L'Or et le Fer [Dungrad]

Assis sur son imposant palanquin, le non moins imposant Vel Do’Hel regardait la mer Olienne se jeter par vagues contre les plages de sable fin, luisant au soleil d’été. A sa droite et à sa gauche, face à l’étendue bleu azur, quatre esclaves s’activaient. Deux hommes armés de palmes pour éventer, un autre pour tenir la coupe et le vin, et un dernier pour servir de support aux plats de nourriture que consommait l’énorme Drow. La main plongée dans son plat de malbans, Vel regardait la mer avec un soupçon d’appréhension. Son peuple avait été trahi par la Grande Salée, et les Hommes s’avéraient être de meilleurs marins que les Sombres. Peu importe. L’Olienne n’était pas un territoire que l’on faisait fructifier. Ce n’était qu’une immense route, vitale certes, mais qui n’avait besoin ni de forteresses ni de garnisons. En revanche, il existait des alternatives…

Sirotant à nouveau son verre de vin, il attendait patiemment que son héraut revienne en compagnie de l’homme qu’il avait fait rechercher. C’était une crapule, et un sournois brigand. Le genre qu’il aimait avoir à sa botte. Mais par précaution, le Prince-Marchand avait apporté avec lui des mercenaires qiryains, des membres des Patrouilles Noires, ces coupe-jarrets sans scrupules qui exécutaient les basses besognes que le Guet ne souhaitait pas effectuer. Cette racaille n’était fidèle qu’à leurs capitaines, capitaines tous à la solde des riches membres de la Société des Guildes. Eux-mêmes faisant office de frotte-manches du gros Vel… Tout se recoupait, et à la fin, lorsque la tête du serpent se montrait, ce n’était que celle d’un Drow bouffi et obèse. Il savait jouer ses cartes, et montrer sa main gagnante était l’un des petits plaisirs qu’il aimait s’octroyer de temps à autres.

Les mercenaires étaient positionnés devant et derrière le Conseiller de la Cité libre, avec quelques hommes cachés derrière des rochers. Beaucoup d’Humains, et quelques Drows, ils étaient tous vêtus sombrement, afin de mériter leur sobriquet. Orbitant autour de Vel Do’Hel, d’autres personnes étaient présentes. Un Drow pourvu d’une longue natte sur le côté, qu’il caressait doucement, et un nouveau membre de l’entourage du gros Prince-Marchand, un noble exilé venu tout droit de Péninsule. Drellyn le Maître-Sorcier, et Berléand d’Aigueroyale. Pourquoi un Péninsulaire ? Fort simple. Vel Do’Hel aimait à s’entourer de personnes venues de contrées lointaines, au cas où il aurait un jour à traiter avec d’autres hommes de ces mêmes contrées. Ici, l’homme qu’il attendait n’était pas vraiment natif de la Péninsule, néanmoins, il s’était dit que prendre avec lui un ancien châtelain pourrait être amusant. Berléand était si facilement vexé…

Au loin, Vel aperçut son héraut revenir, accompagné. Il sourit. Le voilà qui revenait avec celui qu’il avait fait mander. Bien évidemment, il était entouré de ses propres collaborateurs, mais il n’y avait aucun problème à ce qu’il le fasse. Vel aurait fait pareil. Claquant des doigts pour obtenir son calice plein de vin, il prit deux gorgées avant de renvoyer son esclave, et faire signe à Zoko, un autre serviteur à la peau zurthane, de préparer un siège à mettre en face de son palanquin, pour accueillir l’invité. Le héraut se rapprochait, rajustant son chapeau, pour arriver presque à hauteur de Vel, se tournant vers le groupe d’hommes que Vel avait demandé. L’envoyé se racla la gorge.

« Seigneur Vel Do’Hel, Prince-Marchand de la Grande Thaar et illustre Conseiller de la Cité libre de Qiryah, Maître des Bêtes et Grand-Maître inspirateur de la Société des Guildes, j’amène avec moi le Capitaine Dungrad Thevagold, illustre membre du Conseil de Meca, et fléau des mers. »

Berléand sembla tiquer un instant, n’ayant pas été prévenu qu’il s’agissait d’un tel personnage… Vel, quant à lui, acquiesça doucement du chef, avant de montrer le siège devant lui, à une respectable distance d’un mètre et demi.

« Capitaine Thevagold… Je vous souhaite la bienvenue sur les magnifiques plages bordant le delta. J’espère que vous avez fait bon voyage, et que quelques rafraîchissements et mets vous seront un merveilleux réconfort, étant donné le déplacement. »

Il claqua à nouveau de ses gros doigts boudinés, pour voir apparaître quelques serviteurs armés de pichets et de plateaux en argent garnis de pâtisseries et d’entremets.

« Vous devez sans doute vous demander quelle raison me pousse à souhaiter la présence d’un Mécan devant moi. Il y a bien des corsaires thaaris qui sillonnent la mer Olienne, que je pourrais faire appeler d’un tintement de bourse bien remplie. Je ne vous donnerai pas mes motivations, seulement une promesse. »

Il sortit quelques rubis étincelant de sa poche, qu’il réunit au creux de sa main.

