Rééducation [PV Anorn]

Fin de la huitième ennéade de Verimios
Huitième année du Onzième cycle

Il était temps. C’est ce que tu te disais depuis la minute où l’on t’avait fait promettre de ne pas tenter de te rouvrir à la magie avant que les conditions nécessaires ne soient réunies. Non sans t’en mordre les doigts, tu as réprimé une part importante de toi-même pour tenir la promesse que tu as faite pour ton propre bien-être… pour les temps que cela aura duré. Un septième sens, une main supplémentaire, un outil de tous les jours, voilà ce que t’était la magie. Manipuler les flux t’es devenu un tel réflexe, que cette soirée-là tu t’es retrouvé obligé de trahir ton serment. L’autre empoisonneuse, elle t’avait mis hors de toi, et faire taire tes instincts en était devenu trop dur. Ce soir-là, dans tous les sens du terme, tu as cédé. Ce soir-là tu as acquis l’ultime preuve de ton absolu besoin de redevenir maître de ton art.

Anorn allait t’aider. Il l’a promis il y a bien longtemps déjà. Bien longtemps… quand ses mots ne dataient en réalité que de quelques jours. Voilà où tu en es, déjà à questionner ta perception de l’éternité pour faire d’une poignée d’heures un infini. Tu es comme un enfant à qui l’on a promis monts et merveilles, un amateur de bonne chair salivant à l’idée du plus délicieux des plats. Tu es une victime de l’addiction, enfin mise à portée de sa drogue. Parce que c’est une dure réalité que l’on s’aime à enjoliver. L’art est une drogue, une drogue dure, aisément capable de détruire ceux qui en abusent, et le mage n’est qu’un addict marchant sur le fil du rasoir, cherchant sans cesse à en obtenir le plus en sacrifiant le moins. Goûter à la magie, c’était être condamné à une recherche éternelle du mieux, du plus beau et du plus fort. C’était être condamné à une recherche éternelle du pourquoi et du comment. C’était adopter un mode de vie.

Tu marches avec une assurance entièrement renouvelée vers votre point de rendez-vous. Est-ce l’idée de renouer avec les arcanes qui t’aide à effacer les tracas ou simplement le confort d’une apparence qui te sied mieux ? Probablement un peu des deux. Tu marches avec une fierté à en faire baisser la tête aux frères d’armes qui croisent ta route, sans leur laisser la moindre chance de remettre en question, même en pensée, ta place dans ce campement en tant que visible elfe des Noss. Tu martèles le sol à en faire trembler Ardamir entier, et sans qu’aucune magie de la terre n’ait été invoquée. Tu es puissance physique, mentale et surnaturelle, reprenant le chemin tracé vers sa destinée. Tu es redevenu ce que tu as toujours été… jusqu’à ce que les yeux ne soient plus sur toi.

Une fois à l’ombre de la ripisylve, l’étincelle qui brillait dans ton regard s’éteint pour reprendre des forces. Sans aucun être à qui prouver quoi que ce soit sinon toi-même, il ne sert plus à rien de gonfler la poitrine. Penches-toi au-dessus de l’eau, et c’est toujours le même reflet qui apparaîtra, que tu ries ou que tu pleures, car voilà bien longtemps que tu ne sais plus te tromper toi-même. Dans l’eau dépose tes doigts, et ton reflet disparaîtra, mais dans ton cœur, son image survivra. De ta main fait des cercles dans l’onde et là peut-être tu oublieras comme tes blessures t’ont laissé vulnérable.

Les ridules provoquées par tes jeux seront ta consolation jusqu’à ce que ton ami vienne, et qu’enfin, l’eau soit à nouveau tienne.

Le campement se vidait peu à peu et Anorn profita alors d'un semblant de silence qu'il avait réussi à trouver dans un coin. Il avait encore certaines obligations, mais il pouvait désormais s'accorder un instant de répits. Pas quelques instants volés ci et là, non, un réel moment pour lui. Pour évacuer, pour reprendre le contrôle et s'apaiser. Assis en tailleur, à même le sol, la tête légèrement en arrière, il inspirait et expirait profondément. Il sentait l'air gonfler ses poumons, soulever sa cage thoracique, avant que son diaphragme ne se contracte pour expulser ce qui était poison et ne rabaisse sa poitrine. Ses mains posées sur ses genoux semblaient bouger parfois, comme pour écrire un mot ou dessiner une image. Et s'il en avait conscience, il ne fit rien pour les en empêcher. Quand son cœur finit par battre plus lentement, quand il sut qu'il était à son rythme le plus faible, il s'accorda un instant. Vidant son esprit, il resta simplement là, sans autre volonté que d'exister. Que d'être une partie de ce tout, une partie de l'Oeuvre de la Mère. Le flux passait à travers lui sans même qu'il ne l'appelle. Sans même qu'il le désire, sans même qu'il le demande. Il entendait la Symphonie résonner, autour de lui. En lui. Et son cœur le rappela à la vie. Doucement il reprit de l'allure. Doucement il ramena l'elfe à son état normal. Ce dernier prit un moment, avant d'ouvrir les yeux. Un autre avant de reprendre pied dans le monde qui l'entourait. Et finalement un dernier avant de se relever.  

