[Olath Blada] Une fois la Plaie Refermée

Début 3eme ennéade de Bàrkios, an 9 du XIe Cycle

Elda n'avait résonné des lourds pas des puissants depuis de longs mois maintenant, le précédant cénacle s'étant rassemblé courant le Bàrkios printanier, à la lisière du changement d'année. Peu avaient répondu présent à ce moment là, seul l'Obok Senger du IIIe Ost, la Grande Tacticienne ainsi que le récemment nommé Ditronw avaient assisté à l'ultime Conseil d'Etat-Major qui initierai la campagne dont les esprits se souviendraient comme la bérézina du millénaire. Et quel désastre …. L'écho de celui-ci semblait balayer les vives séquelles de l'échec de Nelen, que de moins en moins de Drows avaient connu de leur vivant. Malag'eyl Zuhak était de ceux-là, et les stigmates de la légendaire débâcle des Sombres tirés par le fond s'effaçaient en sa mémoire au profit des images et souvenirs bien trop réels de la défaite d'Eraïson. Si le temps du repli vers Yutar n'avait guère laissé de place à la réflexion ni au dénouement de ce funeste constat, les ennéades suivantes, s'étalant dans une langueur infinie, avaient donné au Karliik Glenn l'opportunité de pouvoir mûrir la déraison du fiasco Daedhel.

Les saisons avaient passé, avec elles la rage primitive des réactions instinctives, et l'heure était venue d'appeler sur scène, pour un rappel auquel tous s’attendaient, la troupe d'acteurs charbonneux du malheureux front Elfico-Drow. Si l'usage d'un Olath Blada était de réunir les différents Seigneurs de Guerre, leur Supérieur et Chef des Armées, ainsi que le Jatha'la Sargtlin, celui qui se profilait aux aurores de l'hiver, alors que tous les guerriers ayant pu s'échapper de l'hécatombe avaient fini par retrouver la tiédeur du foyer volcanique, s'entourait d'une originalité déconcertante pour les habitués de la séance. Par une cruelle ironie, tous ceux que l'intention aurait eu le déplaisir d'offenser ne pouvaient assurer leur présence à cette assemblée exceptionnelle, par manque d'implication concernant le sujet principal du cercle, à la façon de Tebirahc Zaurahel qu'il avait auparavant envoyé en Zagazorn sans que nulle nouvelle ne lui revienne, ou d'absence de tête quant à la fonction. En effet, depuis déjà la prise de la Cité Sylvaine, en l'an 6, les second et cinquième Ost se voyaient privés de leur maître, et devant le défaut d'accordance des Grands Officiers à nommer l'un des leurs, Malag'eyl avait préféré remettre à plus tard ces questions bousculées par de plus urgentes. Cela avait d'ailleurs bien arrangé ses manœuvres, quand éclaté en trois divisions distinctes, le II Ost s'était aventuré dans les marais de Faélia tandis qu'une autre escouade rejoignait les remparts étrangères du bastion Anedhel.  Quant au premier Ost, son leader temporaire, Seld'Zar Do'Hel, avait été emporté par les affres de la belligérance, tout comme son homologue du troisième, le tempétueux Urlryn Jar'x. De toutes les armées, il ne subsistait aucun Obok Senger d'Thalack, et les voix éteintes avaient été remplacées pour l'occasion par celles de Streeas Jabbuks de chacune des troupes. Aux quatre généraux s'ajoutait l'ombre du Karliik Glenn, en la personne de la conseillère et stratège du Conseil, celui qui lui seul avait mené à bien son unique mais non moins périlleuse mission, le Chef du C 'nros, ainsi que les deux conviés dont on contesterait la compagnie ; le Haut-Prêtre d'Uriz, et le Vaisseau de Teiweon. Tous avaient contribué de près ou de loin aux batailles d'Eraïson, et c'est ce qui légitimait, aux yeux durs du Commandant Suprême, leur convocation de ce jour.

Attablés autour d'un noble support taillé dans un unique bloc de marbre obscur aux veines semblables à leurs yeux curieux, chacun était arrivé au compte goutte, pénétrant avec plus ou moins d'impatience, de prestance en ces lieux où ressurgiraient les ombres de la rouste passée. Malag'eyl n'avait vraiment eu à attendre quelconque retardataire, ses hôtes et camarades ayant bien trop attendu voir même redouté ce moment que nul n'aurait pu éviter, et avait pu ouvrir l'audience avec l'entièreté de son public, pendu à ses lèvres sèches, tandis qu'un duo d'esclaves de sang-mêlé emplissait les coupes de fer qui ponctuaient le monolithe. Le Drow affichait un masque comme figé de sévérité sans précédant que la politesse ne parvenait à dérider, la dureté du motif l'obligeant à se montrer incisif,  l'importance de l'entrevue à tenir fermement le fil de celle-ci.
« Elvanshalee, Velkyn, Khernal, Ahlysaaria. » Lança t-il sans intonation, ponctuant chacune de ses salutations d'un hochement de tête solennel. « 
Bien que notre concile soit d'une composition particulière, je tiens à ce qu'il demeure un Olath Blada et soit considéré comme tel. Car c'est bien de Guerre dont nous allons nous entretenir, de guerre mais surtout de déroute. »

Le Karliik Glenn croisa ses épaisses mains sur le calcite froid. L'idée n'était pas de blâmer quiconque en particulier, il fallait bien leur faire comprendre que la pâmoison d'Eraïson leur était imputable, à tous. Si cette croisade cheminait dans le sillage de la bataille en mer Olienne, il était hors de question que les suites lui soient aussi jumelles.

