvent été le mouton à suivre les promesses d’un berger. Mais sa volonté de faire la paix avec le roi redonnait de l’espoir à Arichis. Un des regrets du patriarche toutefois aurait été de ne pas avoir donné d’avantage de leçons de politique à son premier-né, plus jeune, il n’avait jamais espérer le voir devenir autre chose que vicomte. Et pour cela, il en est quelque peu fier.

Arrivant devant les portes de sa suite, il vit Azénor de dos toquant à la porte. Pour la première fois de la matinée, un sourire traversa son visage. A une dizaine de pas d’elle, il la héla.

« Azénor ! » Il se rapprocha un peu plus vite d’elle, et l’embrassa sur la joue avant d’ouvrir les portes pour l’inviter à entrer.

Il n’attendait pas la visite de sa fille, mais avec la rumeur de la disparition de la maitresse des lieux, sa cadette devait se questionner quant à son avenir.

« Tu es bien matinale. Souhaites-tu manger quelque chose ? »

La voix rauque et familière de son père vint briser la pesanteur de l'attente. Cela crispa la jeune femme le temps d'une demi-seconde, la stupeur d'être elle même surprise par celui qu'elle voulait intercepter. Elle se tourna dans sa direction en lui décochant un même sourire sincère, réjouie de retrouver ces traits tant aimé. S'inclinant bien bas, elle lui répondit.
«  Père ! Tout comme vous me l'avez enseigné, assurément. Ne dit-on pas que le monde se gouverne à l'avant-jour ? » Elle s'approcha de lui. « Je vous remercie, mais j'ai déjà quelque peu déjeuné avant de quitter mes appartements. »

Arichis avait l'air de plutôt bonne humeur, même si c'était chose ardue à discerner derrière ses iris gris, impassibles. Le temps avait instruit Azénor aux détails permettant de statuer sur l'état d'esprit du patriarche ; la présence ou non des rides autour de sa bouche, la direction prise par ces sourcils expressifs. S'il était disponible la tâche n'en serait que moins difficile.
« En fait, je m'apprêtais à sortir prendre l'air. Me promener à l'orée du jour sur les falaises de Boniverdi. En passant près de votre chambrée en allant me rendre aux écuries j'ai songé à vous proposer de m'accompagner, rien ne me ferait plus grand plaisir que de voir se terminer l'aube sur la mer en votre compagnie, Père. » Le faciès du Régent se fit encore plus enjoué, nul besoin de communiquer verbalement son acquiescement. Ils dialoguaient souvent ainsi, toujours à l'écoute de leurs émotions et de leurs états d'âme, telle était l'éducation des Anoszia.
Aussi prirent-ils ensemble la direction des étables, Arichis ne pouvant s'empêcher d'interroger sa fille, peut-être saisissait-il déjà l'artifice de cette invitation. « Drôle d'accoutrement pour une échappée hippique ? Je t'ai connu moins élégante lorsqu'il s'agissait d'affronter le grand air, Azénor. » Son ton était rieur mais une pointe d'accusation était discernable.
« Vous savez bien Père, qu'une haute dame se doit d'être toujours impeccablement présentée. Vous m'aviez offert cette robe à mon entrée à la cour de Soltariel, vous souvenez-vous ? » La belle répliqua par une autre demande, tentant de le divertir quant au point qu'il venait de soulever.

Les palefreniers affairés ne s'attendaient pas à la moindre visite en cette heure. Plus surpris encore de voir les deux Anoszia mander de concert une monture pour la matinée. Le Seigneur de Velmonè n'eût guère à réclamer, on lui amena son fier destrier blanc déjà harnaché, prêt à prendre le galop. Azénor n'attendit qu'un peu plus un étalon gris pommelé, un peu énervé d'être ainsi arraché à la tranquillité de son box. « Vous-êtes bien bonne cavalière, Ma Dame ? » S’enquit le garçon tenant la bride. « Assurément. » se rassura Azénor qui ne souhaitait pas qu'un canasson perturbé vienne altérer ses plans.
Ils quittèrent les épais pavés des abords du palais pour des chemins de terre et de sable où ils purent accélérer l'allure.
« Je me rappelle la première fois où nous sommes allés sur ces falaises, Père. Je vous avais demandé ,dans ma grande naïveté à l'époque, si l'océan était différent ici. Et plutôt que simplement répondre à mes interrogations enfantines, vous avez préféré me montrer que non, Velmonè, Ydril et Soltariel sont bordées par les mêmes eaux. Cela remonte à quelques années maintenant, lors de nos premiers voyages en Soltaar quand vous souhaitiez nous faire visiter la région, au delà des cartes et autres apprentissages théoriques » Lança t-elle en écho aux souvenirs qu'ils évoquaient tandis qu'ils cheminaient vers le glas des vagues.

