Juste pour un peu d'amour | Roderik de Wenden | Fini

Jour 2
De la 6ème ennéade
Bàrkios, an 10 du 11ème cycle

La préparation du voyage fut rapide et plutôt bien organisée. Victoria s’était déplacé avec un minimum, mais ce minimum comportait tout de même quasiment toute une cale de bagages. Voyager léger n’était déjà pas à son habitude mais cette fois-ci, elle avait la ferme intention de camper devant les portes des appartements qu’occupaient Cléophas et y resterait tant que celle-ci n’aurait pas obtenu les réponses qu’elle désirait si ardemment. Ce silence qu’il avait imposé à tous lui était dorénavant trop insupportable pour ne pas réagir. C’était donc avec ferme intention qu’elle se rendit au port de Sybrondil, prenant la mer pour Pharembourg, en scylla, là où le petit Roi s’était récemment rendu avec sa cour.

La mer fut calme, mais le vent également. Il fallut deux jours à l’équipage pour réussir à atteindre les terres scylléennes, deux jours où Victoria n’a cessé de remettre cette décision en question. Ce voyage n’était nullement politique mais encouragé par les profonds sentiments qu’elle ressentait pour cet homme haï par la majorité de la noblesse Sybronde.  Était-ce donc raisonnable de quitter son pays, en proie à une future guerre contre Ydril pour la simple excuse que pouvait être l’amour ? Était-ce acceptable de demander audience à l’homme le plus puissant du Royaume uniquement dans le but de lui faire part de sentiments personnels ?

Non, bien évidemment.

Il était encore temps de rentrer, de faire demi-tour, de regagner le large où le roulis des vagues était si paisible, de se mettre à l’abri de la bêtise qu’elle s’apprêtait à faire. Mais pourtant, c’était bien vers la petite ville de Laréor qu’elle se rendait dorénavant en calèche.

« Ma venue a-t-elle été annoncée ? »
« Oui Ma Dame. »
« Bien. Un retour ? »
« Non Ma Dame. »
« Bien. »

Cette réponse avait éveillé en elle une curiosité plus intense encore. Pourquoi avoir imposé un si long silence si ce n’est finalement pour accepter sa venue sans aucune objection ? C’est à cette pensée que la comtesse se mit à espérer. Espérer que le régent soit à même d’être impatient de la revoir. Sera-t-elle néanmoins prête à affronter le mur dans lequel elle fonçait tête baissée ?

« Je souhaiterais m’entretenir avec Son Altesse, Cléophas d’Angleroy. » Annonça-t-elle froidement au premier qu’elle croisait.
« Votre Grandeur… »
S’attendant à un refus qu’elle n’accepterait nullement, elle répéta, d’un ton bien moins sympathique.
« Je. Souhaiterais. M’entretenir. Avec. Le. Regent. Du. Royaume. Est-ce plus clair ainsi ?! »

Sans doute que l’articulation qu'elle s'était imposée avait suffit à ce qu’elle soit conduite dans ce qui semblait être un salon. Un salon où on lui avait fait comprendre que la cruche de vin -toutefois accompagné d’un peu de saucisson- serait sa seule compagnie pour l’instant. Sa coupe fut bien vite remplie, poussée par l'anxiété de la rencontre à venir. Son regard se perdait dans l'horizon qu'offrait la vue depuis la seule fenêtre, son esprit quant à lui voguait de phrase en phrase, tentant vainement de trouver une formulation qui serait en son avantage. Mais s'était sans compter sur les émotions qui venaient soudainement la submerger lorsqu'elle entendit la porte s'ouvrir.

« Par Néera. Cléophas, je... » Ses lippes se fermèrent aussitôt lorsque sa vue se posait sur un tout autre visage que celui espéré. Le sien s'était d'ailleurs soudainement fermé, affichant une colère qu'elle tenta une fois de plus de maîtriser. Ses mains, également témoins de son état, se serrèrent, tâchant d'empêcher toute flamme de s'y dérober. Cet état, néanmoins, ne dura pas, car c'était dorénavant la tristesse qui s'était accaparée d'elle. La tristesse mais également le doute.

