Palais de Milynéa | Bientôt le bord de mer [elfes du Voyage]

Fin de la 3e ennéade de Karfias
17e année du Onzième Cycle
Palais de Milynéa - Matin

T’extirper de votre chambre au petit matin. Traverser les couloirs sans fin du Palais de la Princesse-Marchande jusqu’à trouver un havre de paix. Toujours le même. Toujours ce petit jardin intérieur, te protégeant de l’insupportable effervescence des esclaves auroraux. Lever le menton. Bomber ton torse nu. Tendre tes paumes vers des frères invisibles. Prier. Prier que tout, à défaut de se dérouler comme prévu se déroule bien. Prier que vous voyiez le lendemain. Prier que l’Œuvre, quoi qu’il arrive, ne ressorte jamais que plus forte. Et puis expier. Expier les tensions accumulées au cours de nuits difficiles. Goutte après goutte. Râle après râle. Les douleurs du corps guérissent plus vite que celles de l’esprit. Ce que sue ton corps ce sont les larmes que tu n’auras jamais à pleurer. T’exercer te rappelle ta robustesse. Ta robustesse te rappelle ta force. Ta force nourrit ton assurance. Ton assurance t’est source de fierté. Assurance et fierté chassent tes doutes.

Humer avec bonheur d’apaisantes essences. Te glisser dans l’eau pour y perdre connaissance. Ouvrir le dos pour y accueillir ses mains. Lui offrir ta peau pour que les huiles y fassent leur chemin. Penser des choses inconséquentes, penser des choses vaines, penser des choses qui ne te concernent que toi. Comme il y a longtemps que tu n’as plus porté d’écarteur. Comme les cheveux entre tes omoplates te rappellent qu’ils n’ont jamais été aussi longs. Comme tes pieds sont ceux de ton père…
Sortir de l’antre de Galamdir. Manger un bout. Ainsi se terminait ton rituel. Avant.  Aujourd’hui il est une étape de plus qui t’est imposée, et à laquelle tu t’obliges avec une joie douce-amère. Frapper aux portes de la chambre des filles. Attendre qu’une grande brune à la mine patibulaire t’ouvre la porte et te fasse remarquer que même levé depuis longtemps, tu n’étais pas plus habillé qu’elles. Attendre qu’une grande blonde à la mine figée dans une agréable bonne humeur choisisse quelle serait la triste comparaison qu’elle infligerait à ta crinière humide. Rendre des salutations amusées à tes deux sœurs d’armes, alors que tu t’approchais des deux nouvelles venues.

La peau d’or pâle qui t’avait en partie valu le surnom d’Elnoruì – cadeau de ton épouse – ravivée par les soins de Galamdir, tout comme l’était ta crinière, dont le blond clair humide reflétait les premiers rayons du soleil te faisaient paradoxalement le visage bien plus affable qu’il ne l’était en Anaëh. Et parce que c’était là l’une des rares joies de ton séjour à Thaar, tu en jouais autant que tu le pouvais. Un sourire. Un voix posée et imposée comme le serait celle d’un père aimant. Quelques mots que tu adressais chaque matin à Miresgal.

- Comment a été la nuit ?

Et tu savais que la nuit avait été difficile. Tu savais que si l’Ornedhelle n’osait pas le dire, les miliciennes avoueraient Ciriyë n’avoir que trop peu dormi une fois encore. Mais tu espérais, pour que tous les autres espèrent avec toi. Aussi étrange qu’elle puisse être, vous espériez que la jeune Anedhelle comprenne que vous vous inquiétiez pour elle, et qu’en retour, elle finisse un jour par en être véritablement touchée.