Il se souvenait bien jour où il lui avait offert cette robe. Cousue spécialement pour elle par un mestre couturier langecin qu’il avait fait mander à Ydril sous les conseils experts de sa sœur Sibylle. Lorsqu’il regardait sa fille, il revoyait Hélène dans ses jeunes années. La hautvaloise lui manquait cruellement, elle aurait été tellement fière de voir ses enfants si grands, si forts et si beaux. Un duc, deux vicomtes, un amiral et une demoiselle de la duchesse, ou du moins une ancienne demoiselle à présent que cette dernière avait fui les terres du Soltaar après le meurtre de Maciste, selon les dires du Chancelier Cléophas. Les deux Anoszia descendirent les marches du palais pour se rendre à une cour intérieur où se trouvait les écuries. Les palefreniers lui amenèrent son cheval blanc, un destrier eracien qu’il avait acquis quelques années auparavant. Celui d’Azénor était un étalon à la robe grise, un peu plus agité, mais la cadette était bonne cavalière.

Ils quittèrent les routes pavés pour des chemins plus propices au galop, le vent sur le visage du patriarche lui fit un grand bien, et le temps qu’ils arrivèrent aux premières falaises les rayons du soleil commencèrent à réchauffer la peau en ce temps estivale. Il se souvenait de leur premier voyage en ces contrées, bien avant l’argenterie, la régence ou même l’exil. Ils avaient amené avec eux Lucrezia, qui ne rechignait pas à l’époque à tromper ses pieds dans l’eau sableuse de la plage. Ils ralentirent l’allure, et loin des artifices, des lumières de la cour et des contenances, Azénor put voir lorsqu’Arichis sourit combien son père avait vieilli depuis ces années-là.

« Je m’en rappelle. Ta sœur avait trouvé un crabe bizarre disait-elle, elle a essayé de l’attraper et s’est faite pincer. En pleurant, elle m’a supplié d’exterminer toute la race des plages de la péninsule. »

Sa petite fille à la crinière blonde lui manquait, elle et ses caprices, Lucrezia devait sans doute être entrain de dormir dans sa chambre au palais de Velmone en ce moment, et à son réveil, elle souhaiterait sans doute nourrir les paons du jardin. Arichis descendit de son cheval, et attrapa la bride de celui de sa fille avant de l’aider à descendre du sien. Il les attacha à un arbre non loin, puis s’avança sur les rochers approchant mais gardant une distance de sécurité du bord de la falaise. Il pointa du doigt une direction en montrant l’océan Eris.

« Il y a une île là-bas, celle de Meca. Haut lieu de piraterie, ton grand-père est mort à cause d’eux. Il est mort six ans avant ta naissance, et jusqu’à maintenant, je n’ai pas encore réussi à venger sa mort. »

Il se tourna ensuite vers la direction d’Ydril, bien qu’on ne voyait que des forêts de leur promontoire.

« Ydril. Tu sais, après le banquet où le comte Alastein nous a emprisonné pour nous déchoir de nos propriétés je me suis promis que notre fille ne souffrira plus des caprices d’un comte d’Ydril. D’abord Diogène qui nous a exilé à Diantra, ensuite Alastein, c’était de trop. J’ai tenté de convaincre la duchesse Kahina de me laisser épouser la comtesse Aléandre. Cela aurait assuré notre sécurité en notre comté pour des générations, mais elle a refusé. A présent qu’elle n’est plus là, cela est redevient possible. Qu’en penses-tu ? »

La famille Anoszia qu'Azénor connaissait ne se limitait en effet qu'à ses parents et nombreux frères et sœurs. Elle n'avait eu la chance de côtoyer des plus anciens de sa lignée. A peu de choses près. La jeune femme connaissait l'histoire de la disparition de son grand père, lors d'une victoire malheureuse sur des bâtiments pirates.

«  Je ne savais pas d'où étaient originaires ces canailles … Oscario m'avait déjà parlé de cette île, sans en relever toutes ces atrocités ... » Bougonna t-elle presque pour elle-même. « J'ai foi en vous, Père. Vous saurez honorer sa mémoire en notre nom. »

Bien qu'elle n'avait aucune idée de comment y parvenir, la Fleur de Velmonè s'imaginait son aïeux obtenir tout ce qu'il désirait, réussir toutes ses entreprises. Tel était le Dragon à ses yeux, le plus fort et le plus vaillant qu'elle ai connu. Ce qu'il lui montrait au loin n'était que une horizon aqueuse, Meca devait se trouver à des jours de navigations plus loin encore. Il lui était difficile de se représenter une vie au delà des mers, tout comme l'était cette terre d'où son ancienne maîtresse était originaire. Pour autant ces provinces inconnues la poussait à partir explorer le monde. Le sujet de cet entretien avec son patriarche ne cessait de lui torturer l'esprit. La nostalgie des souvenirs ravivés aussi.
Ensemble ils cherchèrent la direction d'Ydril, la cité portuaire. Ydril lui manquerait beaucoup, plus que Soltariel à vrai dire. L'air marin en général, tout ce que le Soltaar avait de bon lui offrir, et lui remémorait la douceur de ses jeunes années. Azénor ne savait comment orienter la conversation vers le réel but qu'elle souhaitait lui donner. Arichis semblait aussi prompt qu'elle à ressasser le passé. Et un couperet auquel elle ne s'attendait pas tomba.