« Où est il? Pourquoi refuse-t-il de me... recevoir? »

« Pas ici, Madame, j'en ai peur », répondit Roderik en entrant dans le salon, le pas de ses bottes de cuir mervaloises résonnant sur le sol de pierre.

Il s'arrêta à distance respectueuse et considéra un instant la comtesse de Sybrondil. Il ne savait pas grand-chose de la prestigieuse visiteuse qui s'était invitée toute seule à Laréor, si ce n'était quelques anecdotes laissant présager d'un caractère bien trempé - que confirmait le ton avec-lequel elle s'adressait à lui, sans même avoir pris la peine de se présenter selon les usages. Il contempla ce visage fermé, empreint de colère contenue, et... de chagrin, il en jurerait. Cela le surprit. Il s'était attendu à une visite de pure forme, avec une requête diplomatique à la clé, mais la femme qui se tenait dans le petit salon mal éclairé semblait animée de motifs plus personnels.

Roderik tira une chaise et s'installa, sans plus de cérémonie - un baisemain ou à tout le moins une révérence eut été preuve de bienséance face à une comtesse, mais il était trop tard pour bien commencer. Alors il annonça l'indicible vérité, brute de décoffrage :

« Cléophas fut pour moi un ami et un mentor. Il me peine de vous le dire, comtesse ; mais il est mort. »

« Je n’en crois pas un traitre mot ! » L’annonce avait eu l’effet d’une bombe mais c’était là les premiers mots qu’elle prononça. En passe de littéralement exploser, empreint à un mélange de haine et d’intense chagrin, la comtesse tenta de puiser au plus profond de ses dernières ressources pour maîtriser son art. Mais l’émotion était si grande qu’elle ne parvenait finalement plus à contenir quoi que ce soit. Ses mains, suivit de ses avants bras se mirent à s’irradier, laissant ensuite place à des flammes qu’elle tenta néanmoins de contrôler, évitant ainsi d’incendier le mobilier de la pièce ou même tout le Castel, Roi comprit.

Son regard était intense et emprunt à une légère brume qu’on lui connaissait que très rarement. Elle évita toutefois de croiser celui du responsable de son état. Quelle idée de lui annoncer cela de la sorte ! Quelle idée de prendre telle nouvelle avec autant de légèreté, le cul assis sur une simple chaise… Mais là où résidait la plus haute question n’était autre que le silence de la couronne que son bien aimé avait si ardemment défendue... Était-ce donc ainsi qu’on récompensait la loyauté et la dévotion ?

« Vous allez donc me faire croire que le Régent de notre Seigneur, sa Majesté le Roi n’est plus sans qu’aucune annonce n’eut été fait ? Sans qu’aucun hommage ne lui ait été rendu ? »

Vexée, contrariée, blessée, haineuse… Victoria passa par tous les états, si bien que la jeune femme en décida de se réfugier une nouvelle fois près de la fenêtre, s’éloignant ainsi que tout combustible susceptible de s’enflammer alors que sa peau commençait à rougir au contact si long de ces flammes.

Ce n’est qu’une fois la blessure complètement béante, lorsque son esprit accepta enfin l’inévitable, que les dernières flammèches s’étouffèrent. L’intensité de son regard avait laissé place au vide alors que sa respiration se fit plus intense. Le chagrin l’avait finalement emporté sur la colère et la haine.

« Je veux le voir, je... J'ai besoin de le voir. »

Face à l'insolence de la comtesse, Roderik resta de marbre. En d'autres circonstances, il se serait mis en rogne ; il n'avait nulle leçon de morale à recevoir d'une Sybronde et n'avait pas à se justifier devant elle. Il eut été tentant de lui suggérer de partir sur-le-champ à Merval, où sa requête aurait plus de sens, avec en prime un coup de pied aux fesses pour l'aider à y aller plus rapidement. Mais à vrai dire, il était plus intrigué que vexé par l'attitude de la comtesse. Il imaginait jusqu'alors Cléophas comme un homme isolé, méprisé par les uns, jalousé par les autres. Cléophas avait vu graviter autour de lui bien des ambitieux hypocrites espérant s'attirer les bonnes grâce de la régence, et trop peu d'amis véritables. Roderik imaginait davantage la comtesse Victoria comme faisant partie de la première catégorie. Mais alors, pourquoi feindre un tel chagrin à l'annonce de la mort de Cléophas ? Etait-elle sincère ? Pleurait-elle la mort de l'homme, ou la disparition d'un Régent qu'elle espérait pouvoir corrompre ?