Il avait rendez-vous avec Estiam. Pour le guider à nouveau vers le flux. Pour qu'il ne se blesse ni se dégoûte. Pour qu'il retrouve son aisance, au fil du temps. Il ne savait pas combien le mage avait été affecté. Il ne pouvait savoir, puisqu'il n'avait aucun repère à ce sujet. S'étirant de toute sa longueur et profitant d'être seul pour n'avoir pas à faire bonne figure, il lâcha un long soupir avant de bâiller copieusement. Il prit son temps pour revenir dans l'agitation du campement, n'ayant aucune obligation, aucune urgence à traiter. Pour une fois, il avait réussi à déléguer une potentielle urgence. Il avait demandé à n'être dérangé en aucun cas. Parce que pour n'importe quelle raison, cela pouvait attendre qu'il ait fini de récupérer. De la blessure rouverte d'un blessé à la mort soudaine de l'un de ses proches. Cela n'allait pas s'envoler d'un instant à l'autre et il avait eu grand besoin de se recentrer. Quelques elfes l'abordèrent quand il ressortit de sa tente où il était allé se changer, demandant confirmation quant au traitement de certains patients, ou le tenant informé comme il l'avait expressément demandé.

Mais ceux qui l'arrêtèrent furent bien moins nombreux qu'ils auraient pu l'être quelques jours auparavant et c'était une véritable bénédiction. De ne plus craindre être interrompu à chaque enjambée pour répondre à une question plus ou moins justifiée n'avait pas de prix. Quittant à nouveau l'agitation du campement, il arriva rapidement là où Estiam avait fixé leur rendez-vous. Il était déjà présent, mais cela ne l'étonna pas le moins du monde. Il le savait pressé de renouer avec le flux, pressé de pouvoir exercer son Art sans restriction aucune. Alors ce n'était pas une surprise de le voir déjà là, au bord de l'eau, penché sur la surface. Un instant, il resta en retrait. Ne s'annonçant pas, immobile. Il n'avait pas envie de briser ce qu'il voyait. Il n'avait pas envie d'interférer avec ce qu'il aurait pu voir. Anorn était là pour un élémentaliste. Un elfe dont il s'était considérablement rapproché au cours des derniers jours, qui avait pris une place relativement importante dans son cœur, chose qui n'arrivait qu'à de rares occasions. Et sans qu'il ne le veuille, sans même qu'il n'y pense, une pensée l'avait saisi.

Aldartha. Le seul élémentaliste, à défaut d'être le seul elfe, dont il avait été assez proche pour connaître toutes les subtilités du maniement de son Art. Ainsi que toutes ses faiblesses. Il avait fini par adopter malgré lui les réactions de son jumeau, comme ce dernier avait adopté certaines des siennes. Il fallait dire qu'ils avaient été si proches qu'ils auraient fusionné si cela avait été possible. Alors cette vision d'Estiam au dessus de l'onde avait formé une boule au fond de sa gorge. Son corps s'était tendu, légèrement, comme s'il li conseiller de ne pas s'approcher, de ne pas s'ouvrir ici. Parce que son frère avait toujours eu cette peur infondée, cette angoisse incontrôlable, quand il s'agissait de manier cet élément. Il n'avait d'ailleurs jamais tenté quoi que ce soit, en se disant que le temps lui donnerait peut-être l'envie et le courage nécessaire pour s'y essayer. C'était absurde que tout ceci lui revienne maintenant. Complètement absurde. Et pourtant, il n'arrivait pas à se défaire de ce poids qui lui pesait légèrement. Un frisson parcourut son dos avant qu'il ne puisse se mouvoir de nouveau. Quand il arriva à proximité d'Estiam, il avait retrouvé la face.

 - Tu es en avance, mais cela ne m'étonne guère. Si tu le veux bien, nous allons commencer. Je ne sais pas quelle quantité de travail nous attend et il serait dommage que le temps nous prive d'aller jusqu'au bout, n'est-ce pas ?

Tendant une main à l'elfe dans le but de le faire se lever, il demanda, une fois sur ses pieds, de se placer un peu à l'écart de l'eau, face à lui. Anorn attrapa alors rapidement ses mains, qu'il tint fermement.