Un vide emplissait son cœur depuis maintenant deux ennéades. Cet abîme, pas même Teiweon ne pouvait le combler bien qu’elle vivait pour le dogme de la Mère, qu’elle respirait en son nom et qu’elle la servirait à jamais. Pourtant, ce rêve avait fait naître un doute et si dans un premier temps, elle avait rejeté ce présent avec la véhémence d’un caprice puéril, sa réflexion avait mûri. Néanmoins, il subsista un peu rancœur. Et le refus – sans doute volontaire – de la Voilée avait blessé l’orgueil de la Sombre. Voilà seulement quelques jours que cette débâcle s’était épanouie en une dévotion plus grande encore. Elvanshalee avait fait taire sa propre essence et s’était muée en la Volonté de l’Éternelle. Ce nouveau bloc de marbre qu’elle était devait néanmoins être affiné pour, peut-être à jour, devenir un chef d’œuvre. A moins que cela ne soit passager. Rien n’était moins sûr. Après plus de quatre siècles de vie, la Daedhel faisait face à ses premiers doutes, son premier questionnement, sa première contemplation intrinsèque.

Ainsi Elvanshalee avait fait place à ce concile. Elle était arrivée en dernier et était égale à elle-même. Vêtue d’une longue robe d’un noir aux reflets cérulés, de fines bandelettes de cuir veinaient ses voiles sibyllins telle les racines d’un arbre ou plus communément le dédale labyrinthique du Puy d’Elda. Sa longue chevelure d’un blanc argenté était détachée et courrait jusqu’à ses mollets. Loin d’une netteté sans faille, la crinière était plutôt en bataille et quelques subtiles tresses se perdaient dans sa masse. Un diadème cerclait son crâne d’où retombait le sempiternel linceul, dissimulant son visage.

Ses pieds nus flirtaient amoureusement avec le sol, caressant la vie environnante. Ces milliers d’âmes connectées dont elle pouvait effleurer l’essence par ce simple contact. Elles constituaient ce réseau, dont le sommet des ramifications était surplombé par Teiweon elle-même, tissant ces fils de la plus adroite des façons. Rejetant cette inertie, la Haute-Prêtresse écoutait religieusement les prémices de la longue déclamation du Karliik Glenn alors que ses longues griffes survolaient lentement la surface du marbre. Son errance prit fin dans le dos de Malag’Eyl. Ses paumes se posaient machinalement sur ses épaules et tandis que son buste se penchait à mesure que ses doigts dégringolaient le long de ses bras, Elvanshalee susurra.

« Nous t’écoutons, Malag’Eyl, Karliik Glenn »

Un quatuor d’ennéades se montrait fort bien suffisant pour reprendre là où il avait laissé ses choses, pratiquement dix ans auparavant. Bâti à même les fondations de l’Elda, le Temple d’Uriz, immuable sanctuaire pour le père de la Guerre, n’avait pas changé d’un poil. L’expression comparant une année dans la vie des éternels à un battement de cil se confirmait de plus belle, lorsqu’à son retour, Velkyn retrouva les mêmes têtes qui foulèrent jadis le parvis du Temple. Quatre ennéades suffirent également pour faire le constat de certains irritants, qui au fil des années étaient entretenus et même occasionnés par certaines dérangeantes personnes. En cela, il y verrait personnellement car en ce qui l’attrayait, il avait la ferme intention de mettre le pied à terre définitivement … Du moins, jusqu’à la prochaine guerre.

D’un œil averti et perché du haut d’une mezzanine, le Meastro de la guérilla nouait les multiples lanières de cuir de sa cuirasse contre son poitrail. L'armure en question, bien que loin d’être sobre, semblait fort bien opportune pour de simples pourparlers. Ornée d’une panoplie de clous métalliques en chaque lotissement de cuir qui se superposaient adéquatement, couvrait de sa nuque jusqu’à la chute de ses hanches, en passant par les épaules jusqu’aux poignets. Une protection qui seyait fort brillamment à l’adepte des rixes, à n’en point douter. De là-haut, il avait vue d’ensemble sur la scène d’un prochain spectacle, dont la représentation hélas, devait se passer de sa présence. La vêprée s’annonçait au Temple d’Uriz comme festive, car de sorte à apaiser les maux d’un maître esclave qui de peine et misère récupéra in extremis deux mutins qui lui appartenait, scellant leur sort en les sacrifiant devant l’autel du Créateur. D’un écho à l’autre, Velkyn s’attendait à voir déborder la maison d’Uriz car on annonça que le sacrifice de surcroît, aurait une généreuse portion dédiée aux porteurs du masque de Kiel. Un spectacle qui promettait d’être haut en couleur –essentiellement rouge espérait-on- pour les adeptes de la Cruelle, compte tenu du fait que la principale tortionnaire n’était nulle autre que la Haute-Prêtresse. Une femme qui bâti sa renom sur les talents de son doigté, de sa minutie et de son imagination débordante.