« Pardonnez-moi si je vous ai brusquée, Madame. Je ne suis pas le plus doué pour annoncer de genre de nouvelle. Mais je ne puis accéder à votre requête, car comme je vous l'ai dit, il n'est pas ici. Les Mervalois, jaloux, n'ont que trop partagé leur prince avec le royaume ; c'est à Merval qu'il se trouve, et je doute que son peuple consente à le laisser reposer ailleurs. »

A vrai dire, il n'avait même pas essayé de le demander aux hauts dignitaires du Porphyrion, tant la réponse semblait évidente. Il s'était focalisé sur Bohémond et sur la nécessité de le faire sortir de la ville au plus vite, avant que ses hôtes ne viennent à changer d'avis et n'envisagent de faire du petit roi leur otage. Sans doute s'était-il inquiété pour rien, d'ailleurs : Merval avait tout à gagner à voir partir le roi, et avec lui l'attention gênante qu'il attirait sur la cité et ses pratiques païennes.

« Le moment venu, une fois la guerre achevée, Madame, tout le monde saura quel rôle à joué Cléophas. J'y tiens et j'y veillerais. Mais, dites-moi... le connaissiez-vous bien ? »

« Maudits soient ces Mervallois » pensa-t-elle sur le coup, supportant une blessure de plus que venait de lui infliger le chancelier. « S’ils croient qu’ils arriveront à m’interdire de le voir, ils sauront ce que veux dire la colère d’une femme ». Victoria s’imaginait déjà brûler quelques visages – ou même autre chose représentant mieux la masculinité d’un homme- au sein même de ce que ces païens appelaient le Porphyrion si ceux-ci venaient à lui refuser un adieu.

« Je ne crois pas être d’humeur à combler votre curiosité. » Le ton était toujours sec mais moins empreint de colère. « A quoi bon ? Vu que Tyra vient de m’imposer le silence. » Détachant enfin sa vue de l’horizon, ses yeux rougies vinrent un instant croiser le regard de l’Arétan avant d’attraper sa coupe vide d’un geste vif.

« Du vin ? » Proposa-t-elle, laissant couler le liquide rougeâtre jusqu’à en faire déborder son gobelet, servant à la même occasion l’homme sans attendre de réponse. D’un bras toujours rougit par ses mauvais et brûlants exploits, elle le lui tendit, toisant par la même occasion celui qui se prétendait être ami de l’homme qu’elle était venu conquérir.

« Néanmoins, si moi je ne puis répondre à votre question, vous pouvez peut-être répondre à la mienne. » Ses pas la menèrent au fond de la pièce, à la recherche d’un peu de pénombre. « De quelle guerre parlez-vous ? De celle qui tend à se terminer au Médian ? De celle qui s’apprête à éclater en Ydril ? Ou de celle qui vous attends, une fois le Royaume pacifié et le Roy de retour en sa Cité ? J’imagine déjà tous ces charognards lister, exposer et juger les moindres décisions de Cléophas... Et bien évidemment, peu seront ceux qui auront assez de couilles pour le soutenir face à une majorité qui verront en sa perte une opportunité de s’accaparer la régence. » Elle fit une pause, laissant échapper un long soupire avant d’avaler l’intégralité de sa coupe, déposant ensuite celle-ci bruyamment sur la table.