 - Dans un premier temps, je ne te demanderai aucun effort de focalisation. N'essaye pas de puiser par toi même de l'énergie, de communiquer directement avec le flux. Compris ? Je vais te transmettre ce que j'accumulerai moi même. D'abord à petites doses, puis j'augmenterai l'intensité progressivement. Tu me diras ce que tu ressens au fur et à mesure.

Alors il lui transmit. Laissant le flux passer de son corps au sien, guidant l'énergie sans jamais la contraindre. Parce qu'à vrai dire, sans même qu'il ne le sente, le corps d'Estiam appelait la magie. Il en avait été privé trop de temps et il était en manque. Et il fallait combler cette absence.

Un bruissement de feuilles et un craquement de la litière trahit la présence du régent. Ses yeux se sont posés sur toi et tu le sais bien, mais tu joues les ignares, toujours penché au-dessus de l’onde. Tu laisses loisir à ton ami de t’observer jusqu’à ce qu’il décide lui de nouer contact. Il est le professeur et tu es l’élève. À lui de juger ce qu’il est bon d’entreprendre et quand il est bon de l’entreprendre.

- Tu n’imagines même pas avec quelle impatience j’ai pu attendre ce moment.

Tu attrapes la main d’Anorndellon en guise de salutations et acceptes volontiers son aide pour reprendre position érigée, mais tu te trouves peiné de devoir t’écarter de l’eau. C’est par l’eau que tout avait commencé, et c’est ce même chemin que tu aurais voulu retracer. Convaincu que la proximité de la berge aurait pu t’aider, tout simplement rassuré par le contact de l’élément de Tari, c’est avec une pointe de déception que tu laisses l’Archimage prendre à nouveau tes mains, les deux cette fois. Après qu’il t’eut expliqué l’exercice du moment, la déception fut vite oubliée et l’excitation prit rapidement sa place. Sourire d’enfant et yeux fermés, tu as ouvert l’oreille, avide d’entendre à nouveau la magie sonner.

- Compris.

Et dès lors il laissa glisser l’énergie, et les flux tintèrent à nouveau de leur fascinante mélodie. En vérité, bien que tu le décrives comme des sons, des accords et des arpèges, tout comme la Symphonie, ce n’est en réalité pas ton ouïe qui est au travail, mais tout autre chose. Un sixième sens, offert à vous pour que vous puissiez toucher du doigt ce que les autres sont incapables de vous dévoiler. Un sixième sens qui emprunte les codes de tous les autres pour relier ses perceptions à votre réalité empirique… si seulement il est concevable de ne pas finalement le considérer lui-même comme faisant partie de votre réalité empirique.

Tu attends, tu acceptes ce qu’il te donne. C’est ton action consciente. Tu tires goulûment à toi, arrache chaque seconde un flux plus important au Régent, cherche à t’agripper à la moindre parcelle de magie à ta portée. C’est ton action réelle. Ton corps se juge prêt à renouer, alors à ton grand regret, il ne s’impose pas de limitations. Si Anorndellon laissait faire, et te laissait mobiliser autant que ton corps recherche, alors tout deviendrait probablement plus compliqué. Peut-être tiendrais-tu la route, peut-être serait-ce trop pour toi. On ne pouvait rien savoir jusqu’à ce que le temps ne le dévoile. Avec le temps, il relâche sa poigne, te laisse t’accaparer un peu plus, il cherche ta limite, celle avec laquelle il peut se permettre de te laisser travailler.

- C’est froid.

Et ce n’est pas un froid qui te dérange, loin de là. Assez d’éther a pu être mobilisé pour qu’Anorn en le guidant lui appose sa signature, et être exposé à sa signature te poussa à y apposer à ton tour la tienne. Ce froid, c’est celui qui émane de tes propres mains, dont la chaleur corporelle s’est évaporée à la faveur d’un conduit plus propice à la circulation des arcanes de l’eau. Tu voudrais incanter un sortilège, maintenant. Te réessayer à ton art te tente, mais tant que tu n’en auras pas reçu l’invitation, tu ne t’y abandonneras pas. Tu as la chance d’à nouveau avoir le droit de ressentir les flux courir en toi. Il ne s’agirait pas de tout gâcher maintenant.