Notice:

Miresgal accueillit la question de Noruì avec un sourire teinté d'un brin de tristesse. De même qu'elle savait qu'Aegden avait emprunté une autre identité le temps de son séjour en Ithri'Vaan, elle se doutait que cet elfe gigantesque n'était pas non plus ce qu'il prétendait. A la façon dont les autres interagissaient avec lui, il était évident que c'était lui qui commandait. Aussi, elle faisait preuve de respect, en plus de la gratitude qu'elle leur devait à tous pour avoir accepté le plus volontiers du monde de les ramener toutes les deux en Anaëh.
Si la jeune Noss était heureuse de se retrouver parmi les anedhels et de parler à nouveau sa langue natale, elle n'en demeurait pas moins inquiète pour Ciryië. Elle était agréablement surprise de constater qu'elle ne faisait preuve que de très peu de méfiance envers les Taledhels, cependant elle avait recommencé à faire des cauchemars. Si la petite elfe dormait déjà peu d'ordinaire, les choses n'allaient pas en s'améliorant au fil des jours. Elle voulait rentrer, oui, mais cela lui faisait aussi très peur et Miresgal avait toutes les peines de monde à comprendre pourquoi. Elle parlait trop mal olyian... Alors, quand Noruì lui avait posé la question, elle n'avait pas grand chose de plus à lui apprendre.

-Il est toujours aussi étrange de se réveiller et de voir un visage penché au-dessus du sien... Dit-elle d'une voix monocorde avant de continuer sur un point qui l'inquiétait davantage. Cela fait deux nuits qu'elle se réveille en sursaut au point de me réveiller aussi. Cette fois, elle a appelé un certain Neraën dans son sommeil. Ce doit être le seul mot de notre langue qu'elle sait prononcer correctement. Exagéra-t-elle.
-Pourquoi parles-tu de Neraën ?

Miresgal se retourna, surprise. Si Ciryië ne comprenait pas l'elfique, elle avait été capable de reconnaître ce prénom au milieu d'une phrase. C'était dire l'importance qu'elle devait lui accorder.
La petite elfe était toujours sur son lit, assise en tailleur. Vêtue d'une robe de nuit trop grande pour elle, elle observait les deux protagonistes de son air impassible et dénué de toute émotion. Elle ne semblait pas particulièrement fatiguée mais cela faisait peu de temps que ses -courtes- nuits étaient perturbées. Voyant la tenue de Noruì, elle pencha la tête sur le côté.

-Vous ne vous habillez jamais ? Demanda-t-elle le plus sincèrement du monde.

D’entre tous, Miresgal devait être la seule incapable d’associer le nom de Neraën à un visage ; et quant à vous qui en étiez capable, c’est au même Neraën, devenu Telenwë, que vous pensiez. Et l’idée que ce soit cet elfe en particulier qui l’ancre en Anaëh vous arracha tous un même sourire attendri. Deux raisons partagées entre vous trois. Pour peu que le Neraën auquel vous pensiez soit bien le sien, ce serait une providentielle attache une fois dans la forêt. Et pour peu que le Neraën auquel vous pensiez soit bien le sien, que les cercles de fréquentation de la mystérieuse petite elfe devenaient soudainement bien moins discrets que vous ne l’auriez imaginé.
Pour autant à la première question de Ciryië, personne ne répondit immédiatement. Probablement tous trop occupés à lui imaginer une vie sous l’aile du Protecteur d’Eteniril pour construire une réflexion n’allant pas exactement dans ce sens. Ou trop occupés à observer sa manière de se mouvoir et à guetter l’arrivée de la moindre expression sur le visage de celle que vous espériez ne pas être trop profondément brisée. Elle, par contre, semblait préoccupée par des sujets beaucoup moins graves.

Face à la candeur de la question, tes deux sœurs d’armes ne purent s’empêcher de – discrètement était le but, mais en ce jour il ne fut pas atteint – ricaner. Celle qui t’avait ouvert la porte te dévisagea de haut en bas, le sourcil droit bien haut, avant d’y aller du genre de réponses que vous ne lui connaissiez que trop bien.

- Priver son compagnon Rajiv des rayons du soleil serait cruel.

- Quand il est obligé. la plus douce des deux prend la suite entre deux gloussements, dans une langue que peut comprendre Ciryië Sinon tant qu’il peut crâner… mais ne t’inquiètes pas, on ne le comprend pas mieux que toi. C’est probablement une singularité des mâles Daranovans.

Tu soupires, le regard partagé entre l’amusement et l’exaspération. Et plutôt que d’entrer directement dans la danse, tu laisses tes pupilles traîner à la recherche d’un siège, puis tes jambes te traîner jusqu’à un fauteuil non loin du lit de la petite. Tes sœurs d’armes ne tardent pas à t’imiter, l’une ayant rejoint d’un bond le confort de sa couche pour s'y mettre en tailleur, tandis que l’autre s’asseyait jambes croisées sur la commode juste derrière elle.