« Sachez que vos paroles ne seront pas oubliées, j’ose donc espérer qu’une fois ce jour venu, je pourrais vous compter à mes côtés lorsqu’il sera nécessaire de défendre l’homme… qu’il était. »

Elle commence doucement à me gonfler, cette morue, songeait Roderik tout en se gratouillant distraitement le menton tandis que la comtesse se servait du pichet de vin sans y avoir été invitée. Par les Cinq, en plus d'être acâriatre, elle se croit chez elle. Et la dame de se draper des atours de gardienne de l'honneur de feu le Régent, comme si elle était la seule à l'avoir défendu de tout temps. Lorsqu'elle proposa à Roderik un peu de vin - son vin - et le félicita de sa loyauté pour leur « ami commun », il eut l'impression d'être pris pour un bon petit chien à qui l'on jetait un os. Eh ! c'est qu'il finirait par la mordre, si elle continuait à l'insulter de la sorte. Sans nul doute, elle devait croire que ses paroles le flattaient ; mais Roderik n'était dupe de rien.

« Cléophas serait touché de votre sollicitude », répondit-il lorsqu'elle eut enfin décidé de se taire pour étancher sa soif de vinasse. Il se redressa légèrement dans son fauteuil. Le ton était calme, mais sur son front une veine palpitait de colère contenue. « Peut-être l'aurait-il été davantage encore si vous lui aviez témoigné votre soutien de son vivant. »

Et toc, remonte ton slibard Lothar. Sur cette pique à peine voilée, Roderik se fendit d'un sourire, mais son regard ne transpirait aucune chaleur. De quelle loyauté avait fait preuve cette ribaude lorsqu'elle avait mis « leur » ami Cléophas au pied du mur, lui réclamant pour Sybrondil d'être libérée de ses devoirs envers Soltariel ? Si Cléophas avait accepté, c'eut été une guerre de plus assurée, et d'aucuns en auraient jugé Cléophas responsable. Non, pour autant que Roderik le sache, il n'y avait jamais eu une once d'entente entre Cléophas et elle sur le plan diplomatique.
Mais peut-être n'était-il pas question de diplomatie. Peut-être en est-elle amoureuse, pensa un bref instant Roderik, ce qui lui arracha un rictus ; mais il oublia bien vite cette plaisanterie, car c'était absurde, et surtout parce qu'elle était irrespectueuse pour le pauvre Cléophas, que les dieux lui pardonnent.

Les mots furent tranchants au point de venir saigner son cœur que davantage. Sa première réaction aura été de tourner vivement la tête vers son agresseur, les lippes serrées tout en affichant un air de colère. Mais aucun mot pour exprimer cet état n’arriva à être prononcé, car quoi qu’elle aurait pu dire pour sa défense, cela ne la rendait pas moins coupable. Et faire ainsi face à l’indéniable vérité l’avait fait chuter de haut, de très haut.

La comtesse attrapa une chaise et vint se poser en face du chancelier, sans un mot, le regard baissé voir fuyant, une nouvelle coupe de vin remplie à la main. Son silence fut long, très long, extrêmement long car la culpabilité ne cessait de l’envahir et cela pouvait aisément se lire sur les traits de son visage, qui s’étaient adoucis pour laisser place au doute et au remord. Ce n’est que lorsque son propre mutisme devint plus pesant encore que le silence du nordien qu’elle se permit enfin d’avouer ses fautes, aussi difficile cela lui était-il.

« Vous avez raison. » commença-t-elle, sur un ton d’un calme et d’une douceur qu’on lui connaissait que très rarement. « Jusqu’à présent, je me refusais de le croiser trop souvent… Par peur et par pur égoïsme sans aucun doute. Et la seule fois où j’ai réussi l’exploit de me tenir devant lui, sans flancher, ce n’était que lorsque la colère et la haine envers Soltariel m’avait apporté suffisamment de courage pour le faire. » Victoria fit une légère pause, prenant le temps de boire davantage avant de laisser son regard se perdre à la vue de ce liquide rougeâtre qui semblait apaiser ses peines. « Vous savez, je pense que nous avons tous, un jour ou l’autre, regretté certaines de nos décisions ou regretté notre comportement vis-à-vis de quelqu’un qui nous cher. Ce sont ces mêmes regrets, qui cette fois-ci me donna assez de courage pour me retrouver ici. Mais il s’avère, malheureusement, qu’il soit trop tard pour me faire pardonner… »

Maintenant que tout était dit, sa présence ici n’avait plus lieu d’être. C’est donc déterminé à quitter ce château que Victoria se leva, replaça convenablement la chaise, puis se tourna enfin pour croiser le regard de celui qui restera, sans nul doute, à jamais gravé dans sa mémoire comme étant le mur qu’elle venait de prendre en pleine face. « Je n’ai dorénavant plus à vous imposer ma présence. » Blessée, elle l'était et le serait encore pendant un très long moment.