Anorn sentait que c'était froid. Qu'il se passait à nouveau quelque chose. Alors il stabilisa la quantité d'énergie qu'il pouvait lui transmettre, n'osant pas forcer plus. Il sentait l'impatience qu'avait Estiam d'agir, de transformer ceci en quelque chose de bien plus concret. Mais il attendit encore un peu, laissant les choses se stabiliser, instaurant entre eux un échange stable et constant. S'il ne prenait pas le temps de le faire, il pourrait être déconcentré par la suite et transmettre bien plus qu'il ne le devait. Si cela devait arriver, il ne savait comment réagirait Estiam. Et si cela n'aggraverait pas son cas. Il n'allait certainement pas pendre le risque. Quand il sut que sa concentration pouvait être déviée, que ce qu'il avait instauré entre eux était assez stable pour durer sans qu'il n'ait besoin de le toucher et de se focaliser complètement dessus, il recula d'un pas. Lâchant les mains de l'élémentaliste, il prit la parole.

 - Je ne pense pas me tromper si je dis que tu fourmilles d'impatience. Je crois que tu peux essayer de modeler quelque chose. Cela risque d'être un exercice assez difficile, puisque je te demanderai de ne pas puiser directement dans le flux, de n'utiliser que ce que je t'apporte. Si jamais je sens que ça ne va pas, si jamais tu forces plus que tu n'en as conscience, je réduirai la quantité d'énergie disponible.

Il savait qu'il pouvait arrêter l'elfe à tout moment, qu'il avait la situation bien en main. Mais il redoutait tout de même de ne pas agir à temps, de ne pas laisser autant de liberté qu'il l'aurait du à Estiam, ou tout simplement d'être à l'origine d'un problème bien plus grave. Après tout, il n'avait jamais été doué dans ce domaine. La transmission, l'aide, l'apport de bases pour une évolution saine, ce n'était pas son fort. Aldartha revint alors dans son esprit. Lui aurait été parfait, lui aurait su le guider bien mieux qu'il ne pourrait jamais le faire. C'était dans ces moments qu'il venait presque à penser qu'il aurait du être le moins touché d'eux deux, qu'il aurait du être le jumeau dans la lumière, non celui qui périssait dans l'ombre.

 - Prends ton temps, ne force pas. Garde bien à l'esprit que pour ton corps, tu es redevenu un apprenti, au mieux un jeune arcaniste. Je ne peux pas te guider précisément quant à ce que tu peux faire ou non, ce n'est pas mon Art. Mais reste prudent.

S'il insistait là dessus, c'était d'abord et avant tout parce qu'il connaissait le tempérament téméraire de l'elfe. Il savait qu'il était capable de forcer, uniquement pour prouver qu'il n'allait pas si mal. Pour se rassurer quant au maniement du flux. Du moins le pensait-il. Et il valait mieux prévenir que guérir.

Impatient… c’est vrai. Tu es impatient. Tu as envie d’avancer, de retrouver tes anciennes barrières, et de les briser pour t’en créer de nouvelles, puis de briser à nouveau ces barrières pour toujours étendre ton territoire plus loin dans les landes de l’éther. Tu es impatient mais tu sais très bien que tu ne peux pas aller aussi vite que tu le voudrais. Qu’il choisisse de te croire ou pas, tu fais ce que tu peux pour ralentir la cadence. Tu prends ton temps, tu ne cherches pas à l’entraîner plus loin que lui ne voudrait t’amener. Seulement ton corps est gourmand, et peut-on vraiment lui en vouloir ? Le lion malade peut-il se contenter de miettes quand bonne chair l’entoure ; même s’il sait qu’une seule bouchée le fera vomir ? Les mœurs, les habitudes, les us et coutumes, particulièrement ceux développés aux cours de siècles d’existence sont difficiles à faire taire. Plus souvent qu’on ne le pense, l’inconscient domine sur le conscient. Mais lorsque l’inconscient influence sur le corps, c’est souvent pour passer un message. Il est rare qu’un être s’engage instinctivement dans une manœuvre conduisant à l’autodestruction. Si ton corps en veut plus… peut-être est-ce simplement parce qu’il se sait capable de plus.

- Me croirais-tu si je te disais que l’impatience n’est pas le moteur de mes réactions ? Fais-moi confiance Anorndellon, je fais de mon mieux pour laisser faire. Je ne force rien, mon corps essaie simplement d’appeler ce qu’il juge être capable de gérer.

La supervision du régent t’est d’autant plus nécessaire qu’il arrive, rarement c’est vrai, mais il arrive qu’un corps se trompe sur ses propres capacités. T’autodétruire alors que tu es si près du rétablissement total serait un inimaginable gâchis, et si tu espères sincèrement que l’Archimage lâche un peu de lest, tu le remercies plus profondément encore et pour sa présence, et pour l’attention qu’il te porte. Il n’était pas bien à l’aise, le pauvre. Il n’était pas habitué à ce genre d’exercices, et cela se voyait. La façade impassible, les discours sculptés, s’ils étaient infaillibles à celui qui ne fait qu’échanger d’orateur à orateur, ils ne représentent que peu à ceux qui partagent une même veine dans la magie de ce monde. C’est d’ailleurs probablement parce qu’il lui était impossible de faire taire son malaise dans de telles conditions qu’il le formulait à haute voix, comme pour mieux souligner l’évidence.