Elle chercha des yeux les chevaux qu'ils avaient attachés plus loin, comme pour fuir la demande. Il n'était pas habituel que son parent vienne quémander son opinion, non pas qu'il décidait complètement pour autrui, mais les manigances de cour et autres manœuvres de placement n'étaient guère sujet à confessions. Azénor n'avait jamais vraiment été au courant de cette histoire d'alliance avec la haute noblesse Ydriote, peut-être avait-elle entendu quelques bruits de couloirs et autre rumeurs, mais rien de bien fondé. Cela ne l'étonna pas d'entendre que Kahina avait refusé, accroître la puissance et la présence des Anoszia en son royaume, quelle infamie ! Oui les choses étaient différentes maintenant, un œil nouveau était à poser sur les événements et leur suite. La belle n'avait jamais songé à un éventuel remariage de son ascendant. Elle savait bien qu'il n'était pas question d'une union sentimentale, elle qui rêvait encore aux mariages d'amour, mais bien d'alliance matérielle et territoriale. La Comtesse n'avait même pas son âge, la question avait de quoi être mûrie …

« Tout est possible, à présent. » Répondit Azénor en plongeant son regard dans le lointain. « Je ne saurais vous décrire le fond de ma pensée, je n'ai... jamais eu de réelle approche de ces intrigues de cour qui façonnent et régissent notre présence ici. Cependant il me plairait de voir le blason d'Anoszia redoré du Comté d'Ydril. Si cela ravit votre âme et comble vos envies, cela me convient, Père. »

Elle était vraiment bouleversée par la question et tout ce qui en découlait. Son acquiescement était sincère mains teinté de retenue, elle ne désirait pas s'aventurer de trop sur des chemins glissants. Ils laissèrent un silence s'installer, écoutant le vent gronder et le fracas de vagues sur les rochers. Le temps semblait à l'aube de tourner à l'orage pour la journée.
« Néanmoins.... Vous songez épousailles pour votre chef, mais... Kahina disparue, je me retrouve libre à présent … Qu'en sera-t-il de moi ? » Enfin elle amorça la discussion d'abord sans lui laisser le temps de répondre. « Pour être honnête avec vous, Père, plus rien ne me retient ici. Je souhaiterais quitter Soltariel. » Acheva Azénor en soutenant les pupilles agitées de son géniteur.

Il le fera, un jour. Il avait néanmoins d’autres objectifs plus urgents pour le moment à remplir, comme accroitre la renommée de leur nom et obtenir de bons mariages pour ses sept enfants. Le patriarche sourit à la bénédiction de sa fille. Arichis avait goûté trop longtemps au pouvoir et à l’amertume des caprices des autres pour ne pas avoir songé à poser son séant sur le trône comtal, mais à présent que Kahina avait disparu, d’autres idées lui venaient, toutes aussi tentante que celle-là. La question d’Azénor qui suivit était juste, il ne lui avait pas encore trouvé de bons partis. Pour elle, il avait eu une idée en tête autrefois. Jérôme de Clairssac, lorsqu’il avait envoyé les troupes ydriaines supportés Oschide dans son entreprise. Heureusement l’alliance n’avait pas été conclue, les évènements qui avaient suivi montrèrent à Arichis que le baron n’était finalement qu’un pion que de plus grands déplaçaient et replaçaient à leurs guises. Le régent n’eut pas le temps de répondre que sa fille lui révéla vouloir quitter Soltariel. Arichis fronça les sourcils et posa son regard azur sur celle-ci.

« N’es-tu pas heureuse à mes côtés ? »

A vrai dire Arichis trouvait du réconfort en la présence d’Azénor avec lui à la cour des vipères. Mais il la comprenait, sans doute souhait-elle rejoindre Velmone pour demeurer auprès des siens, après tout ne dit-on pas que c’est auprès des nôtres que nous sommes les plus fort ? L’Anoszia soupira puis répondit.

« Si tu souhaites retourner à Ydril, je comprendrais. Tu n’as plus de dame à qui tenir compagnie et tes frères et sœurs seront ravi de te revoir. »

Azénor avait avant ça mentionné ses épousailles, Arichis n’avait pas eu le temps d’y répondre mais enchaina la-dessus.