Quoique sa mère fut décédée très tôt, que sa soeur fut un véritable garçon manqué et que ses deux mariages aient été de retentissants échecs sur le plan sentimental, Roderik éprouvait la solide certitude de tout comprendre des femmes. Il les savait capricieuses et redoutablement manipulatrices, et il se défiait comme de la peste de celles qui avaient du pouvoir ; mais qu'une femme vienne à larmoyer devant lui et il devenait toute chose, attendri par les émois mélancoliques du beau sexe. Il n'en fallut pas moins pour qu'il réalise quel rustre sans coeur il était, que de la sermonner ainsi alors que la pauvresse était si fragile, esclave qu'elle était de ses sentiments ! Pis, elle le ramenait face à ses propres manquements : n'avait-il pas lui-même manqué, par ses actes, à la parole qu'il avait donnée à Maélyne de Lourmel, la seule femme qu'il eut jamais véritablement aimée ?
Par les foudres d'Arcam, elle l'aimait vraiment, comprit-il enfin, sidéré par cette découverte. Mais comment se pouvait-il ? Elle était jeune et belle, et Cléophas était vieux et... et il avait un bras complètement pourri, et passait déjà la moitié de son temps au lit avant de rendre son ultime soupir. Peut-être l'avait-elle connu en des temps plus cléments, et en gardait-elle un souvenir intact qui avait résisté à l'épreuve du temps. L'amour qui dure le plus longtemps est bien souvent celui que l'on doit garder caché, que l'on ne peut assouvir, que l'on ne peut apaiser...

« Vous l'aimiez », souffla-t-il alors que la comtesse lui faisait face et s'apprêtait à prendre la porte. Il aurait voulu comprendre, car il ne parvenait pas à se figurer un couple plus mal assorti ; alors seul lui échappa, avec un complet manque de tact, le mot : « pourquoi ? »

Ce mot, aussi simple soit-il, résonna bon nombre de fois dans son esprit, tintant comme la plus haute des cloches Sybronds. Pourquoi ? Une question fort limpide mais extrêmement complexe pour la jeune femme. Connaissait-elle seulement la réponse ? Visiblement, pas vraiment. Après tout, jamais ne s’était-elle intéressée à la provenance de ses sentiments. Non, à vrai dire, cela s’est fait tout seul, alors qu’elle était encore une insouciante jeune femme sans l’ombre d’une responsabilité au tableau, logeant au palais de Soltariel, auprès de Feu son frère le Duc. Cléophas était arrivé un jour, avec le Roy, après avoir fuit la cité Royale de Diantra, et il n’a fallu qu’un seul regard pour qu’elle succombe à jamais à cet homme qu’elle idolâtrait certainement beaucoup trop.

« Je conçois aisément que cela peut vous paraître absurde que je tienne de tels sentiments à son égard. Sans doute votre regard d’homme influence-t-il votre opinion mais je peux vous assurer que Cléophas était loin de laisser nombre de femme indifférentes. » Souffla-t-elle entre ses dents, laissant une pointe de jalousie transparaitre à travers ses mots. « Je dois dire que cela s’est fait ainsi. Il est un jour arrivé dans ma vie et depuis, il n’a cessé d’en faire partie. Vous expliquer pourquoi… serait sans aucun doute trop long et trop barbant à écouter, et je ne souhaites point accaparer le chancelier occupé que vous êtes, encore moins pour de tels sujets. » Elle s’arrêta là, espérant avoir suffisamment fait comprendre à l’Arétan que la discussion devenait un temps soit peu pesante pour la femme brisée qu'elle était maintenant. Toutefois, même si la politesse lui avait fait défaut au début de leur rencontre, Victoria se devait dorénavant de ne pas aggraver son cas. « Avez-vous d’autres questions, Messire ? »

C'était gênant.