- Je te l’ai dit. Fais-moi confiance Anorn. En tant que mage de Vie, tu devrais sûrement comprendre qu’actuellement, je ressens surtout le besoin de m’écouter, et de me répondre. Et si jamais mon dialogue intérieur tourne à la querelle, moi je te fais confiance.

Tu t’en retournes vers le petit bassin, plonge à nouveau les mains dans l’eau, et cueille quelques gouttes dans tes mains en écueil. Tu la laisses lentement goutter entre tes doigts alors que tu prends plus amplement conscience du lien entre l’Archimage et toi. Tu fais le vide des sons parasite, il ne doit y avoir qu’Anorn, les clapotis et toi. Utiliser la magie ambiante t’es interdit, alors tu la supprime tout simplement de ton esprit, et tu te lances. Tes bras s’écartent, le reste d’eau que contenait ta coupelle valse vers les airs, menace de retourner à son bassin, mais d’un geste aussi rapide que sec, tes mains tournent, tes doigts s’arquent, et tes épaules roulent. Tu as sauvé quelques gouttelettes. Un fin collier de perles d’onde flotte à présent dans les airs autour de toi. Alors tu fermes les yeux et ralentis tes gestes. Tes muscles tendus roulent sous ta peau, reflet parfait des sphères roulant dans l’air ambiant, et dans une lente valse tu joues les chefs d’orchestre, imposant ton rythme à l’onde qui vibre de plus en plus rapidement. Les perles se fractionnent en poussières aqueuses et se disposent soigneusement les unes faces aux autres dans un complexe ruban prismatique dans lequel vient échouer la lumière filtrant à travers la canopée.

Tu n’es plus entouré de gerbes d’eau, mais d’une écharpe aux dix mille couleurs de l’arc-en-ciel. Et là, tu rouvres les yeux, face à Anorndellon, dans une immobilité parfaite, maintenant l’équilibre précaire que tu as créé.

- J’aurais aimé pouvoir faire mieux.

Mais les nervures courant tes bras, et la hauteur à laquelle se soulève ton poitrail confirment que l’effort est déjà bien suffisant.

Le spectacle qu'il lui offre alors subjugue sa vue. L'eau qui danse ainsi entre ses mains le laisse coi, sans doute parce qu'il n'a pas vraiment eu l'occasion d'observer tel ballet depuis un moment. Et parce qu'Aldartha restait quelque part dans son esprit. Il voyait parfois à travers ses yeux, se laissant glisser dans sa peau et incarner ses peurs, ses fantasmes. S'il savait que le mage n'avait pas pleine possession de ses moyens, qu'il pouvait sans aucun doute faire bien mieux en temps normal, c'était toujours plus que son jumeau n'aurait pu faire. Il voyait là une marque de courage et la présence non négligeable d'une technique dont il n'avait aucune connaissance. L'absence momentanée de l'Archimage lui donna fortement raison quant à la nécessité précédente d'établir un lien réel et solide. Qu'il avait pu ancrer assez profondément pour qu'il ne soit pas défait par la simple diminution de concentration, la focalisation de son esprit sur une toute autre chose. A mesure qu'il voyait Estiam reprendre quelques habitudes, le cœur d'Anorn se gonflait. Il n'aurait su dire si c'était de joie ou d'appréhension. S'il ressentait une certaine satisfaction à le voir s'exécuter sans se blesser, ou si ce n'était que la crainte qu'il puisse aller plus loin qu'il ne le devait. Il l'avait rassuré à ce sujet, du moins essayé. Lui disant qu'il lui faisait confiance, en cas de problème. Et qu'il devait lui aussi lui faire confiance. Mais comment était-il censé l'aider en cas de dérapage s'il lui accordait toute sa confiance ?

Anorn continuait à concentrer le flux pour pouvoir gérer l'apport d'énergie qu'utilisait Estiam, tandis qu'il concentrait désormais son regard sur ses réactions purement physiques. Il voyait son corps se tordre et se mouvoir au rythme de ses incantations. Ses muscles rouler pour créer le mouvement. Sa peau glisser par dessus pour mieux s'adapter. Et quand il eut fini, quand il reprit la parole, son torse se tendre sous l'effort que lui demandait l'inhalation ainsi que ses veines saillir le long de ses bras.