« Malgré ce qui peut sembler, je suis depuis quelques années à la recherche d’un éventuel parti pour toi, ou tes sœurs. A ce propos j’ai reçu au mois dernier trois nouvelles demandes pour toi de nobles ysarains et soltarii à qui j’ai répondu négativement. Je ne souhaite, tu le sais, que le meilleur pour vous et ce n’est que lorsque je le trouverais que je vous cèderais. Cécyllia épousera un vicomte, ce qui est un excellent parti pour une septième enfant. Quant à Sysiphe, j’ai rompu ses fiançailles avec la sœur de la baronne d’Alonna, je songe à le proposer à la baronne d’Ysari. Oschide a épousé par ses propres moyens une duchesse, ton heure viendra Azénor, ne t’inquiètes pas. »

Chaque chose en son temps, Arichis visait haut pour ses filles et il avait raison. Souvent perspicace, il pensait savoir où sa fille voulait en venir mais n’en était pas sûr.

Elle se serait cru redevenue la petite fille trop gâtée, trop protégée, de leur existence à Velmonè. Sermonnée après avoir eu un mot plus haut qu'un autre, reprise comme l'enfant qu'elle avait achevé d'être. Non, aujourd'hui elle ne pouvait se laisser éconduire par le pouvoir décisionnel d'Arichis, elle avait son avis, ses envies, son mot à dire sur sa destinée et ne comptait pas se laisser attendrir par ces mots incisifs. Les paroles du Dragon la blessèrent comme des coups de poignards et elle dû se faire violence pour ne pas faillir devant l'assaut émotionnel.
«  Il n'est pas question de ça … Père. Je suis faite du même sel que vous, la famille, notre famille est ce qui m'est le plus précieux. » Répondit-elle, agitée par la confusion venant de poindre. « Ce n'est pas Ydril qui motive mon départ, d'ailleurs, ce n'est pas le Soltaar lui même ! »

Il ne semblait pas comprendre, peut-être se persuadait-il que sa fille souhaitait rester dans le territoire Méridional, retourner à quelques criques de là, s'aérer l'esprit. S'imaginait-il Azénor affectée par tous ces changements survenus si promptement ? Si c'était là, il se fourvoyait grandement. Aussi vif d'esprit qu'était son aïeux, la belle sentait qu'elle devait poser chaque mot juste afin de ne pas le transporter en mensonges ou autre tromperies.
« Je serais tout aussi heureuse de revoir mes frères et sœurs. Et je le ferais, mais … dans l'immédiat, ce sont d'autres membres de notre lignée que je désire retrouver. » Continua t-elle, fougueuse et sur sa lancée. Le laïus du Régent acheva de l'agacer, furie qu'elle était devenue. On ne lui avait que trop sermonné l'arrivée de son heure, et elle n'avait que trop attendu. Le temps était venu de s'extirper de cette vie dans l'expectative, d’œuvrer aux couleurs de son avenir et se donner une chance de s'élever.
« Père, vous ne comprenez pas ?.... ! Je pars pour Diantra. Rejoindre Oschide. Soltariel ne m'est plus d'aucune fortune. Rien n'a changé pour moi ici, pourquoi y demeurer encore et attendre que l'on m'emprisonne à telle ou telle épouse de seigneur du coin ? Je refuse ! Je refuse être captive à nouveau d'une situation que l'on m'a imposé. Le sang du Dragon ne coule pas dans mes veines pour que je finisse vieille fille, dame de compagnie d'autres donzelles prêtes à fleurir sur la péninsule ! Je voudrais à mon tour éclore sur le monde, répandre le nom des Anoszia au delà de nos terres natales, comme l'a fait Oschide, d'ailleurs. Je voudrais voir du pays, mettre des mots sur ces autres cités et fiefs que l'on m'a enseigné. Prendre la mer, voguer aux limites des contrées humaines et revenir le cœur et l'âme chargés de souvenirs à partager avec les miens. » Les saphirs de ses yeux se brouillèrent tandis qu'elle s’exaltait.
« Je ne sais quelles routes croiseront mon chemin, mais je suis décidée. L'ancienne Capitale du royaume sera ma première destination, ensuite ...Je ne sais encore où le vent me portera. »
Un soupir lui échappa des lippes, soulagée d'avoir vidé son sac.

« Non. »

Quitter le Soltaar ? Quelle mouche l’avait piqué ? C’était bien trop dangereux. Les duchés du médian et de la garnaad étaient empli de brigands, de reitres et de soldats. Au delà du Bétis, Soltariel n’avait que des ennemis. La Ligue qui souhaitait l’abolition de la monarchie, Sainte-Berthilde souhaitait la régence et se voilait derrière un mensonge grotesque, quant à Serramire, ils étaient empêtrés dans leurs propres problèmes. Arichis était l’argentier du roi, tous ceux qui désiraient prendre sa place ont fait de lui et par extension, de sa famille, un ennemi. Voyager en péninsule était chose difficile en ces temps de guerres et de tension, n’importe où Azénor pouvait se faire enlever, tuer ou pire violer. Le patriarche comprit soudainement l’embuscade que lui avait tenue sa fille, en le prenant tout d’abord par les sentiments en lui rappelant des évènements passés.

