La croix et la bannière

6^ème jour de la 1^ère énéade de Karfias, 9^ème année du 11^ème cycle.

Peu de temps après le début des festivités, la ville de Serramire bruissait d'une nouvelle rumeur. Il se disait, ça et là, que les dieux eux-même bénissaient l'entreprise du marquis, en envoyant leurs gardiens dans le Nord. S'il n'était pas d'une nature fort religieuse, Aymeric avait accueilli ce bruit avec un intérêt certain. Loin des intentions que prêtait le bon peuple aux dieux, la venue de gardiens, fut-elle avérée, demeurait un présage à ne pas négliger, et le marquis, qui s'était toujours tenu en bonne intelligence avec les églises de la Péninsule, s'en alla rencontrer les clercs aussitôt.

Ainsi, au petit matin, notre héros gagna le vieux prieuré de Serramire. C'était là un lieux singulier, probablement un des seuls cloîtres péninsulaires à abriter sous ses voûtes les membres des cinq clergés des hommes. Il avait été édifié peu de temps après la conquête du Nord, sur la rive orientale de l'Elbre, en face de Castel-Tolbioc. Données aux prêtres des Cinq pour remercier ceux-ci de leur bénédiction dans la guerre contre les impies, ces terres avaient vu rapidement s'ériger un monastère populeux. L'opulence des religieux n'étaient pas étrangère à la grandeur de la ville, et ironiquement, celle-ci vint, au fil des siècles, enserrer l'abbaye de masures, condamnant la retraite spirituelle des moines, les poussant à la vie séculière. Aujourd'hui, si certains cloîtres demeuraient des ilots d'érémitisme, la plupart des bâtiments étaient accessibles aux laïcs, à commencer par le grand temple des Cinq.

C'est ici, sous la coupole centrale, que le marquis vint rencontrer deux hommes rencontrés auparavant. Depuis la guerre d'Oesgard, et la bataille d'Amblère, le clergé de Tari, à la demande d'Aymeric, avait pris ses quartiers dans la vieux prieuré serramirois. Ce revirement, après des décennies passées à siéger à la capitale, suivait logiquement la chute de Diantra, et le retour de la menace noirelfique au Nord. Ainsi, le grand-prètre Manfred et son acolyte, le capitaine Odylin d'Oquebosque, vivaient et officiaient désormais dans le septentrion.

S'il avait été déconcerté par leurs manières étranges lors du siège d'Amblère, Aymeric avait toutefois pu compter sur les prouesses des paladins de Tari durant l'assaut sur la ville. Aujourd'hui, pourtant, c'est dans l'incertitude que le marquis confrontait les deux prélats, car il n'était plus question de faire front face à l'ennemi commun, mais bien d'une requête. Les deux hommes, arborant une bure noire identique, l'attendaient dans l'abside consacrée à la dame des morts. Sur le champ de bataille, il avait été aisé de distinguer les deux compères, l'un portant l'armure de son ordre. Ici, tout deux auraient été parfaitement identiques, si la carrure épaisse n'avait trahi le capitaine des paladins.

"Éminences, daignez accepter la requête de votre humble serviteur."

« Sa grâce Manfred est heureuse de vous accueillir, monsieur le marquis », l’accueillit le capitaine paladin. La guerre terminée, l’homme affichait un visage affable et une simplicité qui tranchait avec l’austère retenue du grand prêtre. « Un fidèle tel que vous trouvera toujours en les serviteurs de la Voilée des alliés indéfectibles, soyez-en assuré.

— Odylin est quant à lui heureux de croiser votre Honneur loin du champ de bataille. » Dans un même mouvement, les deux hommes inclinèrent respectuesement le front, sans qu’ils n’eussent besoin pour cela d’échanger le moindre regard. « Il a raison de se réjouir, car la menace des noirosts repoussée, les Marches serramiroises peuvent désormais espérer vivre des jours plus doux.

— Sa grâce doit avouer son admiration devant l’œuvre de votre grandeur, ce bon pays n’avait plus connu joug si apaisé depuis bien avant la Malenuit. » D’un même geste, les deux hommes invitèrent leur honorable invité à les suivre, tandis que le grand-prêtre enchaînait : « S’il vous plaît de nous accompagner, nous allions rendre nos dévotions à la vielle déesse.

— Assurément, Elle saura récompenser la dévotion de votre Honneur en inspirant son grand-prêtre lorsque viendra le temps d’entendre votre requête », conclut Odylin avec un sourire bienveillant à l’adresse du marquis.