 - Ca me semble pourtant pas mal, pour une reprise. Encore une fois, je ne suis pas élémentaliste, mais l'énergie que je t'apportais n'était pas des moindres. Même si elle paraissait dérisoire par rapport à celle du flux, tu l'as quand même utilisé pleinement et elle restait d'une intensité correcte. Tu feras sans doute mieux la prochaine fois.

Se rapprochant de lui, il reprit doucement ses mains, avant de remonter ses doigts sur ses avant-bras. Sa paume glissa alors jusqu'à son épaule, où il s'évertua à détendre légèrement les muscles encore crispé par l'effort. Il en profita pour vérifier que la cicatrisation n'avait pas été endommagée par cette courte séance de manipulation magique et fut soulagé de constater que ce n'était pas le cas. Lui laissant tout de même le loisir d'apprécier les sensations que provoquaient un certain effort, il n'intervint pas plus au niveau de ses muscles. Même s'il mourrait d'envie de calmer son cœur qui battait la chamade et de lui redonner la possibilité de respirer plus calmement. Cela aurait été l'affaire d'un instant, mais ce n'était pas nécessaire. Loin de là.  

 - Que te dit ton corps ? Et ton esprit ? Dis moi ce qui se passe pour toi, ce que je ne vois pas. Te faut-il actuellement quelque chose que je peux t'apporter, ou cette séance est-elle satisfaisante en l'état ?

Tu n’es pas le seul à avoir commencé à décoder le langage et l’être de la personne en face de toi. Il est des choses de ta psyché qu’Anorn a maintenant bien compris. Ton goût pour les sensations procurées par l’effort par exemple, il semble en cette heure le respecter plus que quiconque ne l’avait fait auparavant. La majorité des soigneurs auraient cherché à effacer la moindre trace de douleur, le moindre reste de crispation, la moindre toxine coulant encore dans ton sang. Et c’est bien normal, puisque rendre à leurs alliés l’entièreté de leurs forces est le vœu que beaucoup d’entre eux ont fait. Mais ce n’est pas une promesse que t’as faite Anorndellon. Il a bien compris que tu as besoin de ressentir ton corps pour avancer, alors s’il efface le superflu, il te laisse prendre la pleine mesure du contrecoup de tes actes, et adapter ta conduite.

- J’y compte bien, et je ne m’en fais pas. La magie a toujours été une seconde nature pour moi. Elle me reviendra vite. Et si tu vois en cette première fois une correcte reprise, alors tu m’en vois ravi.

Sauf qu’il y avait toujours une chose qui te manquait profondément dans cet exercice. Il y avait un vide, un vide que tu as toi-même créé.  S’il te fallait quelque chose qu’il peut t’apporter ? Non. Il ne peut pas te donner ce que tu veux. En réalité il ne peut que te l’enlever, parce que c’est ce qu’il venait de se passer durant ces quelques minutes. Pour ton bien, il t’a arraché à ce que tu recherches vraiment, mais il était temps de renouer, et s’il ne peut pas te l’offrir, il peut au moins te protéger.

- Il me manque une et une seule chose Anorndellon. Et pas des moindres J’ai besoin de me rouvrir réellement au flux et de réapprendre à le gérer par moi-même.

La capacité d’arracher à la nature juste la quantité d’éther qu’il te faut, tu ne l’as jamais véritablement perdue, mais aujourd’hui que ta résistance à l’effort est grandement diminuée, l’énergie que tu peux supporter l’est aussi. Tu as perdu l’habitude d’autant filtrer. Il faut que tu retrouves ta nouvelle limite, ce qui pourrait s’avérer, par manque d’habitude, une entreprise dangereuse.

- Et j’ai besoin de toi au cas où les choses ne se passeraient pas comme prévu.

Tu t’assois, décidé à te lancer, et plonge tes yeux dans ceux du Régent pour lui faire comprendre que si tu formules cela comme une demande, c’est en réalité presque ordre. Un ordre qu’il a tous les droits de refuser, mais un ordre tout de même.

Se rouvrir au flux. Evidemment, il en avait besoin. Evidemment cela lui manquait.Il fallait qu'il ressente à nouveau. Et c'était compréhensible. Après tout, le priver de ce contact était-il réellement nécessaire ? Y avait-il un danger certain ? Non. Absolument pas. Ce n'était là que l'application du principe de précaution, parce que malgré son statut de mage de la vie, il préférait toujours prévenir que guérir. Savoir qu'il y avait potentiellement un risque lui suffisait pour interdire telle ou telle pratique. Jusqu'à ce que le risque s'amenuise, voire disparaisse. Il savait qu'il ne pouvait tout traiter ainsi, mais quand l'opportunité s'offrait à lui, il n'hésitait pas un seul instant. Quand il était responsable des conséquences qui pourraient découler de son inaction, il devenait bien plus prudent. Mais là, maintenant, il avait l'occasion de régler un de ses soucis, sans qu'un autre, bien plus urgent, ne surgisse et ne l'accapare. Ne devait-il pas saisir sa chance ?