« Rejoindre Oschide ? »

Le régent avait une soudaine envie de se jeter par-dessus la falaise. Oschide était à Diantra, Diantra était aux dernières nouvelles assaillies par la maladie, la pauvreté et les armées de Langehack, Missède, Ysari et Ydril. D’autant plus que c’était la ville que tous convoitaient en péninsule, à n’importe quel moment la Ligue pouvait décider de poser le siège sous ses murs. C’était bien trop dangereux, beaucoup trop. Arichis fronçait les sourcils de plus en plus au fur et à mesure qu’elle avançait dans son argumentaire. D’un côté, il la comprenait parfaitement, d’un autre il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter.

« Sais-tu ce qu’il y a à Diantra Azénor ? Ce n’est plus la même ville que celle que tu as quitté. Les gueux affluent plus vite que des fourmis sur une sucrerie. La route est dangereuse, pleine d’embuches et de malandrins. »

Azénor était encore jeune, pleine de passions et de rêves. Le père qu’il était eut un pincement au cœur à l’entendre, elle ne semblait pas heureuse avec lui. Arichis soudainement rattrapé par le poids de l’âge se tourna de sa fille, fixant le tumulte de l’océan. Il se désola des pensées de sa fille, et ferma les yeux un moment pour se reprendre. Il ne voulait pas se montrer faible devant celle qui le considérait comme son héros, il avait déjà défailli un mois plus tôt à Langehack lorsqu’un malaise cardiaque selon les mestres-guérisseurs l’avait saisi sur la route. Reprenant donc ses esprits, il répondit.

« Je suis désolé de t’entendre dire tout cela. Il est vrai que j’ai sacrifié ces quelques mois durant lesquelles tu as été la demoiselle de compagnie d’une fillette qui ne te méritait pas, je n’avais pas le choix Azénor. Maciste et Kahina ne m’ont pas laissé le choix, ta présence à Soltariel était requise après les évènements de la Guerre des Deux-Dragons pour que notre famille à Ydril puisse respirer. Mais je te rassure, tu ne finiras pas vieille fille ni demeurera dans l’ombre des autres. Je l’ai promis à ta mère, je vous l’ai promis à tous lorsque les nourrices vous ont mis pour la première fois dans mes bras, vous brillerez plus fort que le Soleil. Vous êtes les dragons qui l’éclipseront. Tu auras un bon mariage, et tes enfants porteront le titre de barons, comtes ou ducs mais Azénor, te jeter ainsi vers l’inconnue n’est pas la solution. »

Cela aurait été mal connaître Arichis que de penser qu'il n'aurait pas réagit à un tel laïus. La jeune femme s'attendait à ce qu'il vienne contre-carrer sa proposition,  espérant tout de même au fond-elle un simple mais salvateur consentement exempté de discussion... Son désaccord était pourtant légitime. Qui était-elle pour remettre en question le bien fondé des inquiétudes d'un père ? D'autant plus quand celui-ci assiste presque impuissant au démantèlement du noyau unique et soudé de sa descendance. Cela avait de quoi l'attrister … Mais il lui fallait rester forte, autant dans ses convictions que sa personne. Le patriarche avait raison de la questionner quant à ses connaissances, Diantra était pour elle le théâtre de souvenirs d'enfance, d'un temps révolu que les années avaient sûrement altéré. Elle ne pouvait mentir à ce sujet, ne s'étant jamais réellement informée de la situation de la cité.
«  Je ...je ne saurais vous dire avec certitude, Père ... » Hésita-t-elle, la voix chevrotante. « Je ne suis pas vraiment au fait de ce qu'il se passe ailleurs, j'imaginais que... si Oschide tenait la ville je n'avais pas à m'inquiéter de quelconque malheur … Me serais-je à ce point fourvoyée ? »
Cela n'avait pas de quoi retourner ses convictions, mais tout de même, il était loin de la rassurer avec de telles paroles ! Pour toutes les raisons du monde il l'aurait gardé près de lui, pour la protéger, se protéger lui aussi d'une peur de la solitude. Aussi se confondait-il en excuses, en promesses.

« Vous m'avez déjà dit tout cela. » Coupa presque froidement Azénor en soutenant le regard. « Je vous ai offert ces mois de relative captivité sans sourciller, sans me rebeller contre une situation que je n'ai jamais voulu. Dont je ne voudrais plus jamais ! Je le sais, j'épouserai un grand noble, que je suis appelée à avoir un grand destin...Et j'en passe. Je sais tout ça ! Mais soyons réalistes, Père. Avoir officié pour celle qui demeurera comme la Putain d'Ys fait-il de moi un parti honorable ? Connaît-on le nom d'Azénor d'Anoszia à travers la péninsule ? Résonne t-il comme un énième rejeton du Dragon d'Ydril ou inspire t-il convoitise ? Suis-je aussi digne d'intérêt que vous me le dites ? Mérite-je tout simplement l'existence exceptionnelle à laquelle je suis préposée ? »
Elle marqua un temps de pause, néanmoins trop court pour que son aïeux ne puisse répondre.
«  Je n'en sais rien. Nul n'en sait rien. Ce dont je suis certaine, c'est que j'ai laissé le temps à Soltariel de répliquer, et que je n'y ai vu que silence et amer isolement. Pour susciter telle attention, je dois partir vers cet inconnu qui vous effraie tant, rencontrer d'autres personnages influents et partir en quête du sort fabuleux qui m'est promit, ne plus l'attendre sagement ici. »
Ses poings se serraient presque à en devenir douloureux. Il semblait tellement près de comprendre et pourtant si loin d'accepter ! Pourquoi fallait-il qu'il persévère à garder sa couvée sous son aile ?