Les curieuses manières des clercs de Tari ne manquèrent pas t'interpeller le marquis. Comme auparavant, les deux hommes parlèrent au nom de l'autre, exprimant tout-deux le même flegme religieux. Ces gens là, visiblement, vivaient entièrement par et pour la déesse. Qu'un gueux ou qu'un marquis vint les solliciter ne suscitait aucune émotion particulière ; simplement le désir d'une offrande envers la dame des morts.

S'il était éprouvant pour le marquis d'être ainsi traité comme le tout-venant, il ne s'en formalisa pas. Il avait eut affaire aux gens de Tari plus d'une fois, et lorsqu'il avait pressé leur Haute-prêtresse, la dame Hypheindre, de lui accorder audience, la femme ne s'était que d'autant plus appliquée à sa prêche de province. Le temporel n'avait guère de prise sur les gens dédiés à la mort ; ils étaient déjà, en un sens, à moitié passés de l'autre côté. Aymeric suivit docilement les deux hommes, gagnant la chapelle attendant à l'abside.

Au centre de celle-ci trônait un autel à la déesse voilée, avec à ses pieds, les offrandes en tout genre. Sur le pourtour, plusieurs corps reposaient sur des tables en pierre. C'était là ceux des plus démunis, que l'on avait retrouvé ce matin morts à même le pavé serramirois, et pour qui personnage n'allait payer les services d'un prêtre. On les préparerait pourtant, dans cette chapelle même ; ils seraient lavés à l'eau salée, purifiés pour que leur esprit ne revienne tourmenter les vivants de ce monde.

Ce n'était pourtant pas pour rencontrer les embaumeurs de Tari que le marquis s'était rendu au vieux prieuré. Une fois les dévotions rendues à la déesse, il déposa un coquette bourse sur l'autel, et se tourna vers les deux prélats : "Éminences, je sais votre temps précieux, aussi serais-je bref. Le bruit court que la gardienne de votre ordre a reparu, qui plus est, ici, à Serramire. Je souhaiterais recevoir un oracle ; il en va de l'avenir du royaume. Pouvez vous, Éminences, me conduire auprès de votre gardienne ?"

À la mention de la gardienne, le visage affable d’Odylin s’assombrit subrepticement ; sans qu’il n’en sut encore rien, le marquis agitait sous le nez du capitaine une de ses vielles marottes. Manquant quitter le rôle qui était normalement le sien, il voulut interrompre Aymeric de Brochant, mais Manfred ne lui en laissa pas l’opportunité, l’enjoignant au silence et à la retenue en posant une main ferme sur son épaule. Aussi attendit-il que le seigneur de Serramire eut finit avant de répondre, avec une prudence dont il n’était pas coutumier. « La rumeur a su trouver son chemin jusqu’au vieux pieuré », convint-il en croisant les bras. Les lippes de Manfred s’étirèrent légèrement, mais il ne s’autorisa pas à trahir plus son amusement et continua sans rien plus laisser paraître de ses émotions : « Le capitaine Odylin aimerait accéder à votre demande sur l’heure, expliqua-t-il posément. Malheureusement, depuis la Malenuit, la gardienne n’a eu de cesse de fuir le culte de la vielle déesse et tous nos efforts de l’atteindre sont demeurés vains.

— Le regard de la Voilée est un fardeau qu’elle a toujours sous-estimé et elle n’a jamais fait grand cas de nos enseignements, ajouta Odylin avec agacement. Elle est un danger, tant pour elle-même que pour les pauvres hères qu’elle peut croiser.

— Le capitaine n’a pas ménagé ses efforts pour la retrouver, mais elle a toujours su lui échapper », expliqua doctement le grand-prêtre. Et ce dernier d’ajouter, tout en dardant un regard intense en direction du Marquis : « En réalité, Katalina Noblegriffon a causé bien du tort aux humbles serviteurs que nous sommes. Si vraiment, elle se trouve actuellement à Serramire, l’occasion est trop belle de la retrouver. Pour son bien… et pour le plus grand plaisir de votre Excellence. »

Visiblement, la tâche serait plus ardue qu'elle ne le lui avait paru. Aymeric, en entrant dans le vieux prieuré, s'était figuré une affaire propre, rondement menée. Les clercs le mèneraient à la gardienne, demanderaient l'oracle, le transmettraient. Le marquis serait alors fixé, certain du juste choix à suivre, de la juste allégeance à rendre. Seulement, les religieux ignoraient tout de la gardienne, et Aymeric, quant à lui, demeurait dans un grand flou artistique, ô combien préjudiciable au royaume.