- Je suis plus à mon aise comme ça. tu ouvres légèrement les bras, feignant l’innocence Alors tant que je peux en profiter… les miliciennes gloussent à nouveau, trop satisfaites de t’avoir forcé à te justifier mais là n’est pas la question ! tu fronces des sourcils faussement sévères vers tes camarades avant de rendre un visage toujours aussi tendre à Ciryië Notre départ est pour bientôt. Dans trois jours au maximum. Je voulais m’assurer que la nuit se soit bien passée, que tu ailles bien, comme chaque matin depuis son arrivée et que tu sois prête à y aller. Miresgal m’a dit que tu appelais Neraën en dormant. ton sourire s’élargit quelques peu Tu devrais bientôt pouvoir le revoir.

Et si elle lui était confiée, il vous faudrait vous assurer qu’une tragédie comme celle qui l’a arrachée à l’Anaëh ne se répète pas. D’une manière ou d’une autre, il vous faudrait la garder d’elle-même le temps qu’elle soit libérée de l’influence de celui qui lui a retiré les dons d’Elenwë et d’Arcamenel.

Macabre observa la scène qui se déroulait devant elle sans une once de réaction, si ce n'était une tête une nouvelle fois inclinée sur la côté alors que l'une des deux elfes lui répondait en Olyian. Elle n'était visiblement pas réceptive à l'humour et ne percevait pas les sous-entendu de ses paroles. Miresgal, quant à elle, suivait les échanges avec quelques difficultés. Si elle commençait à assez bien comprendre cette langue, cela lui demandait encore beaucoup de concentration pour n'entendre et traduire que la moitié des mots dans son esprit. Voyant tout le monde s'asseoir autour de Ciryië, elle les imita et se posa au bout de la couche de sa compagne tandis que celle-ci se trouvait à la tête.

Le dénommé Noruì s'assit près d'elle sous son regard impassible. Contrairement à la Noss qui évitait de trop porter son regard sur lui ou de se concentrer sur son visage, la petite elfe n'était en rien perturbée par sa tenue. Elle n'avait jamais eu à s'encombrer des notions telles que la pudeur et les limites sur ce genre de sujets. Il aurait bien pu être nu qu'elle n'y verrait aucune différence et ne s'en trouverait pas gênée. Et l'inverse était tout aussi vrai.
Le géant lui expliqua alors qu'il était venu aux nouvelles après cette dernière nuit passée avec eux. Elle resta égale à elle-même, jusqu'à ce qu'il prononce le nom de Neraën. Là, elle détourna les yeux pour porter son regard vers le vide. Elle se souvenait parfaitement de son cauchemar, comme à chaque fois qu'elle en faisait un. Et l'idée de le revoir la plongeait dans un méandre d'émotions contradictoires. Elle voulait le revoir, oui... Mais s'il n'y avait que cela.

-J'ai peur de me retrouver face à lui... Avoua-t-elle.

Depuis son arrivée, Ciryië faisait preuve d'une franchise pour le moins surprenante. Elle n'avait montré aucune peur à l'égard des anedhels. Certes, elle n'aimait pas qu'on la touche mais c'était par manque d'habitude. Et si elle préférait toujours les avoir dans son champ de vision plutôt que dans son dos, c'était par réflexe. Elle ne craignait pas qu'ils lui fassent du mal car, après douze ans passés parmi eux, elle avait fini par comprendre qu'ils ne lui feraient pas le moindre mal. C'était l'un des rares éléments de leur culture qu'elle avait fini par intégrer.

-Redites-moi pourquoi on me permet de revenir alors que c'est moi qui suis partie.