« Quelque chose vous tourmente, papa ...Je ne prend pas une telle décision à la légère, et pour tout vous avouer, je suis presque prête à partir. Le Grand Amiral d'Oschide, le Seigneur di Montecale s'est proposé de m'accompagner, il ne m'arrivera rien.  »

Bien évidemment qu’elle était un parti honorable. Elle était la fille du Dragon, il mettait un point d’honneur à tous leur trouver un mariage décent. Il avait quelques idées, mais il devait patienter pour les mettre en pratique. Il avait tenté un rapprochement avec le Nord deux mois plus tôt et cela s’est avéré être un mauvais mouvement, à présent il envisageait plutôt d’étendre son influence sur le duché et ses satellites. Sur le duché, il ne lui manquait que Sybrondil à ranger dans sa sphère et lorsque le moment viendra, il passera au médian. Soupirant, Arichis devait reconnaitre que sa fille marquait des points, et il était fier de son argumentaire en quelque sorte. Azénor souhaitait se faire un nom par elle-même et ne pas attendre, elle voulait faire comme Oschide mais son père craignait qu’elle ne se fasse manipuler ou violenter par d’autres. Il la considérait encore comme une toute petite chose fragile, mais ne se doutait pas qu’elle en avait aussi gros sur le cœur. Le fait qu’elle mentionne l’amiral ne le rassurait pas plus que cela.

« Ton nom n’est pas associé à la putain, fais attention à ton langage d’ailleurs, d’Ys mais à la renommée de ta famille et de tes frères et sœurs. Tu es ma fille, tu ne peux m’en vouloir de te protéger du monde extérieur. Mais tu sembles être décidé, et rien que je ne puisse dire ne pourrait te faire changer d’avis vraisemblablement. »

Il prit une pause. Détourna les yeux un instant. Il ne pouvait pas l’obliger à rester près de lui, enfin si, mais contre son grès et il souhaitait éviter cela.

« Douce Néera, tu es aussi têtue que l’était ta mère ! »

Si Azénor s’était fixée un plan en tête, il pouvait être sûr qu’elle n’en démordrait pas à l’image d’Hélène. La Hautvaloise réussissait à chaque fois à le faire libérer ses soirées lorsqu’elle insistait pour un moment d’intimité.

« Très bien alors, si je ne t’ai pas convaincue et si toi tu l’es à propos de ton voyage je ne te retiendrais pas de force et t’accordes ma bénédiction. Mais Il y avait toujours un mais. tu prendras avec toi vingt manteaux pourpres pour assurer ta protection. Je me répète mais Diantra n’es plus la ville que tu as connu, elle est infesté de mendiants et de brigands et pleines de soldats avec des envies libidineuses déplacées. D’autant plus que je n’ai pas confiance en ce Montecale. N’oublies pas de m’écrire chaque trois jours, si je n’ai pas de nouvelles je risque de lever des bans et des arrières bans pour te retrouver en présumant le pire. »

Il se rapprocha d’elle pour l’attraper par les épaules, plus petite que lui, elle était devenue une femme accompli à la beauté marquée.

« Dernière chose et non des moindres, ne fais pas d’alliance ou de promesses en notre nom sans m’en aviser, ni laisser ton frère décider pour un mariage à ma place. La péninsule est pleine d’ennemis, qui tenteront de profiter de ta candeur et de ta féminité. Ne l’oublies jamais, tu es une Fille du Dragon. »

Il la serra fort dans ses bras un moment et du se résigner à la relâcher au bout de longues secondes.

« Si tu le désires, j’aurais peut-être une tache à te confier. »

« Pardonnez la maladresse de mes propos, vous voyez bien où je voulais en venir. » Soupira t-elle devant les sermons de son parent.
L'évocation de la matriarche Anoszia les fit sourire. Le temps avait cheminé depuis la disparition d'Hélène. Ce n'était plus aujourd'hui un sujet amer ou difficile, plutôt une pensée paisible dirigée vers un être tant aimé. Azénor n'avait que trop peu connu sa mère, celle-ci étant décédée en couches deux ans après sa venue au monde. De fait, elle n'avait guère partagé le deuil de ses aînés, eux qui l'avaient côtoyé plus longuement. Pour autant elle lui portait une grande et sincère affection. Lui ressembler l'honorait, à croire que la Hautvaloise et le Dragon Suderon avaient distillés les germes de leur ascendance à part égale.
« Autant d'or que d'Anoszia ! » Ricana la belle en reprenant un adage narquois visant la toute puissance de la lignée.

