[Solo] À tes heures perdues

Fävrius, quelques temps avant le Haut-Conseil
Quartiers des artisans d’Alëandir

La date du Haut-Conseil approchait à grands pas, et avec celle de ton départ de la Cité Première.
Mais il fallait quand même se le dire : chaque seconde à attendre qu’elle vienne sans ni un poids à la main ni une stratégie en tête, loin de tes hommes, loin de ta fiancée et loin de tes responsabilités te paraissait un merveilleux gâchis. Seulement tu ne pouvais ni passer ton temps à t’exercer, ni sans arrêt interférer avec les plans d’une milice qui n’était pas la tienne. Chose surprenante, ton corps et ton esprit avaient parfois besoin de récupérer ; et quant à la hiérarchie militaire Lëandrine, elle fonctionnait bien mieux en t’ayant pour simple informateur.

Alors ces heures creuses, tu les occupais comme tu le pouvais. Tu errais de la bibliothèque de l’Académie à l’amphithéâtre, t’autorisais un verre à l’occasion, mais surtout, ce fut l’occasion pour toi de renouer avec un talent qui n’avait depuis longtemps été fait qu’outil au service de ta profession. Voilà de longues années que tes dessins, en dehors de l’occasionnelle robe griffonnée dans un coin de papier, n’avaient plus été qu’armes, armures, cartes et portraits-robot.
Tu ne t’en rends compte que maintenant, toi qui pourtant depuis la fin de ton adolescence compliquée t’était pris de passion pour l’habillement et la création textile, toi qui y avait trouvé là l’une de tes plus grandes motivations à continuer le dessin… même pour les tenues de ton mariage, tu avais fait les choses à la va-vite, sans prendre le temps de véritablement apprécier tes propres œuvres. Tu avais le temps à l’époque déjà, mais tu étais trop pressé. Aujourd’hui que l’ennui accablait tes milieux de journée, pourquoi ne pas en profiter ?

Tu étais à Alëandir après tout, et s’il y avait bien une chose que tu applaudirais d’Alëandir qui manquait dans ta Cité d’appartenance, c’est son goût pour l’extravagance. En cela elle te rappelait Lanthaloran, ta véritable Cité-Mère, qui contrairement à sa rigide jumelle cultivait l’expérimentation, à la science comme à l’art.
Seconde réalisation. Voilà plus d’une décennie qu’en dehors des tiennes et de celles de ta famille, les vêtements typiques de Lanthaloran, ceux dont les coupes comme celles Daranovanes flattaient la carrure en faisaient la silhouette athlétique, mais dont les ornements, les motifs et les frasques étaient presque aussi recherchés que les excentricités Lëandrines, ils avaient disparu de ton paysage…

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Tu soupires de satisfaction, et reposes tes crayons sur un coin de la table. D’un côté, il y avait des ébauches de portraits, caricatures de quelques-uns des elfes ayant eu le malheur de traverser ton champ de vision alors que tu t’oubliais à ton art. D’un autre, il y avait la pièce qui t’avait pris le plus de temps à réaliser, dessin de précision de ce que tu voyais, depuis ton assise, de cette salle de la bibliothèque. Et entre les deux, il y avait des motifs abstraits, aux tracés d’une grande précision.
Nul besoin de dire que des trois œuvres, ce fut cette dernière celle dont tu étais le plus fier. Ce fut d’ailleurs des trois œuvres la seule que tu emportas avec toi au sortir des lieux, quand les autres furent laissées au lieu de leur réalisation, libres d’être appréciées par qui voudrait bien d’elles.

Tes motifs au contraire, tu comptais les emmener à qui saurait les apprécier.
Et que Daranovar et Lanthaloran t’en pardonnent, c’est à tes yeux une Lëandrine la plus à-même de te proposer son expertise.
Peu d’elfes avaient la main et l’œil aussi précis qu’Edraelä Kienlendar.

- Alors, qu’est-ce que tu en dis ?

Une moue dubitative barra le visage de la tisserande alors qu’elle parcourait une nouvelle fois tes dessins des yeux, en retraçait du bout des doigts les plus complexes arabesques. Parfois elle hocherait de la tête et laisserait échapper un soupir impressionné, d’autre fois elle claquerait de la langue avec une feinte frustration, comme n’importe quelle professionnelle ne se surveillant pas plus que de rigueur le ferait devant le travail d’un amateur.

- Tu tiens quelque chose sur ceux-là. Le motif est très beau, et il ne m’a pas l’air bien difficile à adapter. elle te jette un coup d’œil complice Tu t’es surpassé pour celui-ci par contre. J’ai rarement vu un dessin aussi raffiné… mais soyons honnêtes, non seulement il serait très dur à incorporer, mais en plus, je doute qu’il aille à tout le monde.

Son regard accroche le tien, et le redirige vers tes pantalons. Ses sourcils se froncent un instant, et tout d’un coup, elle était de l’autre côté de l’établi à te tourner autour. Et sa démarche claudicante, restes malencontreux d’une récente maladie aurait été la première chose sur laquelle se serait portée ton attention, si la sienne n’était pas à ce point focalisée sur toi.

- C’est bien ce que je me disais… j’étais étonnée d’avoir envie de te dire que c’est probablement le genre de motifs qui n’iraient qu’à des gens de ta carrure… alors que je ne me souvenais pas de toi avec une carrure qui flatterait ce motif.

Les mains de la couturière font une mesure rapide de ton tour de taille, de ta largeur d’épaule et de ton tour de hanche avant qu’elle ne renchérisse.

- Si tu le veux bien, je pense que ce ne serait pas une mauvaise idée de me laisser te refaire quelques vêtements. Je sais que tu aimes tes coupes ajustées mais là certaines de tes anciennes tenues doivent te faire souffrir.