 - Te rouvrir, bien sûr. Je ne suis pas là pour t'imposer quoi que ce soit, seulement pour te guider. T'apporter mon soutien et mon avis. Je sais que le flux appelle le flux. Mais es-tu seulement sûr de vouloir tenter ça de suite ? De ne pas préférer un repos, ne serait-ce que très léger, avant de te lancer dans une nouvelle entreprise ?

Il n'avait certes pas d'ordre à lui donner. Mais il ne pouvait s'empêcher de s'assurer qu'il savait pertinemment dans quoi il s'engageait. Si physiquement il ne le pouvait, en être au moins conscient mentalement. Ne pas se précipiter parce qu'il ressentait un vide, mais bel et bien agir parce qu'il savait pouvoir. Ou parce qu'il pensait pouvoir. Qu'il lui assène ce besoin comme une réalité ne l'étonnait pas. Ne le froissait pas non plus. Seulement il devait savoir que ce n'était pas une volonté d'aller à son encontre, dans le but de reprendre possession de ses capacités.

 - Si tu es certain de vouloir le faire, si tu es conscient des risques qui pourraient en découler, alors fais le. Je ne t'en empêcherai pas. Et je serai là en cas de problème. Seulement ne te précipite pas. L'impatience et la guérison ne font jamais bon ménage.

Et sur ces mots, sa main se porta à son torse, là où reposait son focalisateur, à même sa peau. Il était prêt. Concentré. Certain de la suite des événements. Estiam allait se rouvrir, cela ne faisait aucun doute. Il lui avait asséné avec tellement d'ardeur qu'il aurait été étrange de le voir revenir sur sa décision. Alors veillant à focaliser toute son attention sur les cicatrices invisibles de l'elfe, il attendit le signal, le cri que pousserait son corps quand l'effort finirait par le consumer. Tout en priant Kÿria du plus profond de son cœur pour qu'il n'arrive jamais.

Sans la possibilité de t’arrêter, il s’était retrouvé forcé de plier. Tu le comprends bien, Anorndellon veut faire ce qu’il y a de mieux pour toi, pour favoriser à la fois ta rémission et ton retour à ta réalité personnelle ; mais si un succès signerait une réussite presque totale, c’est tout de même un pari extrêmement risqué que tu lui présentes là. Un seul pas de travers de ta part pourrait gâcher tous les efforts faits depuis le début. Un pas en dehors des sentiers battus et voilà que tu retournerais à la case départ, rendu à l’état dans lequel tu étais alors que tu sortais, s’il on oublie ta reddition d’autrefois devant l’Aduram de la plus féroce bataille que tu aies jamais connu. Tu restes optimistes pourtant, convaincu malgré ta connaissance du risque encouru, que tout se passerait pour le mieux.

- J’en suis sûr et certain Anorndellon. Maintenant est le bon moment. Je veux me lancer avec la sensation de la veine d’éther que tu m’as tendue encore au corps. Tu lui adresses un doux sourire, laisse flotter le temps quelques secondes avant de reprendre Et oui, tu as raison, je suis pressé de retrouver l’entièreté de mes facultés, mais n’est-ce pas là une raison suffisante pour que je ne fasse rien qui me semble inconsidéré ? Je suis conscient qu’en faire trop pourrait me forcer une attente infiniment plus longue. Et déjà que j’ai eu beaucoup de mal à supporter d’attendre jusqu’à aujourd’hui, je serais incapable de faire quoi que ce soit que je juge risquant de tout gâcher.

Anorn porta la main à son cœur, et c’est la dernière chose que tu vis avant que tes yeux ne se ferment et que ton monde ne devienne plus qu’entrelacs de mélodies. Parmi elles se trouvaient celles d’Anorn, et bientôt se réveillerait la tienne. Tes mains viennent agripper tes genoux, et ta tête valse vers l’avant, dans un seul spasme, à la recherche d’une position plus confortable durant l’épreuve. Tu prends une grande bouffée d’air, et puis les battements de ton myocarde ralentissent. Tu as choisi un son. Tu as choisi une note. Tu cherches ses jumelles, les entends vibrer à l’unisson, et alors, lorsqu’elles trouvent un rythme commun, tu leurs lies des sœurs dissonantes, forme une complexe harmonie que toi seul sait apprécier. Ton souffle est long, calqué sur le tempo de la ballade. Tu entres lentement dans une forme de transe, te laissant envahir par cet air de ta composition. Tu offres ton corps entier comme caisse de résonance, ressens tes os vibrer, entends le cristal de saphir pendant à ton oreille pulser.