On dit qu'il est touchant d'entendre une femme parler d'amour. Sans doute dans les contes, où les divagations de l'imaginaire sont plus permissives. Mais à présent que Victoria, une femme jeune et de belle naissance, qui n'était pas mariée, s'épanchait sur les sentiments qu'elle éprouvait pour un homme plus âgé, Roderik trouvait tout à coup ses confidences fort impudiques. Il regretta de l'avoir interrogée sur ce point : il était bien conscient que c'était sa faute, mais tout de même ! Oui, tout de même, elle aurait pu avoir la décence de ne pas lui répondre. C'est qu'on ne parlait pas là de sentiments bénis des dieux, mais d'amour caché, de désir même. De sexe, pensa Roderik, horrifié. Jamais il ne se serait permis de parler à quiconque, encore moins à une inconnue, de ses propres sentiments pour Maélyne de Lourmel. Ce que l'on tient caché des dieux, il le faut également tenir caché des hommes.

Bah ! Après tout, ne nous étonnons de rien : nous sommes dans le Sud.

Ce petit intermède sentimental avait au moins eu le mérite de rendre la comtesse un brin plus affable. Roderik remarqua qu'elle s'était mise à lui donner du « Chancelier », et il lui revint à l'esprit qu'après leur entrée en matière expéditive, ils n'avaient même pas fait les présentations. Qu'elle ait compris qu'il n'était pas le type qui balayait le rempart sud était un signe certain d'intelligence, et il en prit bonne note. Cela montrait aussi qu'elle se renseignait un minimum avant de mettre les pieds quelque part, bien que ses renseignements fussent incomplets - elle s'était tout de même précipitée tête baissée pour chercher Cléophas en un lieu où il n'était pas.

Lorsqu'elle lui demanda s'il avait d'autres questions, Roderik se leva sans un mot. Victoria dut croire qu'il mettait fin à leur entretien ; au lieu de ça, il avança vers elle et, sans façons, prit les mains de la comtesse. Elle avait des doigts fins, délicats au toucher, et ses mains semblaient infiniment petites entre les siennes. Il était assez proche d'elle pour sentir la fragrance délicate de son parfum. Il reprit la parole avant qu'elle n'ait eu le temps de lui coller une gifle.

« Êtes-vous pieuse, comtesse ? » demanda-t-il de manière totalement impromptue ; qu'importe si la question était personnelle, ça l'était certainement bien moins que ce qu'elle lui avait déjà confié. « Avant de veiller au respect de sa mémoire parmi les vivants, nous devons avoir à cœur la tranquillité de son âme. Les rites mervalois pourraient irriter la Déesse Noire ; nos prières ne seront pas de trop pour l'inciter à traiter Cléophas avec égards. »

Il ferma les yeux et adressa à haute voix la prière.

« Ô Tyra, mère des profondeurs,
Toi, reine des eaux éternelles,
Pour Cléophas entend notre appel,
Toi qui fit jaillir les mers pour éloigner le Chasseur.

Car de ses enfants Néera te promit les mânes,
Il s'en vient ce jour vers son dernier repos,
En ton royaume jouir de la quiétude des eaux,
Entends ce jour nos prières, ouvre-lui ta demeure océane. »

Aussi loin qu’elle s’en souvienne, jamais un homme ne l’avait touchée. Du moins, aucun n’avait réellement osé. Oui, elle fut enlacée, et ce plus d’une fois, mais par son père ou ses frères. Là, l’enlacement n’était pas de rigueur, mais la jeune femme le vivait tout comme. Aussi proche soit-il -et ce, beaucoup trop à son goût- rien ne lui donnait le droit à un tel geste, aussi innocent fut-il. Malin qu’il était de ne point lui laisser le temps de réagir, enchaînement tout de suite par une prière au nom de son bien aimé. Qu’il était vil de lui couper ainsi l’herbe sous le pied en s’engagent sur un sujet qui lui tenait tant à cœur. Jamais n’aurait-elle osé l’interrompre, de peur de froisser la voilée, de peur de voir son éternel amour voguer entre la vie et la mort, rejeté par celle qui se serait offusquée à cause de ces maudits rites Mervallois mais également à cause d’une prière non terminée.