Arrivé au même instant que Khernal, une étincelle d’amusement ponctua son regard habituellement teinté de dureté. Sans crier gare, son bras vint agripper le sien non pas en franche camaraderie … Mais presque. Le bougre lui avait tout de même sauvé la vie et avait sans une once d’hésitation accepté de participer à une guérilla presque suicidaire. Comment pouvait-il alors traiter quelqu’un autrement ? Oh, peut-être s’il avait une idée du rapport éloigné qu’il entretenait avec le Sombre Panthéon … Mais ce n’était pas le cas. Et heureusement pour les relations du Clergé envers celles du C’rnos. Ils avaient suffisamment guerroyé en Anaêh, le Puy pouvait bien se passer d’une telle querelle …

Une fois s’être introduit dans l’imminente salle du conseil de guerre, Velkyn rendit à Malag’Eyl les mêmes respects tout en prenant place autour de la tablée de marbre aux veines cramoisies. Son air retrouva sa fermeté habituelle jusqu’à ce qu’il aperçoive Elvanshalee, le Vaisseaux des âmes, minaudant dans l’ombre du Karliik Glenn. Alors il froissa son pif d’agacement, sans pourtant ajouter le moindre commentaire, dans le respect du principal instigateur de l’Olath Blada.

Les griffes du Vaisseau de la Voilée ne le firent pas broncher d’un poil. A tous il dédia une œillade appuyée bien qu’indéchiffrable. Ses sourcils froncés trahissaient tant bien que mal son désappointement.

« De déroute, oui. Car rien ne saurait qualifier plus clairement ce que nos armées ont subi. Il n’est point utile de souligner quelconque blâme pour qui que ce soit ; chacun saura reconnaître la faute qui lui incombe. Cependant, le caractère incongru de cet Olath Blada et des absences qu’il soulève ne peut qu’en dire long sur ce qui nous amène à palabrer. »

Tous connaissaient les trois défaites qui, coup sur coup, avaient poussé les Ost à la retraite en terres elfiques et dans les plaines humaines. Et si l’abandon d’Eraison avait été orchestré à l’avance pour prévenir une débâcle plus importante encore, les pertes étaient bien supérieures à ce qui avait été prévu. Mais cela, nul ici ne l’ignorait.

« Nous devons nous interroger sur les raisons d’une telle défaite pour que jamais, à l’avenir, les échos d’une défaite ne parviennent à mes oreilles. » assena le Karliik Glenn. Ses lèvres se retroussèrent et découvrirent ses canines à l’émail jaunie. Avec un sourire carnassier il dévisagea ces puissants qui, devant lui, écoutaient religieusement ses paroles. Son poing se serra autour de sa coupe au métal précieux et le porta à sa bouche. « Nos Osts doivent se reconstruire. » déclara-t-il après un moment de silence.

Le pouvoir du chef de guerre avait diminué au sein du Puy d’Elda, lorsque ses armées étaient piteusement revenues. « Uriz a abandonné son peuple » avait-on entendu. Pour autant, son emprise au sein de l’armée avait été renforcée. Le Deuxième Ost était rentré, si pas intact, moins atteint que les autres, qui s’étaient heurtés aux défenses sylvaines. Mais il avait payé cher si un ténu réconfort.

« En premier lieu, pour que cette reconstruction soit effective, j’ordonne que les Streeas Jabbuks présents ici se rassemblent en nouvel Olath Blada, sous mon entier commandement. En tant qu’Obok Senger d’Thalack, vous serez libres de prendre les décisions concernant vos Osts ». Son masque de dureté ne se fissura nullement lorsqu’il adressa aux concernés un hochement de tête entendu. Le choix avait été limité, mais il n’en était pas mécontent.

« Vous me ferez vos rapport, Hosse, lorsque j’aurai entendu tous les membres de ce concile. Disposez. » Ses deux iris de feu furent braquées sur l’ancienne membre du Trium Virat, bien longtemps restée dans l’ombre de la ténébreuse Voilée. D’elle, il passa au tempétueux Haut-Prêtre du Père-Guerrier. Les deux têtes des cultes siégeaient ici avec les honneurs qui leur été dus et, bien que Malag n’en resta le maître, leur place à l’Olath Blada était à égale à la sienne. La crainte qu’inspiraient les deux dieux du panthéon ne parvenait à effacer dans l’esprit du Karliik Glenn la désillusion qu’il avait reçu en plein fouet. Uriz avait abandonné Son peuple lors de la bataille et, vaincu par Kerhel, celui-ci s’en été allé entre les mains de Teiweon. « Que comptent faire les cultes pour rendre aux Dieux les faveurs que Leur peuple mérite ?