Durant les derniers jours, elle avait posé plus d'une fois cette question. Miresgal s'était libérée d'une partie de son traumatisme en parlant de tout ce qu'elle avait enduré et la façon dont elles s'étaient entraidées toutes les deux. Elle devait à Ciryië de ne pas être devenu comme elle, d'avoir toujours sa mémoire, ses émotions et ses valeurs... Et tout cela grâce à un simple nom prononcé entre les barreaux d'une cellule. Puisque la petite elfe ne se montrait pas très loquace, elle n'avait pas non plus hésité à aborder ce qu'elle avait pu voir et comprendre sur ce que la mage des ombres avait subi de son côté, que ce soit lors de sa première capture comme de la seconde. Elle estimait cela nécessaire pour s'assurer qu'elle recevrait les soins appropriés.
Pour Ciryië, partir quand son maître le lui avait demandé avait été normal. Elle aurait même dû le faire dès qu'elle en avait eu l'occasion... Mais Fineldor l'avait convaincue de rester, elle ne se souvenait plus vraiment comment. Sa mémoire était embrouillée. Cependant, elle savait que les elfes n'aimaient pas que l'on quitte leur forêt et elle avait du mal à comprendre ce qui poussait ce groupe à se montrer aussi enclin à la ramener avec eux.

Quelques mots à la fois forts de signification et vides d’expression de la part de Ciryië, et l’humeur à l’instant précédent à la plaisanterie retomba bien vite. Des regards compatissants mais sombres se tournèrent vers celle-qui-semblait-une-enfant, et pour autant que vous vous sentiez coupable d’ainsi l’étouffer de vos yeux, vous ne pouviez que plus vous attrister de constater qu’elle n’en souffrait pas le moins du monde. La petite était à ce point détachée de son centre émotionnel, à ce point détachée de sa personne et des vôtres, qu’il n’y avait finalement plus que la notion de confiance qui vous autorisait à vous lier à elle.
Chaque matin était une constatation forcée de l’état de souffrance dans lequel avait été, et dans lequel était toujours – s’il on pouvait appeler l’apathie une souffrance – celle que l’on surnommait Macabre. Et chaque jour il avait été de votre responsabilité de lui rappeler ce qu’elle était, qui elle était, ce qu’elle représentait, afin qu’au moins de manière intellectuelle, elle comprenne les émotions qui vous poussaient à la tenir auprès de vous.

- Avoir peur est normal. tu souris, te penchant légèrement vers la demoiselle Retrouver ceux auxquels on tient après une absence comme la tienne est toujours effrayant. tu poses tes coudes sur tes genoux Mais tu n’as pas à te blâmer pour tout ce qui est arrivé. Tu es partie parce que tu as été appelée par celui qui t’a élevé. Il a du pouvoir sur toi, et ça tu n’y peux rien. Aujourd’hui tu es avec nous, tu nous as accordé ta confiance et tu as la nôtre, alors il n’est pas question de savoir si tu peux revenir, seulement de savoir si tu le veux.

- Tu mérites de sourire à nouveau. la voix de la tempétueuse brune coule avec une surprenante douceur De retrouver la famille et les amis auxquels on t’a arraché, et de pouvoir pleinement reconnecter avec eux.

- Et puis, quel genre de monstres serions-nous si nous étions prêts à abandonner une sœur confuse juste parce qu’elle s’est perdue ?

Les sourires ne l’atteignent pas comme ils atteindraient n’importe qui d’autre, mais pour autant vous espériez tout de même qu’elle arrive à y accrocher une signification. Qu’elle lie le sourire à la perspective de choses positives, qu’elle lie votre ton de parole à la confiance que vous lui accordez. Qu’elle arrive, tant bien que mal, à se faire une compréhension au moins intellectuelle de l’affection que vous éprouviez pour elle. Qu’elle arrive à mettre une logique derrière la manière qu’avaient les elfes d’Anaëh de se soutenir. Que l’interdépendance, à défaut d’être quelque chose qui lui tient à cœur, lui marque l’esprit. Que le goût de la vie, à défaut d’être engrainé dans son Souffle, le soit dans sa réflexion. Le reste, elle le découvrirait au fur et à mesure de sa guérison. Parce qu’une fois en Anaëh, il vous faudrait absolument travailler à sa guérison. Vous ne pouviez pas la laisser repartir de la même manière.

- Miresgal, je sais que ça peut paraître un peu égoïste, et c’est peut-être un peu injuste de ma part de te demander ça… tu soupires Mais je me disais que… peut-être qu’une fois rentrés en Anaëh ce serait bon pour Ciryië de te savoir proche. tes yeux se tournent un instant vers l’Ombrale avant de revenir vers l’Ornedhelle Après tout ce qu’elle a subi, même si elle semble extérieurement aussi… imperturbable, je ne sais pas ce qu’il pourrait lui arriver si elle venait à perdre une autre de ses ancres.