« Une promesse de richesse, en échange d’un petit travail… »

Vel Do’Hel sourit, avant de plonger sa grosse main dans un plat contenant des petites pâtisseries au miel. Il en prit quelques-unes en une seule poignée, et engloutit le tout, regardant attentivement le pirate de renom devant lui. Il avait dit exactement ce qu’il fallait. Aussi, après avoir hélé un serviteur qui patientait au soleil cuisant, il tendit la main. L’esclave ruisselant de sueur lui déposa alors une bourse au creux de la main. Le Drow obèse se mit à jouer doucement avec, la palpant et la faisant sautiller sur sa paume. Il plongea ses yeux rouges dans ceux du capitaine.

« Je sais me montrer généreux. Dans cette bourse se trouve une partie de votre payement. Une infime partie, pour être exact. »

Il jeta la bourse au pied de Dungrad.

« Cette bourse ne contient qu’une vingtaine de souverains. Mais, mettons-nous d’abord d’accord sur le prix. Je vous propose quatre cent souverains et un coffret de pierres précieuses, pour votre consommation personnelle. Le fruit de vos pillages vous appartiendra, tout comme l’honneur de l’avoir effectué selon votre bon plaisir. »

Il le regarda très sérieusement.

« Est-ce clair ? Je n’ai rien avoir avec ce pillage. C’est sur votre initiative. La vôtre et uniquement la vôtre. »

A la fin de sa phrase, une autre bourse tomba au pied de Dungrad Thevagold, sensiblement plus grasse que la première. Vel sourit.

« Je vous écoute, à présent. Un prix à négocier ? Une clause que vous n’avez pas comprise ? »

Car avec tout le vin qu’ingérait le forban, il y avait des chances pour qu’il n’ait pas tout enregistré. Vel Do’Hel n’aimait pas faire affaire avec les alcooliques du peuple humain. Ils se montraient parfois violents, parfois endormis, et leur langue pâteuse ne professait que des phrases à la langueur monotone… Il fallait espérer que Dungrad tienne bien l’alcool. Auquel cas, il devrait conclure la vente avec un comateux plus imbibé qu’un baba.

Les esclaves qui éventaient Vel Do’Hel se regardèrent un instant. Ce que demandait le pirate était quelque chose de très important, qui pourrait avoir des conséquences graves sur certaines personnes, s’il était livré. L’imposant Drow ne put que réfléchir à cette dernière clause que réclamait le capitaine Thevagold. Ses yeux rouges scrutaient Dungrad sans réellement le regarder. Dans sa tête, déjà, un autre plan se formait, tout aussi machiavélique que celui qu’il était en train d’établir en ce moment avec la lie des mers. Alors qu’il tapotait doucement l’accoudoir de son palanquin au bois rare et massif, il étudiait quelques possibilités nouvelles… Ses doigts claquèrent soudain au-dessus de lui, et un esclave se précipita vers son maître, face vers le sol. Vel Do’Hel lui dit quelque chose à l’oreille, que le serviteur s’empressa d’aller transmettre en courant. Revenant à son corsaire, le Maître des Bêtes acquiesça.

« Accordé. Mais pour des raisons de sécurité commerciale, et de traités que j’ai établis avec certains marchands, je ne pourrai vous donner que la partie du registre concernant mes concurrents et mes rivaux. Vous vous doutiez néanmoins de cela, j’imagine. »

Il prit à nouveau une délicieuse friandise d’un des bols portés par ses esclaves. Tout à coup, alors qu’il mâchonnait son bonbon, l’un de ses serfs tomba sur le sol, victime d’une insolation. Vel Do’Hel ne daigna même pas le regarder, prostré sur le sol comme il était. Il n’eut qu’à faire un signe à l’un de ses hommes pour qu’il l’emmène loin, et qu’il soit puni… à la manière du Prince-Marchand.

« En échange de cela, je ne vous demande que des cendres, capitaine. C’est un marché qui tourne en votre faveur, vous ne croyez pas ? »

Fier de sa petite plaisanterie, un petit rictus de satisfaction se forma sur sa face bouffie. Et dire que les corsaires d’Ithri’Vaan avaient des scrupules… Voici le genre de personne qu’il lui fallait à son service. Des gens prêts à tout, d’immondes fils de putains parés à prendre d’abordage n’importe quel vaisseau, et à détruire n’importe quel port. Dungrad Thevagold était son genre de vaurien. Intrépide et inventif.

Vel s’essuya les mains, puis se releva paresseusement de son palanquin. Il fit un pas en avant, imité par ses hommes d’armes, qui veillaient à sa sécurité. Il présenta une sacrée paluche aux doigts boudinés au pirate.

« Un marché n’est pas valide tant que nous ne nous serons pas serré la main, capitaine Thevagold. »

Tous les yeux des membres de la suite de Vel Do’Hel étaient rivés sur le forban devant lui.