"Il ne s'agit pas de plaisir, Éminence, mais de mon devoir, lança le marquis, avant de jeter un œil autour de lui. Ici et là, les embaumeurs s'affairaient. Devait-il s'en méfier ? Les hommes entendraient ce qu'il avait à dire, mais étaient ils seulement encore des hommes, ou de simples âges au service de la déesse ? Depuis la mort du prince Eliam, le Royaume se convulse de douleur. La rébellion s'est emparée de la noblesse, et le seul homme qui peut prétendre à la couronne demeure non seulement contesté dans son ascendance, mais aussi dans son existence même. J'aspire à la fin de cette tourmente, et pour ce faire, il me faut savoir si notre Roy Bohémond repose dans un couffin soltarii, ou au fond de la mer olienne."

Il semblait ainsi que les intérêts du royaume rejoignaient à nouveau ceux de la foi. Après la défense de la Péninsule contre les puysards impies, Aymeric s’apprêtait donc à mener la battue pour retrouver la gardienne de Tari, et in fine, lever le mystère nimbant la nature du Roy. S'il s'était initialement promis de brûler quelque cierge à la Dame des morts, le marquis se figurait désormais comment, par un étrange cheminement, lui et la déesse pourraient se tenir quittes. C'est avec cette curieuse idée en tête qu'il parla aux deux clercs.

"Je vais m'employer céans à la recherche de cette femme, Katalina Noblegriffon. C'est une enfant du pays, et elle a longtemps parcouru les rues de Serramire. Peut-être, si l'âge lui a été clément, d'aucuns sauront la reconnaître."

À vrai dire, il en doutait fortement, et pour cause : lui-même avait autrefois aperçu la dame, il y a fort longtemps, à la cour de Merwyn. Elle y fréquentait alors le Duc, jouissant de l'amitié de ce dernier envers sa guilde marchande - et si les rumeurs disaient vrai, elle jouissait de son amitié tout court. La dame, alors, n'avait guère frappé par son originalité. Belle, certes, mais de cette extraction serramiroise si commune, aux corps placides, aux cheveux roide de jais, et au teint pâle. S'il se cantonnait à ces informations, Aymeric pourrait bien faire mander le quart de tout Serramire.

"J'entends gagner l'ancien hôtel Noblegriffon, peut-être y trouverais-je une piste ; à moins que vous-même n'ayez une meilleure idées, Éminences."

« Il se pourrait, en effet, que sa grâce Manfred soit en mesure de vous apporter une aide précieuse », acquiesça doctement le capitaine, avant de se tourner vers le grand-prêtre. Ce dernier fixait le marquis avec une étrange intensité et il était difficile de deviner ce qu’il pouvait bien penser. Bien entendu, la perspective de disposer des chevaliers du marquis pour rechercher la gardienne ne devait pas être pour lui déplaire ; ses alliances répétées avec le marquis non plus, car c’était un bon moyen de mettre un pied dans sa cour et de gagner un chemin privilégié vers son oreille.

« Nous ne savons que bien peu de choses des errances de Katalina, depuis la Malenuit. Les rumeurs nous parvenaient par à-coups, sans que l’on sût véritablement quel crédit leur accorder. Nous pensons cependant qu’elle a couru le monde, de Meca où elle a affronté un perfide archimage drow jusqu’à Sol’Dorn où elle a provoqué les temples impies par sa simple présence.

— Sans oublier le désastre du Berthildois, intervint Odylin. Il y a quelques années, la drôle a retourné la cervelle des bonnes gens de Cantharel et des environs.

— Les informations les plus fiables et récentes que nous avons à son sujet datent justement de ce triste épisode, reprit Manfred sans se laisser désarçonner par l’intervention de son acolyte. Nous savons par exemple qu’elle avait, à l’époque, les cheveux si longs qu’ils touchaient presque le sol, mais plus intéressant encore : elle avait rassemblé autour d’elle un noyau dur de fidèles qui ne la quittaient jamais. Nous avons pu ainsi récupéré ses mémoires, qu’elle avait fait dicter à une sœur de la DameDieu.

— Nous avons aussi pu recueillir un de ces fidèles. Sa grâce Manfred est sûre qu’il se fera un plaisir de vous aider à la retrouver. »

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