Dans quel genre de cauchemars sombrerait-elle si on ne faisait que la livrer à l’Anaëh ? Qu’arriverait-il si vous la rendiez sans transition à l’environnement qu’elle semblait se sentir coupable – culpabilité, l’une des rares émotions qu’elle exprimait plus ou moins – d’avoir quitté ?

Ciryië écouta tour à tour les trois taledhels qui l'entouraient, toujours sans afficher la moindre expression. Cependant, plusieurs de leurs paroles la laissèrent songeuse. On ne lui reprochait pas d'avoir répondu à l'appel de son maître, pourtant cela signifiait bien qu'elle était partie de son plein gré ? Tout du moins le pensait-elle ainsi. Et en quoi le fait d'avoir peur de retrouver ceux qu'elle aimait était normal ? L'idée de sourire lui fit baisser les yeux alors qu'elle réalisait qu'elle ne savait pas faire cela. Jamais rien ne lui en avait donné envie. Elle ne savait même pas quelles émotions provoquaient un sourire et elle ne saurait pas les reconnaître de toute façon. C'était une chose que les années passées parmi eux ne lui avait pas apprise...

Assise non loin, Miresgal regardait la petite elfe et se retenait de se rapprocher pour venir lui prendre la main. Si elle l'aurait laissée faire, elle savait que ce contact ne l'aurait pas mise à l'aise pour autant. Alors elle s'empêchait d'agir de la sorte pour ne pas la perturber outre mesure. Dire que la mage des ombres était de trente ans son aînée... Elle avait eu peine à y croire quant elle l'avait appris. Mais la voix de Noruì la tira de ses pensées et elle porta son regard verdoyant sur lui. Si elle s'efforçait de paraître sereine, la demande qu'il formula assombrit ses traits. Elle n'avait qu'une hâte, c'était de retrouver son univers. La forêt, certes, mais son clan surtout. Ciryië vivait en ville et, si elle ne connaissait rien du mode de pensée des anedhels, elle imaginait sans mal qu'elle ne savait pas vivre dans les bois. Elle se tourna vers la petite elfe et les deux s'observèrent quelques instants, l'une n'étant absolument pas consciente de ce qu'il venait de se dire. Finalement, Miresgal soupira et hocha la tête.

-Sans elle, je ne serais pas restée celle que je suis. Je lui dois au moins ça...
-Qu'est-ce qu'il y a ?

La Noss adressa un sourire rassurant à la petite elfe.

-Moi rester avec toi... En Anaëh. Répondit-elle dans la langue la moins dérangeante pour elle parmi les deux que Ciryië pouvait comprendre.
-Pourquoi ?
-Veiller sur toi.

La jeune fille resta silencieuse une seconde, comme perplexe, avant de baisser les yeux.

-Ils ont peur que je refasse du mal autour de moi.
-Mensonge !

La voix de Miresgal avait été plus forte qu'elle ne l'aurait voulu et Ciryië releva un regard presque surpris sur elle mais l'ornedhelle commençait à désespérer de parvenir à la convaincre sur ce point. Seulement les mots lui manquaient pour pouvoir s'exprimer pleinement, d'autant qu'elle ne parlait que par conviction personnelle et n'avait aucune preuve de ce qu'elle avançait. Elle se tourna alors vers les taledhels, les suppliant du regard de l'aider.

-Elle est convaincue d'avoir blessé ceux qui l'on le plus côtoyé en Anaëh mais je suis sûre que c'est le sombre qui lui a mis ça en tête pour l'empêcher d'y retourner. Dès qu'elle essaie de se souvenir vraiment de son séjour parmi vous, elle est prise de violents maux de tête. Elle en souffre alors qu'elle ne craint aucune autre douleur. Il a forcément altéré sa mémoire. Elle n'a jamais rien fait de répréhensible, n'est-ce pas ?