Bénédiction. Cela résonna étrangement. Aussi prête était-elle et peu encline à argumenter ses choix, elle ne s'attendait pas à si prompte capitulation. Les exigences sur lesquelles enchaîna son père ne l'étonnèrent guère, il ne pouvait accepter sans contrepartie. Et il avait probablement raison de la couvrir ainsi de protection, on ne voyageait jamais assez entouré en péninsule, alors autant convoyer avec des gens de confiance. « Comme il vous plaira. Je vous ferais parvenir des nouvelles par le biais de Mearas. Je l'ai envoyé prévenir Oschide de ma venue … J'attends son retour, probablement durant le trajet. Je vous avertirais au plus tôt de la direction de mes pas. »
Sa grande sœur, Cornélia, passionnée d'élevage et d'oiseaux, avait offert à chaque membre de sa fratrie un rapace dressé à trouver quelque Anoszia désiré. Azénor avait ainsi hérité d'un magnifique busard brun-roux. « Je serais entre de bonnes mains. » Insista t-elle voyant que l'évocation de l'Amiral de son frère ne faisait d'effet particulier à son impassible géniteur. La prenant par les épaules, il adopta un ton plus sérieux encore, presque comme un ordre. Le geste la fit se sentir comme l'enfant qu'elle était hier encore. Pour autant elle ne se sentit ni jugée ni rabaissée, simplement une femme égale d'un homme d'envergure.
« En notre nom.... D'accord.. Je vous en fais la promesse, Père. Vous demeurerez garant du choix de mon époux. »
La jeune femme ne se voyait pas aussi candide que décrite par Arichis, pour autant il était de bon ton de la prévenir, le monde ne serait pas tendre avec ses idéaux et son approche naïve de l'existence. La fille du Dragon, cela avait de l'allure, elle se devait d'en être digne, et plus encore. Et puis … la conversation convergea en une direction insoupçonnée. Son père l'étonnerait donc toujours ! Capable de trouver un avantage à une requête qu'on lui imposait, Azénor ne pouvait se sentir plus fière de partager le noble sang Anozsia. Nullement inquiète mais relativement curieuse, elle ne put s'empêcher de mordre à l’hameçon.
« Qu'en est-il donc, papa ? Je serais toujours votre humble dévouée. »
Il ne la connaissait que trop bien.

Malgré qu’elle soit d’accord avec toutes ses demandes, Arichis gardait ce nœud dans l’estomac dont il n’arrivait pas à se défaire. Il allait choisir minutieusement les manteaux qui allaient l’accompagner et affectera un chevalier à leur tête pour la protéger. Il se demandait bien où elle comptait se rendre, depuis que Sainte-Berthilde a reconnu son marquis et son baron d’Olyssea ces derniers sont devenus officiellement les ennemis de la Couronne et le reste de la péninsule n’était pas mieux loti. Et le régent d’Ydril avait une grosse main posée dans les affaires de celle-ci, en fin de compte c’était grâce à Kahina qu’il était devenu l’homme important qu’il se savait être aujourd’hui. Souriant légèrement à sa fille, il lui proposa.

« Comme je te l’ai dit, j’ai rompu mes accords avec Alanya de Broissieux qui a ta sympathie pour offrir à Sysiphe Ysari par le biais de sa baronne, et en expliquant cela à Alonna pour sa position non claire quant à nos intérêts sur la royauté. Je m’y rendrais à la fin du mois, mais si tu y es avant moi j’aimerais que tu apaises Alanya. Son amitié nous est chère, et il est toujours bon d’avoir des amis ici bas. »

En rompant ainsi l’accord oral prononcé à la Broissieux, il la privait surtout de ses coffres d’or dont elle avait besoin pour ses projets fluviaux. Pour sûr elle devait être en colère et elle se rangeait sous le prétexte de sa vassalité envers Serramire, qu’il considérait fluette étant donné la réputation de la baronne, et pour cela Arichis lui en voulait également. Si Alonna s’était rangée derrière Bohémond dès les premières heures, elle aurait donné l’exemple et semé le doute parmi les autres fiefs du Nord.

« Si tes pas ne te mènent pas à Alonna avant moi, alors fais juste honneur aux Anoszia dans les cours des seigneurs que tu visiteras. Gardes à l’esprit que nombres d’entre eux nous considère comme des ennemis, et si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésites pas à me prévenir. »

On pouvait être aussi protecteur qu’Arichis l’est mais un jour ou l’autre on devait bien laisser ses enfants voler de leurs propres ailes. Azénor devenait ainsi la quatrième dragonne à quitter le nid.