Fort heureusement -pour Victoria, moins pour Roderik- l’appel ne s’éternisa pas. Il aurait mieux valu pour lui qu’il dure une éternité. Car oui, maintenant que les mots sacrés furent prononcés, plus rien ne pouvait la retenir. C’est un regard extrêmement noir qu’il put croiser lorsque ses pupilles se rouvrirent et cette fois-ci, c’était à elle de réagir la première en diffusant une forte chaleur au travers de ses doigts; brûlant ainsi légèrement les paumes du chancelier. La brûlure n’était point intense mais pouvait aisément être comparé au contact trop rapproché d’une vive flamme. Maintenant la torride caresse, Victoria prit la parole sur un ton aussi sec que possible : « Je suis extrêmement pieuse, Messire. Mais à l’avenir, tâchez de demander permission avant de me toucher. » Rompant alors le lien d’un geste vif et brusque, la Sybronde fit quelques pas en arrière pour s’éloigner de l’Arétan.

HRP:

Roderik poussa un hurlement aigû. Beaucoup trop aigû.

C'est que la brûlure, outre la douleur qui l'accompagnait, fut soudaine, inattendue. Comment de si petites mains pouvaient-elles s'avérer si menaçantes ? Sitôt qu'elle eut relâché sa poigne, Roderik retira les siennes et contempla, incrédule, ses paumes rougies. De ses yeux ronds, son regard oscilla entre ses mains endolories et la pudibonde comtesse. N'eut-elle reculé de quelques pas qu'il l'aurait giflée.

« Foutre-Néera, mais vous êtes malade ! » s'écria-t-il lorsqu'il eut retrouvé le sens de la parole. « Vous êtes une véritable p... »

La porte du salon s'ouvrit à la volée, interrompant le Chancelier dans son élan. Un valet, alerté par les cris de Roderik, s'était empressé de venir voir ce qui se tramait, le croyant sans doute en danger - Roderik nota que si cela avait vraiment été le cas, Victoria aurait eu tout le temps de lui faire frire les mains jusqu'à ce que ses doigts deviennent des saucisses, mais l'intention restait bonne.

« Pardonnez-moi, est-ce que tout va b...
- Oui, oui, fichez le camp ! » grogna Roderik, et le valet s'en alla sans demander son reste. Avisant la comtesse, Roderik foudroya la jeune femme du regard et ajouta : « je pense que nous en avons terminé, Madame. Permettez que je ne vous raccompagne pas. »

Bon sang, mais c’est une vraie femmelette ! Est-ce donc à cela que ressemble ces terribles nordiens ? Pensa-t-elle, incrédule mais également extrêmement amusée de la situation. Victoria s’imaginait déjà les armées du nord combattre équipées de jupes et de corsages mais malgré la scène plutôt loquace, aucun sourire ne vint orner son visage, et pour cause ; il l’avait touché mais était également sur le point de l’insulter si un serviteur n’était pas apparu au moment opportun.

La Sybronde n’hésita pas à se resservir une dernière coupe pendant que la chancelière -du Roy, pas d'Allemagne- s’occupait de faire dégager l’intrus. Buvant un coup, ses pas la menèrent dorénavant vers la sortie qu’elle aurait dû emprunter bien plus tôt. Néanmoins, Victoria ne put s’empêcher de lâcher : « Une véritable perle, n’est-ce pas ? » sur un ton des plus léger lorsqu’elle passa à hauteur de la jolie brune qu'il était. « Rassurez-vous. Un peu de Terrefeuille broyée en pommade et d’ici demain, vous n’aurez plus rien. Par contre, pour votre voix, je n'ai malheureusement aucun remède à vous conseiller. »

Fin de la conversation. La Comtesse quitta la pièce, regagna son carrosse et s’en alla vers le port de Pharembourg, en quête d’un bateau pour Merval.