Tes yeux se rouvrent, communiquant à travers les moindres déformations dont ils sont capables ton état auprès de l’Archimage. Un dialogue sans mots, le discours d’un regard, c’est tout ce qui vous relie maintenant. S’il parlait, tu ne l’entendrais pas, car tout ce que tu veux entendre, tout ce que tu peux entendre, c’est la magie à laquelle tu t’es ouvert. La ballade encore feinte, les sons encore feutrés qui te traversent de part en part. La seule chose à laquelle ton oreille porte attention, c’est à la mesure à laquelle en chef d’orchestre immobile, tu imposes crescendo et legato. Plus fort, plus vite, mais en pente douce. Pour ne pas te brusqu…

Tes pupilles se noient. Les larmes ne coulent pas. Tu ne sais pas réellement si tu as mal ou si tu es ivre de bonheur. La sensation est étrange. C’est une douce brûlure qui te lèche les chairs, une griffure que tu voudrais ne jamais prendre fin. Tu as manqué une marche. Une fausse note est venue troubler ta mélodie pour la porter instantanément au point d’orgue. C’est immense, c’est magnifique, c’est… plus que tu n’as jamais laissé te traverser. Et tu te sens encore capable d’un peu plus, d’un tout petit peu plus… mais là ce serait trop risquer. Ta mélodie est encore trop chaotique pour être structurée. Les arcanes que tu mobilises te laissent paralysé. C’est une chose que de pouvoir les appeler, c’est une autre que de pouvoir les modeler. Tu peux faire le premier, t’en voilà rassuré, mais essaie le second, et tu te détruirais.

Mais pour toi, en rester là est bien assez. Euphorique, brisant la pétrification, tu te lèves, t’avances jusqu’au protecteur, et sans autre forme de procès, tu le prends dans tes bras. Tu l’arraches au sol pour mieux l’étreindre, et c’est là que les larmes finalement t’échappe, et que la mélodie te fuit, marquant la fin de ton manège.

La certitude dont Estiam faisait preuve ne le surprit aucunement. Et quand il se rouvrit au flux, il eut seulement à le surveiller attentivement. Pour pouvoir intervenir si jamais les choses tournaient mal, mais sans l'empêcher non plus de reprendre pleinement contact. Il n'eut pas besoin de le freiner, puisqu'il le fit de lui même. S'il sentait ses muscles à vifs, ses cicatrices chauffer un peu plus qu'elles ne l'auraient du, il savait que ce n'était pas un mal. Qu'il le supporterait et que ça n'influerait pas sur sa remise en forme. L'émotion qu'il pouvait lire sur son visage et dans ses yeux se mua bien rapidement en action concrète. Quand il sentit les bras d'Estiam s'enrouler autour de lui, une fraction de seconde avant que ses pieds ne quittent le sol, il voulu protester mais n'en fit rien. Pas de suite, du moins. Pas avant qu'il ne sente ses larmes couler le long de ses joues, pas avant qu'il ne sente son cœur cesser de tant se gonfler à chaque battement.  

 - Hum, je crois que ça suffit comme ça.

Il ne brisa pas immédiatement la distance entre eux, ne rompit pas totalement le contact, puisqu'il posa une main sur son épaule. A le voir ainsi, il eut du mal à trouver ses mots. Cela avait été comme redonner la vue à un aveugle, l'ouïe à un sourd. Un instant, il avait du se sentir complet à nouveau, et cela lui avait suffit pour qu'il laisse couler des larmes de joie. Pour qu'il exprime sa gratitude, à sa façon, pour qu'il remercie celui qui n'avait rien fait de plus si ce n'était être présent.

 - Il faut croire que tu avais raison d'être confiant, finalement. On tient là quelque chose d'assez encourageant. Si tu continues de cette façon, il est probable que tu retrouves rapidement l'intégralité de tes capacités. Même si je ne peux pas en être certain, je pense que tu en es capable.

Plusieurs séances seraient encore nécessaires, de plus en plus poussées, de moins en moins encadrées. Anorn ne serait là qu'un temps, il amorçait juste la chose, lui apportait un soutien réel. Tant physique que psychologique. Mais il n'en aurait bientôt plus la nécessité, c'était certain. En attendant, il se contentait de le guider au mieux, de lui procurer ce dont il avait besoin. En veillant à ce qu'il avance dans la bonne direction.