À l’annonce de l’Ornedhelle ton front s’est plissé. Ciryië en était là. Tu le savais pourtant, mais chaque fois que l’on te rappelait cela t’était tout aussi abject. Chaque fois que l’on te rappelait que la petite elfe n’avait pas seulement été conditionnée, mais bel et bien détruite ; chaque fois que l’on te rappelait qu’elle n’avait pas juste besoin de temps pour guérir, mais de véritables soins, l’idée que quelqu’un ait pu infliger cela à une enfant te révulse. Mais qu’y avait-il de bien étonnant à cela ? Les souvenirs d’Haldren étaient jonchés de la cruauté dont faisaient preuve les Drows envers leur propre chair. Tes derniers combats, tu les as livrés pour délivrer un enfant pestiféré, dont on s’était servi comme cobaye espérant qu’il partage son affliction avec des elfes qui inévitablement se sentiraient le devoir de le prendre sous leur aile. Les drows n’avaient pas les moindres limites…

- Tu n’as jamais fait de mal à aucun d’entre nous Ciryië tu essaies de rassurer la jeune elfe et je ne pense pas que tu en fasses un jour. Si Miresgal reste veiller sur toi, c’est parce que l’on veut te protéger toi. ton regard s’attriste quelque peu Pour que tu deviennes celle que tu es, ton maître a dû t’infliger énormément de souffrances, que tu n’es probablement plus capable de ressentir maintenant. Certains de tes souvenirs ne sont pas les tiens, et certains de tes véritables souvenirs t’ont été retirés. tu marques une courte pause Nous voudrions t’offrir la possibilité de retrouver ta propre personne. D’être capable de sourire à nouveau, et de comprendre tes émotions. Seulement, pour ça, tout le mal qu’il t’a été fait, il faudra peut-être que tu le ressentes. Et pour de bon. Si certains de tes souvenirs reviennent, en plus de la douleur, nous avons peur que tu sois perdue. Si Miresgal veille sur toi, c’est pour être sûre qu’il y ait au moins quelqu’un que tu reconnaisse, même au plus fort de la confusion. Quelqu’un qui puisse te tenir la main quand les choses sont difficiles, et en qui tu aies confiance.

Tu oses un sourire, te tentant à briser la lourdeur de l’atmosphère. Tout ça, vous pourriez y penser une prochaine fois après tout. Chaque chose en son temps, pour l’instant il vous fallait préparer votre départ, et pour préparer votre départ, il vous fallait être en forme.

- Mais trêve de lamentations. tu te lèves, avec autant d’énergie que possible Allons déjeûner, ça nous fera du bien. tes yeux sont attirés par les mouvements de tes sœurs d’armes, s’affairant à la recherche de tenues d’intérieur, réalisant au même moment qu’il te faudrait peut-être au moins passer un collant et des guêtres avant d’aller manger En bon seigneur, je vous épargne le vivarium. Je vais passer des collants, je vous rejoins à table.

- Comme si ça allait changer grand-chose la brune roule des yeux

- Miresgal, comme d’habitude,  tu t’occupes d’accompagner Ciryië ?

Sur ces mots tu t’en retournais vers ton dortoir, pour faire juste ce que tu disais que tu ferais, et rêver ce que tu n’avouerais pas devant les autres être ton second repas de la matinée… même s’ils le savaient bien.

Elle n’avait fait de mal à personne ?
Cette idée la troubla. Miresgal avait passé son temps à le lui répéter mais elle n’en savait rien en réalité. Elle lui avait assuré mordicus qu’elle ne s’en prendrait jamais à personne d’elle-même et encore moins gratuitement mais ce n’était que sa propre conviction. L’homme qui se tenait devant elle venait d’Anaëh, c’était un elfes des cités et, de ce qu’elle avait compris, c’était quelqu’un de plus important qu’Aegden. Il savait donc forcément de quoi il parlait lorsqu’il lui assurait que les souvenirs dans lesquels elle blessait ses proches n’étaient que des mensonges. Quelque part, elle le savait mais ils avaient l’air si réels et étaient si bien ancrés en elle…
Lorsque le taledhel se leva, Ciryië ne le regardait plus. Ses yeux légèrement baissés étaient perdus quelque part dans le vide. Tout ce qu’il venait de lui dire tournait dans son esprit. Elle n’avait pas peur de la douleur, du moins pas la douleur physique. Elle ne l’ignorait pas, elle avait tout simplement appris à l’endurer et à la supporter jusqu’à se détacher de cette sensation, comme quelqu’un qui ressentirait des chatouilles mais qui n’y réagirait pas.