Elle n'avait que faire des pactes de son parent, la diplomatie lui était science plus qu'éloignée et surtout indésirable. Quel agacement que ces arrangements faisant ainsi avancer le monde ! Si le fond de la demande lui passait au dessus de la tête, elle n'était pas moins ravie de la perspective de retrouver Dame Alanya, dont elle conservait un souvenir fort agréable.

« Bien, de toute façon je ne m'attendais pas à m'installer à Diantra. Alonna me semble être une destination toute trouvée. J'irai trouver la Baronne et sèmerai bonnes graines de vos nouvelles. » Lui répondit-elle en soupirant. Devenir l'envoyée de son père ne l'enchantait guère, elle avait espéré un autre genre de service, quelque chose de plus palpitant et moins stratégique. Cela donnait ouvrait pourtant une suite à ses pérégrinations, la faisant petit à petit tracer son chemin sur les nombreuses routes de la Péninsule.
« Quand pensez-vous vous-y rendre, Père ? » Son ton se fit interrogateur, cela faisait bien longtemps que le dragon n'avait pas laissé derrière lui la chaleur de l'extrême Sud. Cela paraîtrait-il bizarre, voire déplacé que sa fille vagabonde sans lui ? Azénor n'en était plus aux actes de convenance mais l'idée lui traversa l'esprit. Qu'importe, elle serait d'autant plus heureuse de le retrouver s'il lui faisait le bonheur de lui aussi d'extirper du morne territoire méridional.
La matinée s'étirait sur sa fin, le soleil venant brûler de son éclat les flots aux mille reflets. D'un même pas ils s'éloignèrent du bord des falaises en direction de leurs montures. L'envie lui prit d'avoir pour son géniteur un ultime geste de tendresse. La main de la jeune femme se glissa dans la paluche abîmée de l'homme qui l'accompagnait. Ils avancèrent silencieusement vers les chevaux qui avaient rongé les herbes environnantes, laissant le sol comme retourné après une tempête.

« Je ferais attention à tout cela, soyez en sûr. Vous n'aurez aucune raison de vous faire du mauvais sang. » Lui assura la Fleur de Velmonè attrapant la bride de l'équidé. « N'ai-je pas été jusqu'ici la digne fille d'Arichis d'Anozsia ? »

Le retour se fit au pas et dans un mutisme rigoureux. Tous deux savaient qu'il n'était pas nécessaire de plus en ajouter. Que leurs adieux ne pourraient être plus étendus sans en devenir douloureux, et que de toute façon, bientôt ils se retrouveraient. Il était impossible de réellement les séparer, tant que la vigueur des Anozsia coulerait dans leurs veines, rien ne pourra résister à l'appel de leurs semblables dragons. Famille, Honneur et Gloire se répétait Azénor tandis qu'ils approchaient du Palais Ducal.

« Dès la fin du mois. J’y serais aux alentours de la neuvième ennéade si Tyra m’est clémente. »

Tyra n’était pas seulement la Déesse des Morts, mais également des flots et des océans où elle avait instauré son royaume funèbre. Durant ce mois d’été, il faisait particulièrement beau en péninsule, avec un peu de vent sur les voiles, un temps clément, la traversée se ferait très rapidement normalement.

Laisser sa fille seule vagabondant au grès de ses envies dans un royaume déchiré par les querelles familiales ne le ravissait pas. Il espérait que le nom des Anoszia suffirait à faire craindre à quelconque ennemi les représailles auxquelles il s’exposait en attentant à une héritière de la famille. Il espérait d’avantage qu’Azénor ne se présenterait pas au danger. Ils s’éloignèrent du rebord de la falaise. La jeune femme attrapa la main de son paternel qui afficha un sourire. Sa petite fille allait lui manquer. Mais elle avait tort, il avait toutes les raisons du monde à se faire du mauvais sang. Les routes étaient tellement dangereuses.

« Effectivement, tu portes fièrement ton nom. Continues comme cela, que tous se souviennent de la Fleur de Velmone. »

Il ne doutait pas un seul instant qu’Azénor puisse trouver sa place dans ce monde. Ils se remirent en scelle et prirent la direction du palais ducal, Arichis se surprit à s’imaginer y commander. Une ambition qu’il touchera bientôt du doigt. Mais il avait tant à faire avant cela.

Ses pensées revinrent sur Azénor, de temps à autre il lui jetait des coups d’œil. Il ne pouvait s’empêcher d’être inquiet, voir persuader de faire une erreur en l’autorisant à quitter le cocon familial mais son instinct lui disait qu’il le fallait. Ses autres enfants ont longtemps pensé qu’elle était sa fille préférée, celle qu’il autorisait à jouer dans son bureau alors qu’il accordait des audiences. Pourtant, il les aimait tous de la même manière, la seule différence étant qu’Azénor ressemblait énormément à Hélène autant physiquement que dans le caractère. Elle allait lui manquer.