Papieren, bitte...

Le bel élan de Guérim et de sa troupe fut arrêté après quelques heures.
Le matin était encore froid, tout autour de la route en pavés plats la rosée s'était enflammée sous la lumière de l'aube. Après avoir envoyé ses trois hommes les plus lestes pour le Berthildois afin qu'ils négocient le passage de Guérim, il était parti à son tour à la tête d'une suite d'une trentaine de cavaliers. La troupe faisait impression, et c'était le but que Gaston avait recherché. Quelques gentilshommes du marquis étaient du voyage, accompagnés de leurs écuyers et de leurs sergents d'armes. Ils étaient assez nombreux pour garder en respect n'importe quelle bande de bandits, mais la précaution n'était pas le seul motif d'un tel appareillage.

On ignorait ce qui se trouvait à Cantharel, la grande ville de Sainte-Berthilde. Déjà du temps du marquis Godfroy de Saint-Aimé, l'hospitalité n'avait pas été le fort du Berthildois, et depuis qu'il était mort, Guérin et ses compagnons devaient s'attendre à n'importe quoi. Ils avaient tous conscience que la succession pourrait se montrer difficile, pour ne pas dire sanglante. Si Guérim tombait en plein milieu d'une guerre d'héritiers, il était préférable qu'il ne soit pas seul et sans défense. Un ambassadeur pouvait bien se voir refuser sa fonction protectrice et être emmené au billot en tant qu'espion. Au lieu de se reposer sur la seule bonne foi des locaux qu'il rencontrerait, Guérin pourrait ainsi compter sur leur bonne foi et une solide escorte.

Enfin, si Cantharel leur ouvrait les bras, le marquis d'Odélian disposerait d'une trentaine de braves derrière les murs de la cité. Or les chansons le disent assez, trente braves peuvent prendre les Enfers si l'opportunité se présente.

Cette phrase que Gaston avait prononcé la veille, elle résonnait dans la caboche de Guérim, pas rassuré tant que ça par le brouillard dans lequel son cousin l'envoyait. Il fit en lui-même une promesse à Arcam : qu'il laisse tranquilles les trois hommes de son avant garde, et Guérin lui ferait un beau sacrifice lorsque cette escapade serait derrière lui. Comme il terminait son marché avec le dieu des mauvaises rencontres et des proscrits, une petite bande apparut sur le chemin. Guérim et les siens ralentirent le pas jusqu'à ce qu'il distingua des écussons qui le rassurèrent. Ce n'était pas des bandits.
« Haut les bannières, » ordonna-t-il à ses porte-emblèmes tandis qu'ils trottaient jusqu'aux hommes d'armes avec circonspection. « Holà ! Je suis Guérin, salut à vous, les gars ! Qui est le chef ici ? Je dois passer ce chemin, prestement, alors faites place, au nom du seigneur d'Odélian. » cria-t-il.

Du cortège perça un homme d'abord puis une femme de riche vêture. Quand ils furent assez proches, Guérin reconnut le frère de Jérôme de Clairssac, Guillaume. S'il avait reconnu la licorne de la maison d'Hiviène, il s'attendait à ne rencontrer qu'un capitaine ou un cousin. La surprise d'être en face de l'un des membres les plus éminents de ce clan lui coupa la chique. Le Guillaume pourtant ne le reconnaissait pas, lui, et se présenta comme s'ils étaient inconnus. Trop aise de faire une rencontre pareille au milieu de nulle part, Grim n'en prit pas plus ombrage que ça mais décida de lui rafraîchir la mémoire.

« Allez, là, Guillaume ! Tu ne me remets pas, vraiment ? Nous ne frayions pas dans les mêmes cercles, certes, mais nous combattîmes ensemble sur les champs de Cantharel. Tu n'étais qu'un pisse-lait naguère, mais tu as tué ton comptant de ces bâtards d'Arétans. » Il s'adressa à Maélyne. « Il eût occis le comte Anseric lui-même si on l'avait laissé faire !... Une belle campagne, propre, bien franche. » Guérin se mit à songer. La guerre de l'an VI qui avait opposé la jeune marquis Arsinoé de Sainte-Berthilde contre ses vassaux d'Arétria et d'Olyssea était enterrée depuis trois ans, autant dire une éternité depuis tout ce qu'on avait fait manger au royaume. Un instant il se demanda si c'était bien de Guillaume qu'il se rappelait. Il doutait de le confondre avec un autre, mais doutait quand même. Il s'abstint de poursuivre, il ne voulait pas insulter l'homme au cas où il se méprenait.

« Je suis en mission pour Gaston, en dehors du marquisat... » Il hésita à inventer un mensonge. « Je ne peux pas te dire grand-chose de plus, je suis tenu au secret. Tu sais comme mon cousin aime le mystère. » Sa monture approcha de quelques pas. L'attention de Guérin était tournée vers la femme au manteau de vison blanc, visiblement ravi. Il avait vaguement reconnu les armoiries de Lourmel, mais préféra demander une confirmation avant de la saluer comme il se devait.
« Est-ce ta nouvelle femme, Guillaume ? »

« Mille excuse. » Grim commençait à sentir la distance que mettait le jeune Clairssac. Le silence malaisant qui suivit fut dissipé quand Guillaume passa à la présentation de sa femme. Guérin voulut rattraper sa bourde et faire une remarque sur les licornes et leur préférence pour les vierges avant de se rappeler que c’était le frère Jérôme qui avait tapé dans la jouvencelle. La dame qui lui faisait face avait déjà connu l’homme, sa famille se traînait même une réputation plus sulfureuse que celle de la rosière de Montévlin, c’était peu dire. Au lieu de complimenter le nouvel époux sur sa femme, et comme elle s’adressait à lui directement, il en profita pour lui improviser une galanterie.

« Enchanté, madame, le suis aussi,
Mais moins qu'est mon cœur,
Car s’est épris d’une maladie
Qu’un charme mit en son for.
Votre beauté jeta sur lui ce dard,
Et maintenant sait comment Othar
Perdit l’esprit, et fut vaincu,
Dès lors que Kyra à ses yeux parut. »

La discussion s’arrêta là, le Clairssac n’avait pas l’air de vouloir s’attarder. Il fit quelques recommandations sur les routes, peu sûres depuis les expéditions de son frère. « N’aie crainte, Guillaume, si ces brigands sont assez stupides pour nous prendre pour une bande de pèlerins sans défense, vous n’aurez plus à vous soucier de les chasser parce qu’ils seront morts. » Sur cette crânerie, il salua le jeune couple et chacun reprit sa route vers sa destination respective, Cantharel pour les uns, Caerlyn pour les autres.