Miresgal détourna son regard inquiet de la petite elfe en entendant son prénom. Elle répondit à Noruì d’un hochement de tête et se mit en mouvement à son tour. Ciryië ne comprenait pas pourquoi on tenait à ce qu’elle ait toujours quelqu’un avec elle. Le palais avait beau être grand, elle ne s’y perdrait pas. Malgré cela, elle se pliait à ce qu’on lui demandait. Tant que cela ne la dérangeait pas, elle ne voyait pas de raisons de passer outre les requêtes des elfes.
Les deux anciennes esclaves se vêtirent. La Noss avait demandé à pouvoir piocher dans la garde-robe de ses deux colocataires, préférant ressembler à une taledhelle plutôt qu’à une vaanie. Ce matin-là, elle choisit une robe dans les tons verts et blancs qui lui rappelait Anaëh au printemps. Ciryië, quant à elle, avait récupéré ses vêtements chez Zaahrian. Elle était si petite qu’il avait dû acheter des robes pour adolescentes, ce qui correspondait assez à son physique. Malgré son visage d’enfant, sa silhouette était celle d’une femme avec une taille plus cintrée que le reste du buste et quelques formes discrètes. Mais même ces habits étaient un peu trop larges pour elle tant elle était mince… Ce qui augmentait son apparence chétive et fragile.

Lorsque les quatre femmes furent prêtes, elles se rendirent ensemble à la salle à manger où elles retrouvèrent les hommes qui étaient du voyage. Miresgal adressa un sourire à Aegden pour le saluer. Entre lui qui leur avait offert de rentrer, Noruì qui venait les voir chaque matin et les deux taledhelles dont elle partageait la chambre, elle s’était trouvé bien assez de points d’ancrage depuis son arrivée dans la petite troupe. Ciryië, quant à elle, passa son regard impassible sur les personnes présentes et n’afficha aucune expression, même à l’attention du commandant. N’ayant pas de préférence sur son emplacement, elle laissa la Noss la prendre par la main pour la faire s’asseoir près d’elle.

Le temps de passer des collants, de nouer les lacets de tes poulaines et de ramener tes cheveux en un chignon approximatif, ni plus ni moins, et tu t’étais dirigé vers la cuisine vidée des esclaves qui s’y affairaient habituellement. Seuls restaient de traces d’eux les provisions qu’ils vous laissaient chaque matin pour que vous puissiez préparer votre repas. Pas toutes des produits auxquels vous étiez habitués, du moins toi tu ne l’étais pas, mais au moins des victuailles que tu pouvais plus ou moins arranger en des plats rappelant ceux de votre tradition. Et parfois, comme aujourd’hui, vous aviez droit à la surprise d’une denrée au goût de chez vous. C’est qu’il t’avait manqué le pain de Méroca !
L’odeur de la racine amère était tout ce qu’il te manquait pour terminer de te dessiner le tableau. La forme des ustensiles, l’agencement des lieux, si Milynéa avait abandonné une grande part de vos valeurs lorsqu’elle avait décidé de se faire Thaarie, elle avait pour sûr conservé – peut-être malgré elle – certains des réflexes et habitudes dictés par l’enseignement d’Anaëh. C’est ce qui faisait de ces petit-déjeûners des moments aussi important en réalité. Cette cuisine était comme une minuscule bulle de calme Holimôn au milieu de l’effervescence de l’odieuse Thaar.

Couper le poisson, mélanger les huiles, écraser quelques fruits, y mêler les épices qui paraferaient les sauces, casser les œufs, se laisser bercer par le grésillement des poêles, tu aimais autant cuisiner que tu appréciais la promesse d’un bon repas. Et avant Thaar, voilà longtemps d’ailleurs que tu n’avais pas cuisiné pour d’autres que Kaëlistravaë et toi-même. Pourtant, malgré les remarques sur tes goûts parfois questionnables, partager les quelques simplettes expériences culinaires que tu osais à l’occasion faisait partie de l’un des plaisirs simples de ta vie loin du front. Et ne dit-on pas que l’amour passe par l’estomac ? Si au départ partager ces quelques instants était important pour maintenir les liens de votre groupe, la présence de Miresgal et de Ciryië les avait rendu presque cérémoniels.