- Je ne te contredirai pas là-dessus. Mais tu sais, il m’en reste largement assez encore à ma taille pour me débrouiller. le coin gauche de tes lèvres se soulève Après, si tu as le temps, je ne suis jamais contre. Tu sais à quel point j’aime ton travail.

- Je sais. elle sourit en retour Et c’est bien pour ça que j’aime bien travailler pour toi. C’est généralement plus amusant de te faire tes tenues à toi qu’à un autre. deux coups de paumes amicaux dans ton dos te dirigent vers l’intérieur de l’atelier Allez, à la mesure mon grand.

C’était toujours ce moment la partie la plus délicate. Le passage à la mesure. Non pas qu’un quelconque excès de pudeur de ta part empêche Edraelä de faire son travail. C’était le contraire plutôt son souci. À trop faire le coq chaque fois qu’il te fallait te déshabiller, tu perdais du temps, et le temps, c’était import….

- Tiens, qu’est-ce que c’est ça, c’est nouveau ?

- Ah, ça… oui effectivement. C’est une idée toute récente avec laquelle un ami à Daranovar m’a aidé.

- Alors… si je ne m’abuse, c’est beaucoup de laine… un peu

- De coton.

- Et…

- Du lin. La laine rend le tissu un peu plus élastique, et le lin et le coton le rendent plus respirable. Tu sais comment je porte mes pantalons tu ris c’est toujours tout un problème de réarranger des braies en dessous, mais avec ça je n’ai pas de question à me poser… et puis tu continues un ton plus bas, les yeux descendant timidement ça m’évite à mon... de…

- Ne t’inquiètes pas j’avais déjà compris !

Un fou-rire comme ils t’avaient manqué vous prit la tailleuse et toi au même moment, et se maintint bien trop longtemps au goût de vos abdominaux. Les larmes vous coulaient encore lorsqu’enfin elle se saisit de son mètre et commença à actualiser tes mensurations.
Une fois remis tous les deux au travail, et une fois relancés dans vos visions respectives des futures pièces qui sortiraient de l’atelier, vous auriez juré cette fois que le temps s’était lancé au galop. Le soir arriva bien plus vite que vous ne l’attendiez, et quand pour toi le soir était synonyme de reprise de l’entraînement, vous vous retrouviez forcés de vous séparer pour le reste de cette journée.

- Je pense travailler au passage sur ton idée de… comment tu appelles ça ? Des sous-collants ?

- En réalité, je n’y avait jamais réfléchi. Pour l’instant, à défaut de mieux, sous-collants me paraît approprié. Ce sont juste des collants miniature à mettre sous des collants après tout.

- Allez, on trouvera mieux plus tard. Je te libère. Et essaie de ne pas changer de taille d’ici à ce que j’aie terminé tes vêtements !

- Ha ! tu partages un clin d’œil complice sur le départ Je ne garantis rien !

- Ce serait malvenu de réquisitionner une place de représentation pour ça je pense. Ce sont les tailleurs eux-mêmes et les elfes pensant à leurs prochains vêtements.

- Notre cher Artiön serait-il soudainement frappé par la pudeur ?

- Il m’arrive parfois de réfléchir au socialement acceptable, madame. Parfois.


Vous riez tous les deux, les mains voguant entre croquis et maquettes. Par-là, une représentation miniature de la place Tyral, couverte de banderoles, gisait, renversée. Par ici, des cartes du quartier des artisans marquées de dizaines de points d’intérêt se battaient en duel avec celles, repeintes de la même manière, du Teluïme.

- Tu as raison. Voyons les choses à notre échelle. Edraelä fronce les sourcils En s’arrangeant avec les teinturiers et les cordonniers, il devrait y avoir moyen de relier les ateliers et les échoppes sur plusieurs centaines de mètres. Avec un peu de chance, ils auront des nouveautés à présenter eux aussi, et ce pourrait être l’occasion d’une journée découverte utile à tout le monde.

- D’ailleurs, ce pourrait même être l’occasion de collaborer entre artisans pour associer vos différents styles et découvrir ce que peuvent vous apporter les autres. tes doigts se saisissent de ton menton Je sais par exemple que tu es habituée à fonctionner avec les teinturiers et les joailliers, mais à côté je doute que tu n’entretiennes grand-chose comme relations artistiques avec les sculpteurs d’à côté.

- À moins de s’accorder quelques mois de délais, je doute que l’on ait le temps de présenter des projets communs dignes de ce nom. Mais je vois ce que tu veux dire. Au pire, l’expérience aurait au moins le mérite de nous forcer à jeter un œil sur ce que font les autres. Et les projets viendraient plus facilement ensuite.

- Maintenant, il faudrait aussi savoir comment attirer les intéressés.

- Ne t’inquiète pas pour ça. Il y a largement assez d’elfes qui traversent le quartier chaque jour.

- Alors il faudra s’occuper de les garder intéressés.

Le changement, aussi inoffensif qu’il puisse être, fait peur à ton peuple. Pour l’embrasser, il faut qu’il puisse s’en amuser. Que la curiosité dépasse la prévoyance, et une fois que la nouveauté aurait eu sa chance, fort est à parier qu’ils aient du mal à l’abandonner. C’est à des elfes que l’on parlait de confort après tout, et à des Lëandrins que l’on parlait de style. La musique adoucirait les mœurs, le spectacle ferait tomber la pudeur, et au sein de l’ambiance que s’appliqueraient à tisser les artistes, peut-être que tu trouverais finalement autre chose à offrir que ta protection en tant que guerrier aux Cités d’Anaëh.