Ce n’était pas que cultiver sa confiance en vous. Il s’agissait rétablir chez la petite l’image des repas d’Anaëh.

- Ah ! Ae…ithruïn. tu te rattrapes juste à temps, te rappelant que l’absence d’autres oreilles ne voulait pas dire la fin de votre théâtre Tu tombes à pic. Les autres devraient bientôt arriver. Tu m’aides à mettre la table ?

Ils déversaient leur odeur jusque dans les couloirs adjacents, les plateaux d’omelettes garnies, de poissons et de leurs sauces, de fruits découpés et surtout… le pain de Méroca, arrangés au centre du cercle d’assiettes dans lesquelles se serviraient les affamés. Aujourd’hui, c’était un repas de fête. Votre départ arrivait bientôt.

- N’hésitez pas à vous servir tu lances à tes camarades en les voyant arriver On a du pain de Méroca aujourd’hui !
Sers-toi comme tu veux. tu confies à la mage d’ombre alors que tu termines de remplir le dernier verre d’eau J’espère que ça te plaira.

Et comme un parent fier, tu attendis debout face à la table que toute la maisonnée soit servie avant d’à ton tour prendre place et de te composer une copieuse assiette.

Artiön dans ses collants ( avec lacets anti Yllethil ceux-là ):

Lorsqu’Aegden revint d’une rapide sortie à l’extérieur du palais. Une odeur loin d’être désagréable flottait déjà dans l’air. Lorsqu’il s’approcha de la cuisine du palais de Milynéa, il ne fut bien entendu pas surpris de trouver Artiön affairé aux fourneaux.  De roi, l’elfe était devenu acrobate, et quasiment tous les matins l’acrobate devenait cuisinier. Le reste des elfes pouvait ainsi profiter d'un moment de convivialité proche de ce qui se faisait chez eux. C’était une agréable routine que celle-là, comme un moment de flottement avant le chaos qu’était Thaar.

Aegden afficha un air amusé lorsqu’Artiön manqua d’utiliser son vrai nom. A vrai dire il pouvait comprendre. C’était difficile de tenir ces rôles sans arrêt. Quoi qu’ils en disent, ils n’étaient pas les saltimbanques qu’ils prétendaient être.  Dès qu’ils n’y prêtaient pas attention le naturel revenait au gallo et c’était une épreuve de chaque instant d’éviter une potentielle catastrophe.

Cependant  Pour toute réponse il hocha la tête et entrepris d’aider son camarade. Le grand elfe devait être assez  habitué à ce genre de silence pour ne pas en prendre ombrage.  
Comme celui-ci l’avait dit, le reste du groupe apparu à peine quelques minutes plus tard alors qu’il finissait de déposer les différents plats sur la table.

 Si Miresgal sembla visiblement à l’aise avec les autres, Ciryië semblait aussi inexpressive que dans ses souvenirs. Cela n’empêcha  pas le danseur de la saluer comme les autres. Dans la mesure du possible il ne voulait pas avoir un comportement différent avec les deux rescapées pour leur faire comprendre qu’elles étaient des leurs au même titre que chacun des elfes de la délégation.

-On dirait qu’on a de la chance. Sourit-il comme il souriait rarement alors que tous prenaient place. J’ai l’impression de ne pas en avoir mangé depuis des années.

Cela faisait probablement partie de toutes ces petites choses qui manquaient une fois qu’elles n’étaient plus là. A l’image de tout ce que l’Anaëh avait d’unique.

-Tu pensais qu’on serait si affamé que ça Norui ? Un air amusé s’installa sur son visage, chassant le début de nostalgie, lorsque le géant fut lui aussi attablé. Il désigna les nombreux plats disposés de manière à ce que tout le monde puisse aisément se servir. Ou bien as-tu cuisiné pour le palais entier ? Plaisanta-il

De son côté il se contenterait probablement des fruits et du pain de méroca dont il raffolait particulièrement. Si il ne pouvait pas parler pour les autres, il doutait tout de même que l’une d’entre elle puisse être assez affamée pour engloutir les quantités astronomiques de denrées cuisinées par le daranovan.